Un jour, des années avant que j’intègre l’Observatoire, je me suis faufilé dans les cuisines de notre maison, et j’y ai volé des fraises.
J’en ai fourré dans ma bouche, dans les poches de ma veste, partout où j’arrivais à en dissimuler, avant de rejoindre Hortense dans le jardin où je lui ai montré mon butin. Elle a écarquillé les yeux avant de relever la tête, révélant son large sourire. J’ai posé un doigt sur ma bouche avant de lui faire un clin d’œil. Elle m’a imité avant d’éclater de rire et de prendre une poignée de fraises qu’elle a mâché longuement pour profiter pleinement des saveurs.
Quand nous sommes rentrés, une femme est venue à ma rencontre. Elle était très jeune, peut-être une vingtaine d’années.
Elle m’a giflé. Je ne savais pas qui c’était, mais elle visiblement me connaissait. Elle n’arrêtait pas de dire mon nom tandis qu’elle me criait des choses que je ne saisissait qu’à moitié, mais j’avais compris l’essentiel : c’était à cause des fraises.
Le soir, ma mère s’est plainte de ne pas trouver les fruits qu’elle avait commandés le matin.
Je n’ai jamais revu la jeune femme. Sur le moment je n’ai pas compris pourquoi, mais avec les années, j’avais fini par comprendre. On l’avait renvoyé parce qu’elle n’avait pas réussi à exécuter les tâches dont elle était chargée, et si elle avait échoué c’était à cause de moi.
Ça ne m’a jamais choqué. Les choses sont ainsi dans l’enceinte, et je n’y ai jamais vraiment repensé. Jamais jusqu’à aujourd’hui.
Son visage me fixe à travers le grillage, un sourire narquois sur son visage affamé. Elle a dû perdre 10 bons kilos depuis la dernière fois que je l’ai vu, mais j’en suis sûr, c’est elle, et elle n’est pas venue pour mendier. Elle me fait signe d’approcher, toujours le même sourire accroché sur son visage. Je n’hésite pas une seconde. Aussi fou que cela puisse paraître, j’ai besoin qu’elle me parle. Maddie n’est pas encore arrivée, mais cela ne devrait plus tarder. Je presse le pas.
Les gardes civiles empêchent quiconque de s’approcher à moins de 3 mètres du grillage. Je sors les quelques pièces que l’Observatoire nous a remises pour notre départ, et tente d’expliquer que je souhaite faire la charité pour commencer mon nouveau départ par une bonne action. Après deux minutes d’argumentation, ils finissent par me laisser passer sans pour autant me lâcher de leurs regards froids. Il n’est pas commun de faire l’aumône ici.
Je m’arrête à un peu moins d’un mètre d’elle, de façon à rester hors de portée. Je l’aperçois approcher discrètement sa main de la grille. Je recule brusquement, plutôt effrayé à l’idée de la voir sortir un poignard, mais elle ne fait rien. Son bras s’est figé et ses yeux aussi noirs que du charbon fixent à présent un point derrière moi. Je me retourne et vois les gardes me rejoindre au pas de course, les mains serrées sur leur silahls.
- Monsieur a un problème ?
- Non non, je ne faisais que parler à...
C’est là que je le voie, le petit bout de papier qu’elle sert si fort dans sa main que ses veines semblent être sur le point d’exploser, mais c’est trop tard : elle s’éloigne déjà au pas de course et se perd dans la masse.
- Vous feriez mieux de rejoindre les autres, me dit-il en me guidant d'une main sûre vers le reste de la foule
Il s’agit plus d’un ordre que d’un conseil, mais je ne peux pas vraiment leur en vouloir : voilà sept ans que l’enceinte n’a plus connu de meurtres, et laisser cela se produire sous leurs yeux leur vaudrait sans doutes l’exil voir la peine capitale.
Maddie arrive peu après. La joie de la revoir après toutes ces années efface pendant un court instant toutes les questions qui inondent mon esprit.
Ses cheveux argentés coupés aux épaules et son visage rond et jovial inspirent immédiatement la sympathie. Il y quelque chose de très maternelle chez cette femme à qui a été confié la lourde tâche de nous élever ma sœur et moi.
Ma mère avait refusé d’accorder cette mission à des lunes -les personnes habitant en dehors de l’enceinte- estimant que nous devions être habitués dès notre plus jeune âge aux codes de la société. C’était donc une tante très éloignée en manque de moyen qui avait finalement obtenu le travail.
Nous prenons un glideur pour rentrer.
Maddie n’est pas très bavarde, mais cela me convient très bien. J’ai trop de choses à penser, à comprendre. Le véhicule qui flotte à quelques centimètres du sol fait un bruit blanc apaisant. Je n’ai pas encore réalisé que je ne mettrais plus jamais les pieds à l’Observatoire des Lumières. Les trois dernières heures se rejouent en boucle dans ma tête sans que je n’arrive à saisir quoi que ce soit.
La fille de l’amphithéâtre, la détonation, le papier. Fille, détonation, papier, fille, détonation, papier.
Au fur et à mesure que nous approchons du centre ville, les bâtiments deviennent plus riches et une végétation luxuriante savamment maîtrisée donne au tout un agréable sentiment de fraîcheur. J’aperçois le Viaduc est qui relie l’enceinte avec le reste du monde. Nous nous arrêtons finalement, et Maddie donne quelques pièces au chauffeur qui acquiesce et repart.
Une belle maison de trois étages se dresse au bout de la rue. Des moulures ornent ses fenêtres de style gustavien, mais je n’ai pas un regard pour elles, je n’ai d’yeux que pour l’homme et la femme debout sur le perron. Ma mère me fait un petit signe de la main tandis que mon père ne cesse de sourire. Je n’accélère pas le pas, je veux savourer chaque instant de ces retrouvailles.
Je n’ai jamais été très proche de mes parents, mais chaque pas que je fais vers la maison me rapproche un peu plus de Hortense. Quel âge a-t-elle maintenant ? Elle doit avoir presque douze ans ! C’est probablement mon plus grand regret, de ne pas l’avoir vu grandir. J’en veux à mes parents de ne l’avoir presque jamais emmené lors de la visite annuelle de la famille, mais je connais leurs raisons.
Hortense est différente.
Ça ne m’a jamais dérangé. Dans la belle maison où nous avons grandi, c’est la seule personne dont le sourire soit vrai, dont on entend parfois les éclats de rire raisonner à travers toute la bâtisse, dont le bruit étouffé des pas vont de pièce en pièce, se cachent derrière les épais rideaux de velours verts, la seule personne qui m’écoute.
Ma mère m’a toujours dit qu’elle ne comprend pas ce qu’on lui dit. C’est faux.
Je finis par atteindre le perron. J’étreins brièvement ma mère et accepte qu’elle me remette les cheveux en place avant de me tourner vers mon père qui me met sa main sur mon épaule et me détaille de haut en bas.
- Il n’y a pas à dire, tu as encore grandi.
- Oui. Il faut croire que je ne serai finalement pas si petit, dis-je avec un sourire en coin. Où est-elle ?
- Tu ne perds pas de temps toi ! s’esclaffe-t-il en posant sa main sur son ventre imposant. Je crois qu’elle est à l’étage. Elle dort.
- J’imagine que je ne suis plus à une heure près.
- En effet. Viens plutôt voir notre toute nouvelle télévision !
Nous nous approchons de l’entrée lorsqu’une jeune femme modestement habillée, une broche en forme de lune épinglée sur son torse sors de la maison et s’incline devant ma mère.
- Votre fils a de la visite.
- De qui s’agit-t-il ? demande-t-elle étonnée.
- Mme Renner.
Ma mère ouvre grand ses yeux avant d'afficher un sourire satisfait.
- Merci Dana. Prépare nous le petit salon.
- Bien Madame.
Elle se tourne ensuite vers moi, l'air toujours aussi ravie
- Va te changer, ce n’est pas n’importe qui.
- Inutile Mme Ventura.
Une femme splendide aux cheveux d’un blond éclatant entre dans le hall d’un air pressé.
- Veuillez m’excuser de faire ainsi irruption, continua-t-elle. Je n’ai malheureusement pas plus de dix minutes et, si vous l’acceptez, j’aimerais parler immédiatement à Abel.
- Mais bien sûr Madame. Permettez moi tout de même de vous offrir un café, répondis ma mère.
- Avec plaisir.
Ma mère est une femme avec énormément de fierté. Elle impose le respect par sa simple présence, mais cette femme est encore au dessus : on l’admire. Il en émane une telle impression d’intelligence, de délicatesse mais en même temps de détermination que somptueuse est le seul mot qui me vient à l’esprit pour la décrire.
Mon père s’éclipse rapidement tandis que ma mère nous guide au salon. La petite pièce est décorée avec goût. Deux petits divans de velours bleu se font face, séparés par une table basse moderne en verre sur laquelle nous attendent déjà trois tasses de café fumant. Mme Renner se tourne vers ma mère juste avant de rentrer.
- Accepteriez-vous de nous laisser un instant s’il vous plaît Madame ?
Ma mère acquiesce puis claque des doigts. Dana vient récupérer l’une des tasses et ferme la porte en sortant après une courte révérence. Nous prenons chacun place sur un divan, son pantalon de lin bleu flottant à chaque passage du ventilateur posé dans un coin. Son air est à présent plus grave que celui qu'elle affichait en, présence de ma mère.
- Vous méritez quelques explications il me semble.