3 - Des liens qui les unissent

Deuxième rouleau de Kaecilius

 

Quatre jours avant le mariage

 

Valens s’éclaircit la gorge, respira lentement pour calmer la fébrilité qui avait saisi ses mains, puis sortit afin de mettre un terme à cet esclandre. Je voulus l’arrêter, mais il était déjà trop tard.

Après un instant, trop bref, passé à négocier avec les gardes, il fut de retour. J’essayai de me préparer à la déferlante sur le point d’advenir, mais mes pensées se firent aussitôt brumeuses. La réalité se rappela à moi quand il fit signe à notre visiteur d’entrer. Par mégarde, sa main frôla la soie brillante des robes d’Euphemio. Celui-ci lui adressa un regard peu amène et s’écarta de Valens avec dédain. Depuis notre adolescence, il l’avait toujours traité comme un pestiféré.

« Ton esclave le plus fidèle est venu te voir, maître, me dit Euphemio.

— Sors-le d’ici, fis-je à l’attention de Valens. Je ne veux voir personne. »

À peine avais-je fini ma phrase qu’un torrent de larmes commença de se répandre sur la peau parfaite d’Euphemio, mon ancien esclave. Il s’effondra au pied de ma couche, saisit ma main et pleurnicha, mouillant mes doigts et mes draps. Je jetai un regard, certainement désemparé, à mon cousin, qui voulut relever celui qui demeurait officiellement mon secrétaire particulier, même après que je l’eus affranchi pour l’éloigner de moi. Euphemio poussa un cri et chassa aussitôt les mains de Valens. Penaud, mon cousin fit un pas en arrière et n’osa pas me regarder.

Je soupirai.

« Phemio, dis-je, utilisant le surnom qu’il tenait à ce que j’emploie lorsque je m’adressais à lui en privé, j’ai besoin de calme pour restituer mon spiritus au plus vite. Je t’en prie, laisse-moi tranquille. »

Il releva la tête, et je fus à nouveau frappé par la beauté de son visage. La Grande Impératrice me l’avait offert, en même temps que le Pavillon de la Longévité Tranquille dans lequel nous nous trouvions. Nous avions le même âge, tous deux adolescents. La rumeur à la cour voulait qu’il fût l’esclave le plus beau de l’Empire Sérien. À mes yeux, et à ceux de Valens, il l’était sans le moindre doute. Comme l’avait décidé ma grand-mère, il fut mon premier amant ; je fus son premier amour. Notre liaison charnelle dura plusieurs années, mais ses crises de jalousie, cette obsession malsaine qu’il entretenait pour ma personne, m’obligèrent à m’en séparer. Si je devais en croire ma sœur jumelle et mon ancien mentor, ma personnalité était trop sentimentale. Au lieu de le vendre, j’avais affranchi Euphemio, qui avait insisté pour continuer à gérer mes affaires. Sur le moment, je n’avais eu aucune raison valide de refuser. En quelques années à peine, il était devenu très riche et possédait davantage d’esclaves que moi. On disait même qu’il était un maître exigeant et sévère. Une attitude qui s’évaporait aussitôt qu’il se trouvait en ma présence : nous retrouvions la dynamique qui avait été la nôtre pendant longtemps.

Tu veux dire, mon Prince, qu’il vous arrive encore de coucher ensemble à la première occasion, n’est-ce pas ? Affranchir l’esclave et le garder comme concubin et secrétaire particulier. Ah ! Décidément, l’exploitation ne connaît aucune limite. Dire que je te croyais aussi chaste que la glace…

Mon cœur s’accéléra aussitôt. Je sentis mon sang affluer en direction de mon visage. Je regardai autour de moi, convaincu que le Démon Blanc – car il s’agissait de sa voix sarcastique – se trouvait lui aussi dans la pièce.

Valens s’inquiéta de ma soudaine agitation ; Euphemio poursuivit ses lamentations sans rien remarquer.

Quand les battements de mon cœur se calmèrent, je compris qu’il s’était agi d’une hallucination auditive. Voilà ce qu’il advenait quand on partageait son spiritus avec un esclave afin de lui sauver la vie. Il n’y avait aucun remerciement en retour, juste des critiques sans fin. Si encore il avait été dans la pièce, j’aurais pu le faire fouetter…

Au lieu de maugréer contre moi, occupe-toi plutôt de ce Phemio à la larme facile. Si ta mort est proche, n’est-ce pas là l’occasion de leur montrer à quel point tu es un sage Vertueux ? Quel legs souhaites-tu laisser derrière toi, mon Prince ?   

Aussi déplaisant que ce fût de le reconnaître, la voix du Démon blanc n’avait pas tort. Si ma présence parmi mes contemporains touchait à sa fin, il était important que je prépare mon départ. Tel un acteur sur le point de se retirer pour toujours, ma sortie de scène devait être mémorable. Il était inadmissible que Kaecilius reste à jamais « le chien de l’Empereur » dans la mémoire collective. Ma vie, trop brève, ou plus exactement, ma fin tragique, devait servir d’exemple aux générations futures. J’avais là l’opportunité de montrer comment mourir avec dignité.

« Valens, est-ce que tu peux nous laisser seuls un moment ? Je souhaiterais m’entretenir avec lui brièvement. »

Mon cousin hésita. S’inquiétait-il pour moi ou pour celui qu’il aimait en secret depuis de nombreuses années ? Je lui adressai un pâle sourire pour le rassurer. Il acquiesça finalement, puis sortit dans un bruissement de soie. Quand je l’entendis converser avec les gardes stationnés à l’entrée du Pavillon, je regardai les mains graciles de mon ancien esclave que je finis par envelopper des miennes. Avec tendresse – car si j’avais été dur avec lui, peut-être un peu cruel parfois, il est impossible qu’un maître n’éprouve aucun attachement envers ce qu’il avait un jour possédé. Le visage d’Euphemio trahit aussitôt son émotion. Était-il à ce point facile de l’émouvoir ?

Tu te considères comme un bon maître, sévère, mais juste. Mais si ta sévérité était en réalité une forme de cruauté inutile ? Comme un chat qui joue avec sa proie… Mon Prince, se pourrait-il que tu aies abusé émotionnellement d’Euphemio ? On dit que la glace brûle qui la touche, et davantage encore celui qui est pris d’une fièvre. À sa place, j’aurais préféré m’arracher le cœur plutôt que de t’aimer.

« Phemio », dis-je pour avoir son attention et détourner la mienne de la voix parasitaire de Lao.

Ses yeux troublés quittèrent nos mains pour se poser sur mon visage.

« Phemio… Le temps est venu de nous quitter. Si les rumeurs sont vraies, il ne me reste plus beaucoup de jours.

— Je plongerai la lame dans mon sein dès que tu auras poussé ton dernier souffle. »

Et dire que je commençais à avoir pitié de lui ! A-t-il déjà pensé à se reconvertir en tragédienne ? demanda la voix de Lao dans ma tête.

Je me mordillai les lèvres pour garder mon sérieux.

Maintenant, présente tes excuses pour tout ce que tu lui as fait subir. J’ai confiance en toi. Tu peux y arriver.

« Je vais avoir besoin de ton sacrifice, annonçai-je à la place. Mais ce n’est pas celui auquel tu penses. »

Euphemio renifla, sécha négligemment sa joue. Son regard avait la même intensité, la même détermination que d’habitude. Il aurait tout fait pour moi. Tant d’abnégation n’avait jamais manqué de m’effrayer un peu. Comment aurais-je pu l’aimer quand ce que j’éprouvais à son égard semblait si tiède en comparaison de ce qu’il ressentait ?

Tu n’as jamais pu l’aimer, car tu méprises les esclaves. Si Euphemio avait été un dieu, tu l’aurais dédaigné pour s’être incarné ainsi ! Kaecilius, tu voulais être le plus grand des Vertueux, mais la voie que tu as choisie, celle où la condition sociale d’une personne dicte sa valeur, t’a éloigné de la vraie Vertu. Ton échec le plus grand, le plus impardonnable, se trouve là : le vrai Vertueux sait aller au-delà des illusions que lui impose la société dans laquelle il vit. Tu es un imbécile.

Ayant décidé d’ignorer ces interruptions pontifiantes, aussi agaçantes que le vol des mouches à l’approche d’un orage, je m’efforçai de ne pas me laisser distraire – ce qui n’était pas aisé, vu l’état dans lequel je me trouvais.

« Prends soin de Valentius, dis-je. Il a besoin d’une bonne âme pour le maintenir sur le droit chemin. Tout déborde en lui, sa générosité, son impatience. Je ne serai plus là pour le protéger. Il aura besoin d’un nouvel ami. »

Euphemio retira sa main. Son regard se fit froid, hautain.

« Ne me parle pas de ce satyre de mauvaise naissance. Comment ose-t-il convoiter celui qui a appartenu à l’arrière-petit-fils de la Grande Impératrice ? J’ai réchauffé ta couche princière, maître. Je suis Euphemio, le plus beau de tout l’Empire. Et lui, qui est-il ? Le fils adoptif de l’Éminence grise qui sert le Fils du Ciel ? De prince, il n’en a que le titre. Qui sait ce qu’il fait de ses temps libres. Amateur de tavernes et de bordels ? Sans le moindre doute. D’ailleurs, la cour entière le méprise. Tu es trop pur pour que sa boue tache tes robes… mais les miennes ? Il ne mérite pas d’être sauvé.

— L’image que tu te fais de lui est non seulement incorrecte, mais aussi injuste.

— Qu’il meure donc à ta place ! Peut-être, alors, changerai-je d’avis. »

Mes maigres forces s’épuisaient rapidement, je pouvais le sentir. La tentation d’abandonner cette conversation et de fermer mes yeux était grande.

Oublie ce que je viens de te dire. Euphemio ne mérite aucune excuse. (De toute manière, tu es incapable d’en présenter de sincères.) Par-dessus tout, je déteste ces esclaves mesquins qui, parce qu’ils ont été victimes, doivent se montrer cruels envers ceux qu’ils estiment inférieurs. Pour qui se prend-il, le bougre ? Sa beauté ne le rend pas supérieur à ton cousin. Je ne connais pas ton Valens, mais d’après ce que je peux voir dans tes souvenirs, c’est quelqu’un que j’apprécierais beaucoup.

« Malheureusement, il t’apprécierait tout autant, j’en ai peur, murmurai-je, las.

— Que dis-tu ?

— Euphemio… J’ai dit ce que j’avais à dire. Libre à toi de faire ce que tu veux. Tu n’es plus mon esclave. Je pourrais t’y forcer, mais ce serait inutile. Je regrette que nous nous quittions déçus, mais, puisque nous sommes tous esclaves de la Fortune, notre liberté se résume à si peu. Il ne sert à rien de lutter. Va maintenant, je dois me reposer. »

Il insista de longues minutes, alla même jusqu’à m’embrasser, mais je me montrai inflexible. Quand il finit par se résoudre, il se releva avec grâce et dignité, réajusta ses robes que j’avais froissées en essayant de lui résister et déclara d’une voix neutre :

« Soit, je pars. Mais je sais que ce n’est pas la dernière fois que nous nous verrons. Nos destins sont liés. Ta vie est loin de toucher à sa fin. Tu peux me faire confiance, maître. Je n’ai jamais manqué de ressources, et ce n’est pas maintenant qu’elles vont me faire défaut. Quant à l’autre… »

Il tourna son attention vers l’entrée principale, là où se trouvait Valens. Ses narines frémirent sous le coup de la colère.

« Peu importe. Je n’aurais pas dû m’emporter. Maître Kaecilius, Euphemio te présente ses excuses. »

Il fit une révérence, le plus bas possible pour prouver sa sincérité, puis s’en alla. Seul son parfum demeura derrière lui pour témoigner le plus longtemps possible de sa présence dans ma chambre. Une fragrance lourde, comme étouffante, qui ne manquait jamais d’irriter ma gorge.

Quand Valens me rejoignit, j’essayai encore de la dissiper, mais mes mains s’étaient faites lourdes.

« Tu veux que j’appelle un esclave pour chasser les mouches ?

— J’ai simplement besoin d’air frais.

— Dans ce cas-là, lève-toi et viens avec moi dans le jardin, dit-il d’une voix légère, le visage souriant.

— Ma mort prochaine te met-elle de si bonne humeur ?

— Non, évidemment que non, mais on dirait que c’est ce qu’il faut pour qu’il m’adresse la parole spontanément. »

Il… c’était Euphemio, évidemment.

« Il t’a parlé ? » m’étonnai-je.

Pendant un bref moment, la joie éclatante de Valens me fit sourire. Il n’y avait que lui pour vivre le moment présent avec autant d’intensité. Certes, mon suicide laisserait une cicatrice douloureuse, mais si je m’assurais qu’Euphemio le traite avec compassion, il retrouverait le goût de l’existence prestement, assez, en tout cas, pour ne pas me suivre dans le royaume des ombres.

À la pensée de ma mort prochaine, une tristesse vive vint chasser mon sourire. De tous ceux qui m’entouraient, Valens était le seul que je ne voulais pas quitter, le seul que j’aurais voulu protéger jusqu’au bout, le seul…

« Tout va bien se passer, Kae », me dit-il, ayant remarqué la virevolte de mon humeur.

Nos yeux se croisèrent. J’étais comme tétanisé par l’émotion.

« Est-ce que tu m’estimeras moins si je t’avoue que j’ai peur de te quitter ? »

Interdit, je le regardai comme si on avait pris possession de ma bouche.

Jouer la marieuse en lui mettant dans les pattes ta diva d’affranchi ne le préparera pas à ton départ. Lui dire ce que tu as au fond de ton cœur, par contre…

Un gémissement presque inaudible s’échappa de mes lèvres. Je pouvais supporter stoïquement une voix parasitaire dans mon esprit, mais il était hors de question qu’elle puisse s’exprimer en prenant le contrôle de ma gorge.

Mon prince, je promets que je n’en abuserai pas. Bientôt, ton spiritus, prenant de la force et de l’ampleur dans ton corps, aura fini de me chasser, et tu te retrouveras seul. À ce moment-là, ne viens pas te plaindre si je ne suis plus là pour te tenir compagnie.

Valens vint poser sa main sur mon front pour vérifier qu’une fièvre ne me faisait pas délirer. Il s’assit sur le rebord de ma couche. Après avoir réfléchi un bref instant, il me dit :

« Si tu faisais confiance à tes proches, et davantage à toi-même peut-être, tu comprendrais que, quoi que tu fasses, ce que nous éprouvons pour toi ne changera jamais. Nous avons fait un pacte quand nous étions plus jeunes : tu prends soin de moi, je prends soin de toi. Je jure devant tous les petits dieux du Palais des Harmonies, et même ceux d’Alba…

(Je voulus l’interrompre et l’empêcher de prendre les divinités locales à témoin, au cas où la Divine Alba l’aurait entendu, mais il fut plus rapide que moi et poursuivit.)

« … Que, jamais, je ne t’abandonnerai, que ta vie est aussi la mienne et que je ne connaîtrai le repos que le jour où tu seras assis sur le Trône de Jade.

— Mais je ne veux pas devenir…

— Je sais, fit-il avec un sourire triste. Mais ta destinée n’est pas de mourir empoisonné, ou même de ta main, sur un ordre du Fils du Ciel. Tu ne veux pas t’enfuir ? Entendu. Je respecte ton choix, mais si tu restes ici, ce n’est pas pour attendre la mort, c’est pour défendre ton droit à la vie. Si tu n’en as plus rien à faire, bats-toi au nom de ceux qui se sacrifieraient pour toi… (Il hésita.) Kae, fais-le pour moi ? »

Ses yeux plaidaient en silence. Malgré moi, je me sentis acquiescer lentement.

Tu as fait ton choix tout seul ; je n’y suis pour rien, précisa Lao. N’essaye pas de m’accuser d’un crime que je n’ai pas commis.

« Très bien, ajouta Valens, satisfait. Pour commencer, il faut donc que nous te sortions de ce lit. »

Je fermai les yeux, vidai mes poumons de tout l’air qu’ils contenaient. Personne n’allait me laisser mourir en paix.

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