Depuis plusieurs jours, Ephrem se sentait mélancolique. Une tristesse sourde alourdissant son cœur. Une envie lui avait alors pris d’aller voir sa sœur, pour qu’elle l’aide à se sentir mieux. C’est ainsi qu’il se retrouva là, en dehors de la classe, à l’observer poser des questions à ses élèves. Le sujet des Humains sans pouvoir magique l’avait tiré de ses pensées un court laps de temps. Il était en effet retourné dans son monde, se posant des questions qu’il s’était mainte fois posées :
— Pourquoi je vis à Yggdol ? se demanda-t-il. Pourquoi j’arrivais à utiliser la magie avant, alors que j’aurais dû en être incapable ?
Ces questions, et tant d’autres tournaient en boucle dans l'esprit d'Ephrem, comme des ombres persistantes dans la lumière. Il sentait le poids de l'incertitude peser sur son âme, obscurcissant même les moments les plus lumineux de sa journée.
— Est-ce que c’est à cause de mes pouvoirs que mes parents m’ont abandonnés ? se questionnait-il toujours. Ils avaient peur de moi ? C’est pour m’apprendre à contrôler mes pouvoirs que Selfyn m’a adopté ? Ou alors il y a quelque chose de sombre tapi dans mon passé ?
Le jeune garçon, les sourcils froncés, enfonça son visage dans ses mains.
— Il y a tellement de choses qui m’échappent !
L’idée que ses pouvoirs aient pu effrayer ses parents au point de l’abandonner à Selfyn le hantait depuis longtemps. Bien qu’il ne manqua jamais de rien, il ne se sentait cependant pas à sa place à Yggdol.
Le visage enfoui dans ses mains, Ephrem ferma les yeux, s’enfonçant un peu plus dans ses interrogations. Mais le carillonnement lointain d’une cloche le ramena brusquement à la réalité. C’était le signal indiquant la fin de la fin de la classe.
Le jeune homme rouvrit ses yeux, et observa Mélusine mettre ses élèves en rang et les faire sortir deux par deux. Les enfants dirent au revoir à leur maitresse et se précipitèrent ensuite vers la sortie. Certain d’eux en apercevant Ephrem, lui lancèrent un timide bonjour avant de s’éloigner en courant. D’autres se contentèrent de faire comme s’ils ne le voyaient pas. D’une voix faible, Ephrem répondait aux enfants bien élevés, mais son visage, fermé, restait orienté vers Mélusine. Cette dernière, son gros volume à la main, dit au revoir aux retardataires, et se rendit enfin compte que les grands yeux d’Ephrem étaient rivés sur elle ! Elle lui adressa son plus beau sourire, et courut vers lui.
— Ephrem ! s’exclama-t-elle en sautant à son cou. Ça me fait plaisir de te voir. Tu as passé une bonne journée ? Moi, oui. Je suis fière de mes élèves, ils progressent si rapidement ! L’un d’eux, il s’appelle Aldonel, est particulièrement intelligent et aussi très curieux. On dirait moi quand j’étais élève ! Il a encore posé une question intéressante aujourd’hui. Beaucoup d’élèves ont participé à la classe, mais comme on s’éloignait du sujet du cours, j’ai dû les recentrés… débita-t-elle d’une seule traite, sans laisser à Ephrem le temps de tout assimiler et de lui répondre.
Elle passa une main dans une mèche qui tombait devant ses yeux, quand elle remarqua enfin que quelque chose n’allait pas !
— Tu ne te sens pas bien ? l’interrogea-t-elle inquiète.
— Ne t’en fais pas, le rassura le jeune Humain, je vais bien.
— Tu sais, tu devrais parler plus fort, on a du mal à t’entendre, lui reprocha-t-elle. Ce n’est pas la première fois que je te le dis !
— Je sais, souffla Ephrem en croisant ses bras.
— Dis-moi ce qu’il se passe, insista la jeune Elfe. Je suis quand même ta grande sœur !
Mal à l’aise, le jeune homme répondit néanmoins à Mélusine :
— J’ai entendu la question de l’un de tes élèves, lâcha-t-il, accablés. Au sujet des pouvoirs que les Humains ne sont pas censés avoir.
— Et tu te questionnes encore sur les tiens, c’est ça ?
— Oui, répond-il simplement.
Après réflexion, Mélusine décida que le mieux à faire, c’était de rentrer. Elle avait conscience de ne pas détenir toutes les clés des interrogations de son frère. À l’inverse, Selfyn, leur père, pourrait lui apporter le soutien nécessaire pour élucider ces mystères.
— Allons à la maison, proposa Mélusine, papa ne va plus tarder à rentrer. S’il y a quelqu’un qui peut t’éclairer, c’est bien lui.
La jeune Elfe saisit la main de son frère, qui se laissa docilement entraîner loin de la classe, en direction de leur foyer. De temps à autre, Mélusine jetait un regard inquiet par-dessus son épaule. Le visage accablé de son frère lui serrait le cœur, et elle poussa un soupir, cherchant désespérément les mots capables d’apaiser sa peine. Mais rien ne lui vint à l’esprit. La seule chose qu’elle pouvait faire pour le moment, c’était de ralentir ses pas pour éviter qu’Ephrem, qui traînait des pieds, ne perde l’équilibre.
Dans son dos, Mélusine apercevait un bâtiment en bois blanc. Familier, mais néanmoins étrange. C’était un arbre immense, qui s’était contorsionné pour offrir un abri fermé, servant de salle de classe. Cette vision fit germer une idée dans l’esprit de l’Elfe.
— As-tu remarqué que toutes les habitations d’Yggdol, même notre maison, sont en fait des arbres ? l’interrogea-t-elle, espérant distraire Ephrem de ses sombres pensées.
Aucune réponse.
— La raison en est bien évidemment magique ! dit-elle de son ton d’enseignant. Yggdol, notre forêt, se modifie sans cesse pour nous fournir tout ce dont nous avons besoin, continua-t-elle comme si elle faisait la leçon à ses élèves. Il suffit que la communauté en ait besoin, et les arbres poussent, se tordent, s’entremêlent, jusqu’à former un lieu, plus ou moins vaste, et totalement protégé. Et d’après toi, combien de temps cela prend-il ?
Toujours aucune réponse.
— Une seule et unique nuit ! Pas plus, pas moins, peu importe la taille de la structure. Impressionnant, non ?
Elle attendit une réaction d’Ephrem, mais ce dernier ne semblait même pas écouter ce qu’elle lui racontait ! Elle continua cependant à expliquer la magie sylvestre de construction, et fit remarquer que les plus jeunes Elfes n’avaient jamais eu la chance de voir les arbres bouger la nuit, leur démographie n’évoluant plus depuis des siècles.
Le trajet qui conduisit Mélusine et Ephrem vers leur maison fut ponctué par beaucoup d’autres histoires, qui ne furent jamais connues du jeune homme.
De son côté, Ephrem, absorbé par ses pensées, se laissait guider mécaniquement, insensible au flot de paroles déversait par sa sœur, qui racontait tout ce qui lui passait par la tête. Perdu dans son monde intérieur, il ne réalisa donc pas qu’ils étaient déjà arrivés chez eux.
À cette période de l’année, leur toit, qui était formé d’une multitude de branches touffues, était d’une belle teinte orangée. À la porte se tenait debout bien droit, un homme très grand, svelte, à la peau blanche comme de la neige, avec un visage sérieux, sévère même ! Ses cheveux blonds étaient simplement relâchés jusqu’à la taille, et une fine tresse sur sa tempe gauche était nouée à l’aide d’une lanière noir brillant, faite dans une matière molle comme de la cire. Son nez aquilin, ses lèvres pincées et ses joues creuses accentuaient encore davantage l’idée qu’il ne devait décidément pas être facile de discuter avec cet homme-là. Pourtant, on ne saurait être plus loin de la réalité. Ses yeux perçants lui permirent de voir arriver ses deux trésors. Maintenant à sa portée, il ouvrit largement ses bras et étreignit Mélusine et Ephrem. Il ne les relâcha qu’au bout de quelques secondes, et de sa voix puissante et profonde leur souhaita la bienvenue.
La voix de Selfyn résonna dans l’esprit d’Ephrem, le tirant enfin de ses pensées. Il sursauta en se rendant compte qu’il se trouvait face à son père adoptif.
Quant à ses questions, malgré le temps passé à les ruminer pendant le trajet, il fut incapable de les formuler. Mélusine prit alors les devants, et demanda à leur père de leur révéler, enfin, tout ce qu’il savait d’Ephrem.
Le vieil homme fixa son jeune fils, profondément, comme s’il voulait voir son âme. Il se tapota le menton, et finit par répondre :
— Dans quelques jours, tout ira mieux, les rassura-t-il.
Peu convaincue, la jeune Elfe insista pour que leur père expose la raison de la présence d’un Humain parmi les eux.
— Après tout, il a seize ans maintenant, lui rappela-t-elle. Alors il est capable de comprendre ! De comprendre par exemple pourquoi il pouvait utiliser la magie !
En effet, cette particularité chez son frère attisait la curiosité de Mélusine. Elle avait exploré dans tous les ouvrages à sa portée sans en trouver un seul faisant mention d’un Humain ayant un jour fait usage de la magie.
Ephrem fixa les yeux de son père adoptif, et le supplia de répondre à ses questions. Selfyn caressait son bouc en réfléchissant, puis de sa voix de stentor, invita ses enfants à entrer afin de discuter au chaud, loin des oreilles indiscrètes.
Ils entrèrent dans la maison, dans laquelle planait une forte odeur camphrée mélangée à un parfum plus subtil d’épices odorantes. La pièce principale, petite et peu chargée, ne contenait que trois fauteuils massifs sur lesquels reposaient des petits coussins, et une petite étagère qui pliait sous le poids de trop nombreux volumes.
Tous trois biens installés dans leur fauteuil respectif, Selfyn invita Ephrem à lui poser les questions qui lui torturaient tant l’esprit. Celui-ci jugea que toutes ses interrogations pouvaient être résumées en une seule question :
— Qui suis-je ? interrogea-t-il, les yeux pleins d’espoirs plongés dans ceux de son père.