30. La licorne

Le réveil se fit brutalement, mais sans cri. Juste un sursaut qui la tira de sa position allongée pour la propulser en position assise sur le sofa, dans une pièce qu'elle ne reconnaissait pas. Le jour pointait à peine, mais même dans la faible luminosité, elle eut bien du mal à s'extraire de son rêve et se restituer dans l'espace et le temps. Teobaldo. Elle ne pensait qu'à lui, elle ne voyait que lui. Et même ce bras qui lui barrait les cuisses, et cette voix coutumière et apaisante qui sonnait à son oreille n'avaient plus la moindre importance au sein du septième cercle de l'enfer dans lequel elle venait d'être projetée. Teobaldo. Ce prénom ne lui disait absolument rien, mais le visage qu'elle avait contemplé, les traits qu'elle avait baisé, eux, lui étaient bien trop familiers. L'homme prononça son prénom à de nombreuses reprises, d'abord doucement, puis impatiemment, pour finir avec inquiétude. Mais si elle l'entendait, elle n'y prêtait pas la moindre attention. Il était comme loin, tellement loin, tandis qu'elle jaillissait hors des draps, et qu'affolée, elle s'enfuyait pour emprunter les escaliers jusqu'à l'étage supérieur. 

Ce matin, elle sembla avaler les marches, les mètres, et les étages. Elle ne se souciait plus guère de la discrétion, elle n'avait qu'un seul objectif, qu'une seule raison de vivre, et elle se trouvait derrière cette porte qu'elle poussait avec précaution. Dans un premier temps, la vision du corps alangui de Pâris lui provoqua un hoquet de terreur, une réminiscence de douleur, mais bientôt, une main venant frotter un nez, et un léger ronflement, vinrent réduire son angoisse. Toutefois, l'apaisement n'était pas total, et malgré la certitude, elle préféra s'avancer discrètement, pour venir se poster à genou en périphérie du lit, et couvrir d'un regard inconditionnellement aimant, l'être assoupi. Un sourire aux lèvres, elle s'en alla, délicatement, dégager un grand front des mèches rendues claires par le soleil, et se délecta du spectacle qui lui était offert. Un spectacle qui s'acheva rapidement avec l'ouverture des paupières masculines, le cri de surprise qu'il lâcha en découvrant le visage féminin à quelques centimètres du sien, et le coup de tête involontaire qu'il lui assena en voulant se redresser dans un mouvement de sursaut. Tous deux s'élancèrent alors, chacun de leur côté, dans un superbe duo de vocalises de douleur. Pâris depuis le lit, Astrée depuis le sol sur lequel elle avait échoué à la renverse.

— Crétin congénital ! gémit-elle, les deux mains plaquées sur son front.

— Naine sociopathe ! répondit-il depuis le lit, sur le même ton, et coincé dans le même geste.

— Tu m'as défiguré, espèce de grand malade ! l'accusa-t-elle en se redressant pour le voir.

— C'est toi la malade ! D'où tu me scrutes en pleine nuit, penchée au-dessus de moi façon Charles Manson ?

— T'exagères, j'étais pas si...

— T'étais suffisamment proche pour me compter les poils de nez, s'emportait-il, théâtral comme toujours, en dardant un regard accusateur sur elle.

— C'était une raison pour me transformer en licorne ? rétorqua-t-elle, tout aussi tragédienne que lui, en ôtant ses deux mains de son front pour dévoiler ce qu'elle pensait être une bosse.

Évidemment, elle n'avait rien, si ce n'est une légère rougeur. Peut-être que plus tard, une bosse émergerait, mais pour l'instant, aucune excroissance n'était à signaler. Ce qui n'empêcha pas Pâris de rire aux éclats par anticipation. Il avait frappé pile au milieu du front de sa sœur. Il aurait de fortes chances d'arborer une bosse, lui aussi, mais la sienne serait située sur le côté, et devant le ridicule de l'emplacement du futur hématome d'Astrée, le sien passerait totalement inaperçu. Mais son euphorie, comme le reste, fut de courte durée, et s'interrompit à l'instant où il s'empara de son portable pour s'informer de l'heure.

— Quatre heures de mat' ? Non mais ça ne va vraiment pas bien dans ta tête ! s'insurgea-t-il en lui présentant son dos tandis qu'il se laissait retomber en position horizontale. Viens dormir !

Sa respiration s'apaisa rapidement, et son corps s'enlisa dans une forme de torpeur. Il avait toujours eu cette capacité à s'endormir en un temps record, n'importe où, n'importe comment, dans n'importe quelle condition. Une capacité qu'elle lui enviait du plus profond de son âme.

— Astro... grogna-t-il d'une voix rendue sourde par la phase d'endormissement dans laquelle il se trouvait déjà. Je sens ton regard sur moi... T'as l'intention de faire ça toute la nuit ?

— Non, pardon, répondit-elle en s'arrachant à sa contemplation. J'vais aller tuer mon insomnie ailleurs. Fais de beaux rêves, crétin.

— Bonne nuit, répondit-il en réceptionnant ses lèvres contre sa tempe.

Lorsqu'elle referma la porte derrière elle, il dormait déjà profondément.


 

*

 

— Ça va ?

La voix tendue la fit sursauter, essentiellement de par sa proximité, alors même qu'elle se faisait entendre à moins d'un mètre de la porte qu'elle venait de refermer.

— Mais qu'est-ce que tu fais là ? siffla-t-elle à voix basse, en jetant des coups d'œil nerveux à la porte close dans son dos. 

— Tu m’as envoyé un message pour que je vienne te rejoindre, rétorqua le Russe avec agacement.

Son timbre, et même sa position avaient changé. Si l'instant d'avant il se tenait penché dans sa direction, il s'était à présent redressé, et bras croisés contre son torse sous le tissu tendu d’un tee-shirt, lui imposait toute sa haute stature et son regard dur, surmonté de boucles en désordre.

— Je t’ai attendu pendant des heures… se plaignit-elle à voix basse.

Elle se souvenait parfaitement de sa faiblesse, de son empressement à utiliser Olimp comme prétexte. Cela aurait très bien pu attendre le lendemain, il le savait aussi bien qu’elle. Il n’était pas dupe, et c’est l’explication qu’elle avait donné à son absence de réponse, à son absence de présence. Elle avait patienté sur le sofa bercé par le gong de la vieille horloge du salon qui s’était plu à matraquer chacune de ces minutes de solitude. Et puis, elle avait fini par se laisser gagner par le sommeil. Jusqu’au réveil brutal. Bien sûr, à présent, elle se souvenait de ces bras qui avaient cherché à l’apaiser, de cette voix que n’était parvenue à l’enjôler. Rien que le fait qu’elle se souvienne de son songe aurait dû la mettre sur la piste… Finalement, il était venu.

— Quoi ? demanda-t-il, abrupt, alors qu’elle le contemplait en silence.

— Rien.

— Bien.

— Bien... répéta-t-elle bêtement à défaut d'avoir mieux à dire.

Elle ne savait plus sur quelle émotion arrêter le curseur. Elles étaient bien trop nombreuses à l’assiéger. 

— Il aurait pu te voir ! reprit-elle à voix basse, optant pour les reproches.

— Vous étiez trop occupés à vous hurler dessus pour faire attention à quoique ce soit d’autre, réagit-il, lui aussi à voix basse, totalement débarrassé de sa douceur initiale.

Il était quatre heures du matin, elle avait passé la journée à s’angoisser, à s’interroger sur son absence, à appeler son retour de ses vœux, elle venait de faire le pire cauchemar qui soit, le plus bizarre aussi, et elle ne savait quelle suite donner à tout ceci. Et cet atrophié des relations humaines qui ne cessait de la toiser avec distance.

— Alors ? troua-t-il le silence et ses pensées.

— Alors quoi ?

— Tu comptes m'expliquer le réveil en sursaut et la cavalcade jusqu'à la chambre de ton frère ?

— Ma chambre, rectifia-t-elle. Et... Heu... Oui. J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Tu veux laquelle en premier ?

— Est-ce que la bonne nouvelle inclus de retourner se coucher ? C'est ce que font les gens, la nuit, s’enquit-il.

Juste pour la forme puisqu'il avait déjà repris le chemin de l’escalier. Astrée n'hésita qu'une petite seconde avant de lui emboîter le pas, rebroussant ce chemin qu'elle avait survolé, prise d'une frénésie démente, quelques minutes auparavant. Elle le suivit jusque dans le petit salon que les persiennes tirées baignaient d'une lueur diffuse. L'homme avait déjà pénétré dans la petite pièce, et l'observait, elle, silencieuse, immobile, sur le seuil d'une arche qu'elle n'osait franchir.

— Alors, la bonne nouvelle ? demanda-t-il, sévère, les bras croisés contre le torse.

Ce fut l’agression de trop pour Astrée. Le curseur s’immobilisa sur épuisement émotionnel et nerveux, et les larmes jaillirent d’elles-mêmes. Prendre la parole était hors de propos tant elle avait déjà toutes les difficultés du monde à reprendre sa respiration. Elle suffoquait à mesure qu’elle paniquait. Sa main se fit griffe au-dessus de ce sein douloureux, cette prison trop étroite pour ce cœur qui n’en finissait plus de claquer. Était-ce une crise de panique, ou bien était-elle réellement sur le point d’y passer ? La tête lui tournait, ses membres se dérobaient. Elle ne dut son salut qu’à ces deux mains immenses qui lui évitèrent la chute. Ses jambes venaient de l’abandonner. 

Le danseur n’avait fait que lui attraper les épaules mais, dans son agonie, Astrée en profita pour se catapulter contre lui. Quitte à mourir, autant que ce soit juste ici, juste au creux de lui. Il parlait, elle le savait, elle le sentait, mais n’entendait rien. Le bourdonnement dans ses oreilles était tel qu’elle n’entendait même plus son palpitant qui tambourinait encore quelques instants plus tôt. Elle n’avait même pas conscience de cette paume qui cherchait désespérément une ouverture vers son épiderme. Elle n’en prit conscience que lorsque la main masculine se plaqua contre sa tempe, englobant la moitié de sa joue et de son front par la même occasion. Le crépitement électrique se fit choc dans son esprit. Le bourdonnement s’estompa juste un peu. Juste assez pour que la voix masculine trouve le chemin jusqu’à son oreille.

— Respire, respire, psalmodiait-il.

Doucement. Très doucement. Et cela semblait être une bonne idée, en effet. Alors, elle s’y employa. Elle concentra toute son énergie sur cette simple action que l’on faisait inconsciemment d’ordinaire, mais dont elle avait oublié jusqu’au plus petit mécanisme. Inspirer. Expirer. La grande main ne parasitait plus sa tempe. Elle venait de s’établir contre sa nuque avec toujours autant d’efficacité. Plus ses esprits lui revenaient et plus elle redoutait l’instant où elle devrait expliquer son état. Comment lui dire ? Comment l'admettre ? Il s’inquiétait. Elle le voyait, elle le sentait. Et cela aussi, elle s’en voulait de le lui infliger… pour rien ! Aussi, contre toute attente, lorsque la conscience lui revint suffisamment pour qu’elle reprenne possession de ses membres, elle utilisa ses maigres forces pour le repousser brutalement. Les mains s’arrachèrent à sa peau à mesure qu’il reculait de surprise.

— T’as pas à faire ça ! siffla-t-elle à grand peine. 

Il demeura interdit un moment, avant de lui emboîter le pas jusqu’à ce sofa vers lequel elle claudiquait. 

— C’est dans ma tête, poursuivit-elle pour elle-même. C’est juste dans ma tête. 

Un sofa sur lequel elle se laissa tomber juste avant que les larmes ne reviennent de plus belle. Elle souhaitait qu’il parte, qu’il regagne sa partie de la bâtisse, et cesse de lui imposer cette culpabilité supplémentaire. Qu’il l’abandonne à sa folie, plutôt que de la pousser à s’en vouloir de l’embarquer dans ses errances. Mais il resta. Et la colère prit le pas sur le reste lorsqu’elle sentit l’assise du sofa s’affaisser à quelques centimètres d’elle.

— Pars, j’te dis ! haussa-t-elle la voix. Tu comprends pas ? Y a rien. Rien du tout. J’suis juste folle !

Ses lamentations s’étranglèrent en un sanglot terrible. Folle, c’est la conclusion qu’elle avait rapidement tiré après cet énième cauchemar. Cette fois, c’était les traits de Pâris qu’elle avait prêté à l’un de ses protagonistes. Il n’était même plus question d’Aelis, seulement d’une inconnue dévastée par le deuil. Alors, ce n’avait été que ça depuis le début ? Le sadisme d’un esprit dérangé qui lui imposait des terreurs nocturnes où réel et irréel se mêlaient pour la perdre un peu plus ? 

— Je n'y étais pas, cette fois ? demanda-t-il en remontant le plaid sur le petit corps parcouru de spasmes. Mais ton frère, lui, était présent ?

Pourquoi était-il encore là ? Et pourquoi fallait-il qu’il donne l’impression de tout savoir bien avant qu’elle n’en prenne elle-même conscience ? 

— Aussi présent qu'un mort puisse l'être, oui, répondit-elle malgré le nœud dans sa gorge. Ce ne sont que des putains de rêves. Y a pas de mystère à percer. Faut juste me faire enfermer !

Elle voulut le repousser à nouveau, mais il immobilisa son bras avant qu’elle n’atteigne son torse.

— Tu n’es pas folle, marmonna-t-il tout bas, sans jamais croisé son regard.

Mais elle ne l’écoutait pas, ne l’entendait pas. Elle n’entendait plus rien d’autre que sa tête occupée à lui énumérer toutes ses démences.

— J’hallucine la nuit, j’hallucine le jour. J’vois des choses qui n’existent pas. J’parle à des morts, bon sang !

Elle s’agitait de plus en plus, repoussa le plaid, et chercha à s’extraire de ce cocon qu’elle ne méritait pas. Il n’avait de cesse de lui répéter, de lui affirmer qu’elle n’était pas folle, tout ceci n’était que dialogue de sourds. Elle ne voulait pas l’entendre, et quelque part, elle ne le voyait même plus. Son corps tendu comme un arc n’était plus composé que de nerfs. Des nerfs au bord de la rupture. Mâchoires serrées, elle enfonçait ses ongles dans sa propre chair. Elle avait mal. Elle voulait se faire encore plus de mal. Alors, il l’empoigna par les épaules et la secoua par trois fois. Il fallait qu’elle le voit pour l’écouter enfin. Pour l’entendre. 

— Je les ai vu aussi ! éructa-t-il comme s’il le répétait depuis des heures.

Était-ce le cas ? Le lui avait-il rabâché plusieurs fois avant qu’elle ne l’entende enfin. C’était chose faite à présent, et le regard de la jeune femme se fixa enfin. 

— Quoi ? peina-t-elle à articuler.

— Sur les remparts, je t’ai vue mourir. Enfin, je l’ai vue mourir, elle, se reprit-il, mal à l’aise.

— Aelis ? demanda-t-elle bien qu’elle connaisse déjà la réponse.

— Je suppose… 

— Et la lune ? Tu as vu la lune ?

A son froncement de sourcil elle comprit que le phénomène n’avait pas été de même ampleur. Il n’avait pas assisté à la course folle des deux astres, et probablement pas non plus à la frénésie de l’arbre. Avait-il seulement réellement assisté à la mort d’Aelis ? Ou bien cherchait-il à la rassurer, la calmer ?

— Tu m’appelais, lui rappela-t-il. Quand j’ai voulu t’aider, je me suis retrouvé projeté en pleine nuit.

Il ne mentait pas. Il ne cherchait pas à la piéger. Et pourquoi l’aurait-il fait d’ailleurs ? Qu'aurait-il à y gagner ? Il n’avait aucun moyen de savoir qu'il faisait nuit, pas plus que le contenu de la scène avec précision. A moins de l’avoir vécu lui-même, d’avoir visité ce passé avec elle. 

— Pourquoi tu ne m'as rien dit ? geignit-elle, les larmes incontrôlables déferlant à nouveau sur ses joues.

— Tu ne t'es pas vraiment empressée pour m'en parler non plus, se défendit-il d’un ton amer. 

En effet, si elle l’avait interrogé sur ce qu’il avait vu, elle n’avait donné aucune précision sur ce dont elle avait été témoin. Peu sûre d’elle et de ses errances, Astrée avait seulement cherché à obtenir une forme de confirmation que ce qu’elle avait vu avait été réel. Mais il n’avait rien dit. Absolument rien. Du moins, jusqu’à ce qu’elle sombre dans cet état.

— Je ne suis pas folle ? 

A l’entente de la petite voix plaintive, l’homme se radoucit immédiatement. Du pouce, il s’évertua à chasser les larmes, à assécher les paupières. Astrée se laissait faire, bien trop reconnaissante pour conserver le moindre soupçon de fierté. 

— Non, tu ne l’es pas.

Ou bien ils l’étaient tous les deux. Le soulagement fut tel qu’Astrée repoussa une énième fois cet énervant plaid pour s’agripper au tee-shirt masculin. Elle lui en voulait. Elle lui en voulait si fort de s’être tu, de s’être encore une fois adonné au culte du secret au point de l’avoir amené jusqu’aux frontières de la folie. Mais c’était cet autre aspect qui prenait le dessus, pour l’instant. Le simple constat qu’elle n’était pas seule. 

— Tu devrais essayer de dormir un peu, reprit-il en cherchant à la déloger de là.

— Reste, rétorqua-t-elle en s’agrippant davantage.

Alors il cessa de vouloir l’obliger à sortir de sa cachette. Ses bras, ses mains interrompirent leurs manœuvres et s’immobilisèrent, inutiles, contre ses flancs. Les secondes, les minutes s'égrenèrent avant qu'il ne reprenne la parole. Plus doucement cette fois, et tout bas du fait de leur promiscuité.

— Pourquoi faut-il que tu rendes les choses si compliquées ?

— Je... Je ne comprends pas ta question, hésita-t-elle en tentant de relever la tête.

En vain, puisque non seulement la position ne le permettait que peu, mais qu'en plus d’une main qui venait de se réanimer, il interrompit le mouvement avant qu'elle n'ait pu ne serait-ce que l'entrapercevoir.

— Peu importe, répondit-il tout proche, trop proche.

S'ensuivit un moment de silence durant lequel elle n'osa plus ni bouger, ni réfléchir. Elle ne comprenait pas sa question, ne voyait pas du tout où il voulait en venir. Elle s'était attendue à ce qu'il s'agace, s'impatiente ou la traite d'idiote à la suite de sa réponse, mais il n'en fut rien. À la place il coupait court, gardait le silence, et le nez dans ses cheveux.

— Syssoï ? l'appela-t-elle tout bas lorsque la patience l'eut quitté.

— Hum ?

— Tu étais où ? s'entendit-elle l'interroger innocemment.

— Pas loin, éluda-t-il de sa voix trop rauque et trop basse.

Il était épuisé. Astrée en prenait seulement conscience. Égoïstement elle n’avait pensé qu’à son propre besoin de ne pas demeurer seule et isolée après ce qu’elle venait de traverser. Pas une seconde elle n’avait envisagé qu’il puisse, lui aussi, nourrir le besoin de dormir. 

— Trop loin... marmonna la jeune femme pour elle-même, pas totalement consciente d'avoir fait part de cette pensée à voix haute. 

Alors, elle accepta de s’arracher à cette étreinte qu’elle avait initiée sans trop savoir comment, ni pourquoi. La jeune femme accepta enfin ce plaid qu’elle remontait sur son corps en même temps que ce dernier s’enfonçait dans le sofa. Mentalement, elle se refit le fil de la nuit, réalisa qu’elle avait dû s’effondrer de fatigue quelques deux heures après minuit. Seule. Lorsqu’elle s’était réveillée en sursaut, il était là. Avait-il seulement fermé l'œil de la nuit ? Il ne devait plus rêver que de son lit, désormais. Aussi, ce fut avec surprise qu’elle l’observa se décaler jusqu’à l’autre bout du vieux canapé. Il étendit ses jambes jusqu’à la table basse, croisa les bras contre son torse, et ferma les yeux. Comptait-il réellement dormir ainsi ? 

— Ne serait-ce pas mieux dans ton lit ? demanda-t-elle timidement.

La culpabilité de le voir dans une si inconfortable position avait raison de ses dernières réticences. Au pire, elle avait toujours son frère auprès duquel elle pouvait se retrancher.

— Je ne tiens pas vraiment à ce qu’on t’y découvre, répondit-il sans le moindre battement de cils.

Avait-il seulement conscience du caractère insultant de ses propos ? Astrée était bien trop éteinte pour s’indigner, protester, le reprendre sur son interprétation, et décida que, finalement, cette fin de nuit dans ce sofa des plus inconfortables, serait la meilleure des revanches. Elle n’y était pas plus à l’aise, mais au moins bénéficiait-elle d’une position allongée et d’un semblant de couverture. Alors, elle ferma les yeux à son tour, un sourire apaisé aux lèvres. Et la main qu’il venait de déposer sur sa cheville nue n’y était pas pour rien.


 

*

 

Elle ouvrit les yeux au son du clocher tout proche, martelant l'heure avancée. Peut-être était-ce la fenêtre laissée entrouverte derrière les persiennes, mais elle ne l'avait jamais entendu aussi distinctement. Un coup, puis deux, puis trois, puis quatre... Elle en dénombra dix en tout. Dix coups. Dix heures. Et le soleil qui inondait la petite pièce. Ce n'était pas la tempête de cloches qui l'avait éveillé, c'était la chaleur née de l'étuve du plaid dans lequel son corps se trouvait emmêlé. Cherchant un peu de fraîcheur, elle s’en délesta et savoura l’effet sur sa peau qui ne demeura qu'une fraction de seconde. Même laps de temps qui fut nécessaire à la jeune femme pour réaliser ce qui clochait, l'incohérence présente dans son corps en croix occupant la totalité de l’espace du sofa. S'étaler de la sorte n'était rendu possible que par l'absence d'un autre, de cet autre qu'elle cherchait du regard tandis qu’elle se redressait. Peine perdue, son côté était froid, il avait dû le quitter bien longtemps avant qu'elle ne s'éveille. 

Avait-il seulement dormi ici ? Rien ne le laissait entendre. Et une fois que la cloche eut fini de résonner contre ses tempes, le petit salon lui sembla bien calme. Trop calme. Aurait-elle souhaité qu’il soit présent à son réveil ? Elle n'était même pas véritablement sûre d'apprécier sa compagnie. La plupart du temps, il était un parfait sauvage aigri au comportement proche des heures sombres de la préhistoire, que ses rares moments de douceur parvenaient à peine à rattraper. Qu’espérait-elle réellement ? 

Il fallait qu’elle remette de l’ordre dans ses idées. Et l'ordre, c'est ce qu'elle remettait dans cette pièce, pliant le plaid, tapant les coussins. Astrée effaçait toutes traces de la nuit passée. Elle devait sauver les apparences. Pour son frère. Et pour elle-même aussi. Un peu d’ordre. Sur le seuil de l’arche, elle jeta un dernier regard sur cette pièce qui ne laissait plus rien entrevoir. 

Il n'était que dix heures, et finalement c'était presque l'aube pour son frère. Elle le retrouverait dans la chambre, et alors elle pourrait reprendre sa place initiale et attendre qu'il se réveille sans soupçonner une seule seconde qu'elle n'avait passé que quelques minutes à ses côtés. Malheureusement, en ouvrant la porte, ce fut à nouveau un lit vide qu'elle découvrit. Cela devenait viral ? Comment pouvait-il s'être réveillé avant elle ? Ça n'arrivait jamais ! Elle n'avait plus que quelques instants pour trouver une bonne excuse sur le chemin de la cuisine. Avec un peu de chance, il n'était debout que depuis peu, et ne l’aurait pas découvert dans le salon. Etait-ce la raison pour laquelle Syssoï n’y était plus ? Pâris l’en aurait-il chassé ? Non, bien sûr que non, elle l’aurait entendu. Les éclats de voix l’auraient éveillés. Le coeur frénétique, la jeune femme s’empressa de pénétrer dans la cuisine silencieuse... Et vide. 

Pourtant, elle n'était pas folle, elle entendait la voix de Pâris. Elle l'entendait parler fort, comme lui seul en était capable le matin, elle l'entendait rire aussi. Avec qui s'entretenait-il ? Et surtout, d'où ? Suivant l'écho des voix, elle se retrouva dans le petit salon, dont la porte communicante demeurait ouverte sur la partie interdite de la maison, la zone des locataires. Syssoï avait-il oublié de la refermer derrière lui ? Dans les brumes de son éveil, elle ne l’avait pas remarqué plus tôt. Et la voix de Pâris s’en échappait indéniablement. Il n'avait pas fait ça, tout de même ? Il n'avait pas osé ? L’indignation aux tripes, Astrée s’immisça à son tour dans la zone interdite. Elle parcourut les diverses pièces qu'elle n'avait plus foulé du pied depuis des siècles, traversa un salon, un vestibule, dépassa une salle d'aisance, et acheva sa course dans le couloir qu'elle connaissait bien pour y avoir croisé Pierre, quelques jours plus tôt. S'interrompant, elle tendit l’oreille et chercha à repérer la provenance du vacarme. Parce qu'il s'agissait de ça, à présent, non plus d'un murmure, non plus le simple écho d'une discussion discrète, mais un réel vacarme de voix, de bruits divers et variés... Des couverts qui s'entrechoquent, la friture d'une poêle... La cuisine ! Pressant ses foulées, elle dépassa l'arche de la grande cuisine sur les nerfs, anxieuse, mais avant toute chose, très en colère.

— Pâris ! Tu ne... commença-t-elle de sa voix la plus sévère avant de s'interrompre immédiatement.

Son regard s'était automatiquement braqué sur son frère, dos à elle, faisant face à une Jeanne très occupée aux fourneaux. Elle avait bien évidemment perçu les autres présences, les nombreuses autres présences, mais n'y avait prêté que peu d'intérêt. Du moins jusqu'à ce que ce sourire en provenance de sa droite, dont l'exagération et la blancheur agaçait la périphérie de son champ de vision, attire suffisamment son attention pour qu'elle y jette un œil. Pierre, avait-elle pensé. Qui d'autre ici avait ce potentiel irritant, sinon lui ? Mais le sourire était familier, trop familier, tellement familier qu'elle en lâcha son air de mégère pour écarquiller les yeux en reculant d'un pas.

— Benjamin ? s'entendit-elle s'étonner d'une voix très haut perchée qui ne lui ressemblait pas.

— Salut toi, répondit cet idiot dans un sourire victorieux.

 

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Notsil
Posté le 03/04/2021
Eh bien, un chapitre riche en émotions pour Astrée !

On a donc confirmation que le songe précédent est lié à Astrée, ce qui amène à se demander si le conflit frère/amant du passé se rejouera dans le présent (pour l'instant ils avaient l'air de bien s'entendre :p).
J'adore leur dispute, et le nom du chapitre ^^

Astrée qui perd pied et Syssoï qui est là, la pauvre ^^ J'ai eu un peu de mal avec ses "j ' " dans les dialogues, à me demander d'où ça lui sortait, même si c'est possiblement lié au fait qu'elle pleure et tout en même temps.

En tout cas on reste dans le chaud et le froid entre eux deux, et puis lui toujours avec ses phrases sibyllines qui montrent qu'il en sait plus qu'il ne le dit....

Je me demande qui est le public de la fin ; les 3 locataires j'imagine, + Pâris et Benjamin (le cousin si je ne me trompe pas ?). Syssoï va finir par être jaloux de tous ces mecs autour d'elle :p

J'espère qu'elle porte autre chose qu'un pyjama fin :p parce que la pauvre Astrée va se retrouver au centre de l'attention générale ^^ et l'arrivée de ce nouveau bonhomme, je me demande ce que ça va apporter.
OphelieDlc
Posté le 03/04/2021
Ravie que la dispute te plaise ! On m'avait conseillé de la supprimer, mais j'y étais trop attachée. Je suis donc contente qu'au moins une autre personne, en dehors de moi-même, l'apprécie.

Oui, j'ai haché un peu sa manière de parler en partant du postulat qu'en pleine crise de panique, elle ne peut pas parvenir a parler correctement. Mais si ça gêne trop, je peux réduire l'effet.

Oui, Benjamin c'est bien son cousin, celui qu'elle a au téléphone en permanence. Et, elle porte la même chose que la veille, à savoir un short de son frère, donc trop grand, et une chemise d'homme. Elle n'est pas des plus présentables, mais elle nous a déjà imposé pire que ça. Haha !
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