Bryn était mort. Il avait cessé d’exister par un pur effort de volonté en voyant ce qui lui arrivait. Il avait souhaité si fort la disparition de toute chose que le monde s’était éteint.
Puis rallumé.
Pas si facile de s’effacer, d’atteindre enfin la fin de la souffrance. Peut-être qu’il ne méritait pas cette clémence. La douleur irradiait partout dans son corps martyrisé, dans chaque battement de son cœur têtu, dans chaque respiration pourtant ténue.
Il se rendit compte que quelqu’un le giflait vigoureusement. Il voulut lever un bras et il ouvrit les yeux en même temps qu’une voix résonnait dans ses oreilles bourdonnantes.
— Pas trop tôt !
Cela faisait trop mal. Bryn se rebella, essaya de dire « non », mais l’autre le coupa avant même que le mot fût formé sur ses lèvres.
— Garde ton énergie pour marcher. Nous avons une heure pour t’amener près d’un caisson médical.
— Sinon, t’es mort, ajouta une seconde voix. Kaput, aussi éteint qu’un trou noir.
Celle-là était moins assurée, mais paradoxalement plus convaincante. Fille. Qui était-ce, déjà ?
— Il faut que tu fasses une partie du chemin par toi-même. Debout.
Les idées de Bryn s’éclaircirent. Mu et, à côté, Keizo. Un immense embarras l’envahit, mêlé de soulagement. Après ce qu’il avait fait, il n’avait pas mérité qu’on vienne le chercher. Jamais il ne pourrait éponger une dette aussi colossale…
Une main sous son aisselle interrompit son autoflagellation et lui tira un hurlement de douleur. Il oscilla, propulsé sur ses pieds, et lutta pour ne pas s’évanouir.
— Arrête de philosopher ! Bouge tes fesses !
Keizo avait l’air en colère : au moins, c’était la réaction que Bryn attendait.
— Tu sais ce qui va se passer dans une heure ? s’enquit Mu. Les larves de cette bête vont éclore, celles qu’elle a pondues à l’intérieur de ton corps… Elles vont te dévorer de l’intérieur.
Cela semblait la combler. Franchement, à sa place, Bryn se serait probablement réjoui aussi.
¤¤¤
Mu marchait en mode pilotage automatique sous la pluie battante, en se fiant aux sens de Keizo.
Elle goûtait l’ironie de la situation : à croire qu’ils n’arriveraient jamais à se débarrasser de ces foutus soldats de l’Alliance. Bryn les avait trahis et il fallait qu’il soit le seul à s’en sortir ! Keizo lui avait confirmé que tous les autres étaient morts. Coriace, le guerrier : avec une blessure hideuse au ventre qui devait le faire souffrir atrocement – sans parler de la connaissance de ce qui se cachait à l’intérieur – il avançait sans se plaindre, soutenu par Mu et Keizo.
Cela énervait Mu, car elle-même aurait volontiers lâché quelques jérémiades ou à tout le moins quelques jurons bien sentis. Putrespace de forêt ! Merdastre de pluie glacée ! Chierie de végétation dégoulinante ! Là, elle ne pouvait plus se le permettre autrement qu’en pensées : elle aurait juste eu l’air de geindre comme une gamine.
Ils réussirent à le ramener dans le temps imparti, sans alerter l’ennemi qui finissait de prendre possession du terrain autour de la maison détruite. Keizo les força à plusieurs détours pour contourner des zones « sensibles », sans que Mu sache ce qu’ils évitaient. Mais, tout bien réfléchi, elle préférait ignorer de quoi il retournait. Et si c’était une autre bête immonde ?
Elle était parvenue à un état d’épuisement proche de l’apathie quand ils débouchèrent d’un boyau dans la caverne. Bryn ne valait pas mieux. Seul Keizo paraissait encore vaillant.
Mission accomplie.
Keizo se dirigea vers une forme adossée à un mur : Mu reconnut un appareil médical perfectionné.
— Eh, mais il y a même un caisson ici ! s’extasia-t-elle.
— Cette caverne est un vrai refuge, confirma Keizo. De l’eau, un synthétiseur de nourriture, un endroit pour dormir et un medicaisson.
Problème résolu ! Dire qu’elle s’était torturée avec ça pendant tout le retour. Elle s’autorisa enfin à lâcher prise ; ses jambes, comme si elles attendaient le signal, devinrent aussi molles que des herbes fraîches. Rompue, elle s’écroula sur les coussins à côté de Lalé. Elle était trempée, tremblait de froid, pire, elle puait, cependant rien ne l’aurait fait bouger. De toute façon, l’odeur infecte du cocon ne la quitterait plus, elle s’était inscrite à jamais au plus profond de ses cellules. Elle hanterait ses cauchemars et ses coups de déprime. Elle insufflait en elle la nostalgie des vieux effluves rances du Vieux Marp.
Roulée en boule, vidée de toute énergie ou volonté, elle contempla Keizo tandis qu’il s’efforçait de déshabiller Bryn avant de le fourrer dans le caisson. Le blessé frissonnait d’épuisement, néanmoins il repoussa les mains de Keizo :
— Attends !
L’homme de l’Alliance se débattait faiblement, avec entêtement.
— Laisse-moi te suivre. Ne disparais pas, cette fois-ci !
Mu hoqueta avec outrage. Comment osait-il, après sa trahison ? Que pouvait-il bien espérer ? Keizo parut méditer un court moment ou peut-être discutait-il avec Bryn en privé. C’était comme regarder un film sans le son ; cela aurait agacée Mu si elle avait été moins fatiguée.
— Je t’en prie ! insista finalement Bryn. Des millions de gens vont encore mourir dans cette guerre, sauf si on la stoppe.
Keizo recula de trois pas et fixa Bryn avec curiosité. Satisfait d’avoir réussi à capter son attention, Bryn poussa son avantage :
— Tu ne pourras pas rester éternellement en dehors. On ne supporte d’assister à la destruction du monde que si on est indifférent, si on n’aime personne. Tu es piégé : il y a Mu, le Vieux Marp, Ennius… et même cette fille… Lalé. Tu n’es pas comme eux, comme les ultras de l’Expérion.
Keizo le contempla, lèvres serrées, le visage froid. Mu se sentait quand même frustrée, exclue de la conversation qui, à coup sûr, se déroulait entre eux.
Keizo recula, puis il fit mine de s’intéresser aux machines, si bien qu’une dizaine de secondes passèrent sans un bruit. La tension entre eux ne baissait pas cependant, elle électrifiait l’air que respirait Mu. Malgré une pâleur de cadavre et le temps qui s’égrainait, Bryn ne désarmait pas. Mu observait leur face à face immobile. Impossible de déchiffrer ce qui tournait dans leur tête ou ce qu’ils échangeaient. Cela lui semblait si… irréel.
Elle eut une illumination ; tout se mit soudain en place. Il n’y avait qu’une explication à cette conversation hallucinante, au sauvetage de Bryn, non, aux deux sauvetages de Bryn… Quelle idiote ! Elle n’avait rien compris, rien deviné, même en sachant qu’ils s’étaient déjà rencontrés avant… Elle confirma aussitôt sa déduction : à l’oreille de Bryn, la même pierre verte qu’elle avait remarquée sur Keizo – il s’était même fait percer l’oreille pour la porter. Une pierre de la couleur des yeux verts du soldat.
Un bruit lointain la fit sursauter et ranima la scène. Keizo tourna la tête dans la direction du puits, plissa les yeux, puis annonça :
— Mu, aide-moi ! Ils ont trouvé l’entrée du boyau. Nous n’avons que quelques minutes. Il ne faut pas traîner.
La jeune fille se redressa en grognant.
— Déshabille-le et fourre-le dans le caisson, ensuite, tu secoues Lalé. Moi, je m’occupe du saut.
— On va où ?
Elle se mordit la lèvre au coup d’œil de Keizo. Pas besoin que Bryn le sache… Ouf, il n’avait pas perdu tout sens commun…
Mu se leva sur des jambes peu assurées, qui consentirent toutefois à la porter jusqu’au soldat. Elle se sentait moulue, mais par rapport à Bryn, elle n’avait pas vraiment de quoi se plaindre. Vaincu, il se laissa faire avec passivité, grimaça sans se plaindre quand elle lui fit mal, en détournant les yeux de la plaie suintante au bas de son ventre.
Quand tout fut fini, Mu posa la main sur le caisson tandis que Keizo lançait le début de la procédure. L’infime vibration sous sa paume lui en rappelait une autre, sur le Vieux Marp, des siècles auparavant, lui semblait-il.
Les yeux de Mu débordèrent. Elle essuya rageusement les larmes qui coulaient, puis retourna aider Lalé à émerger. Pas le moment de craquer !
Facile à dire ! Elle avait été choquée, terrifiée, dégoûtée, tout à la fois. Malmenée jusqu’à n’éprouver qu’une envie, celle de rentrer chez elle, à l’abri sur le Vieux Marp, blottie dans son coin sous l’escalier. Comme quand elle était gamine. Bousculée au point d’admettre qu’elle n’était pas à la hauteur de ses ambitions démesurées : arrêter la guerre. Quelle lunionne ! Un conflit qui durait depuis deux cent cinquante ans, fondé sur la haine de races irréconciliables.
Pour qui se prenait-elle, à donner des leçons à Keizo ? Mu n’avait plus qu’à regagner son Vieux Marp, si c’était encore possible.
— Je te ramènerai chez ton père, si c’est ce que tu souhaites, répliqua Keizo.
Mu se rebella. Il n’avait pas le droit de l’espionner, même si elle projetait à tout va des pensées défaitistes. La colère la stimula et chassa son marasme.
— Par la grande nébuleuse trifide ! Ça t’arrangerait bien que je retourne chez mon père. Comme ça, tu finirais de faire le vide autour de toi. Plus d’Ennius, plus de Bryn et bientôt, plus de Mu.
Des larmes salées piquaient le coin des yeux de la jeune fille. Elle insista :
— C’est pour ça que tu m’as emmenée dans la forêt ? Pour me dégoûter ? Pour me convaincre que j’suis pas à la hauteur ? C’est réussi, merci. Belle démonstration. Est-ce que Bryn a tort et tu te fiches vraiment de nous tous ? Ennius, qui se retrouve seul à Ithéus face à l’Expérion ? Bryn, Lalé et moi ? Tu vas nous mettre à l’abri pour garder ta conscience bien nette avant de disparaître une fois encore ?
Keizo se renfrogna. Mu eut l’impression qu’il était en colère, lui aussi. Pourtant, il se domina, son visage redevint lisse et il esquiva :
— On va à Ithéus, si tu veux savoir. Il faut y arriver avant Ennius. Considérant l’attaque de l’Expérion ici, cela signifie qu’ils contrôlent la Fondation. Ennius n’est pas en sécurité à Ithéus.
Mu ouvrit la bouche de surprise. Elle tenta de questionner Keizo, mais il la coupa par avance :
— On en parlera plus tard. Il faut partir.
Il avait raison, les bruits s’intensifiaient, l’ennemi approchait. Ils étaient peut-être même déjà dans le puits ascensionnel, pour peu qu’ils soient équipés de propulseurs antigrav.
Keizo prit Lalé dans ses bras, puis la posa délicatement sur le caisson qui contenait désormais Bryn. Il attrapa la main de Mu et poussa la cargaison devant eux, vers le portail.
— Viens ! Je vous emmène de l’autre côté du miroir.
Devant, l’arche scintillait ; l’espace opaque en son centre fascinait Mu. Allaient-ils s’y engloutir ? Toute cette technologie miraculeuse pour retourner à Ithéus, quelle bonne blague !
J'adore les répliques de Mu vis-à-vis de Bryn : "tu vas mourir dans d'horribles souffrances" :D Pragmatique, efficace!
Sinon, il semblerait que l'heure du choix ait véritablement sonné pour Keizo. Va-t-il répondre aux questions que je n'arrête pas de poser sur lui depuis le début...? ;p
Héros ou destructeur...? J'avoue qu'à ce stade, je ne sais même pas quel version je préfèrerais...
Merci pour tes commentaires !
Un petit détail :
— d’atteindre enfin la fin de la souffrance [le bout, le terme, peut-être?]
J’aimerais bien que tu m’envoies les derniers chapitres. As-tu encore mon adresse de courriel ?
Non je n'ai plus ton mail, je crois que mon changement d'ordi a eu raison de ma liste de contacts. Tu peux me le donner par MP sur le forum ?
Merci pour tous ces commentaires, j'ai toujours le sentiment d'approfondir mes connaissances du français avec toi et c'est précieux !
Bises et merci pour ta lecture !