Chapitre 8 : Les geôles
Suivi
Après un dernier regard par-dessus son épaule, le Commandant des éclaireurs entra dans l’Observatoire et se dirigea vers les escaliers, déserts à cette heure tardive. Il monta les marches quatre à quatre, dans la pénombre faiblement éclairée par quelques bougies. Le soleil s'était couché depuis longtemps ; il était en retard. Et s’il détestait attendre les autres, il abhorrait plus encore devoir les faire patienter.
Mieux valait pourtant jouer la prudence. Perdre un peu de temps à tourner dans les ruelles du quartier Quadri, par sécurité. Depuis quelques jours, la paranoïa l’envahissait, il avait l’impression de devenir fou. Par le Fleuve, Mara le rendait fou. Mais cette fois, les deux types qui lui avaient collé au train étaient bien réels. Il était agacé d’avoir été suivi, agacé d’avoir dû faire un détour pour les semer, agacé de devoir courir par leur faute pour rattraper son retard. Et puis, celui qui leur avait ordonné de le filer n’avait même pas été capable de choisir des hommes compétents ; avoir été sous-estimé rajoutait encore à son agacement.
Une fois arrivé au niveau de la salle, Ilohaz attendit un instant pour reprendre son souffle, arrangea un peu sa tenue puis ouvrit la porte. Le battant de bois grinça et les murmures qui lui étaient parvenus jusque là s’éteignirent. Les tables avaient été poussées sur les côtés et tous les fauteuils de la pièce avaient été pivotés vers le mur du fond, devant lequel se tenaient, debout, Souftir et le Précepteur. Ce dernier l’accueillit calmement et l’invita à les rejoindre, tandis que le forgeron montrait des signes d’impatience.
— Le voilà enfin, notre Commandant préféré, s’écria-t-il.
Tous les regards se tournèrent vers Ilohaz et le suivirent alors qu’il traversait la salle. Les membres les plus importants du Premier Cercle s'y trouvaient : des chefs de corporation, deux capitaines bâtisseurs, quelques proches d’administrateurs influents. Face à tous ces regards avides d’informations et de nouvelles prometteuses, Ilohaz recula légèrement. Quand le Précepteur l’avait convoqué pour la réunion de ce soir, il n’avait pas précisé qu’ils seraient si nombreux. L’appréhension incontrôlée qui l’habitait depuis quelques jours s’intensifia.
— Nous étions en train de dire que les fils Kegal ont été enfermés à la commanderie militaire suite à leur retour quelque peu… bruyant, résuma le Précepteur. D’après les rumeurs, leur procès a été plutôt mouvementé. Ilohaz, vous êtes le seul parmi nous à y avoir assisté. Qu’ont raconté les deux garçons ? Ont-ils vu quelque chose au gouffre ?
Le Commandant mit un moment avant de comprendre que la parole lui était donnée. Il avait entendu prononcer son nom, mais son regard et ses pensées étaient perdus dans les visages qui lui faisaient face. Il s'efforça de reprendre ses esprits et se concentrer.
— Non, répondit-il en secouant la tête. S’ils avaient vraiment fait une découverte concrète, ils auraient largement insisté dessus pour tenter de se tirer d’affaire. Ils se sont contentés de mentionner vaguement une galerie qu’ils auraient aperçue, mais nous savons tous ici que ce n’est qu’un mensonge.
La plupart des regards braqués sur lui se ternirent. Ilohaz plissa les lèvres d'impatience. À quoi s’étaient-ils attendus ? Les frères Kegal n’étaient pas les premiers à essayer de se rendre au bout du canyon, le Premier Cercle y était allé bien longtemps avant eux. Et ceux qui avaient fait le voyage étaient unanimes : il n’y avait rien à voir. Ce n’était pas une grande nouvelle.
— Pourquoi auraient-ils menti ? demanda une femme dans l’assemblée.
Ilohaz haussa les épaules.
— Sans doute pour justifier une nouvelle exploration du gouffre, financée par le Haut Conseil ou même l’armée.
— Plus facile à dire qu’à faire ! s’exclama une conseillère du quartier Viswen. En premier lieu, qu’en ont pensé les officiers ?
Le Commandant s'efforça à l’objectivité. Lui-même avait été immédiatement emballé quand Bann Kegal avait narré sa petite aventure, mais il ne pouvait pas prendre son cas pour une généralité.
— L’aîné a raconté une belle histoire, celle de deux frères qui ont mis leur vie en péril pour l’avenir de la Cité, répondit-il. On ne peut pas lui enlever son sens de la mise en scène. Le Général a été obligé de l’interrompre, car il passionnait un peu trop son auditoire. Je n’irai pas jusqu’à dire que tous approuveraient une nouvelle expédition, mais le jeune Kegal en aura au moins fait réfléchir certains. Bien sûr, nous avons reçu pour consigne de ne pas répandre parmi les soldats le point de vue subversif des deux détenus et de dissuader quiconque évoquerait de la sympathie à leur égard.
— Le vieux Général rétrograde essaie d’empêcher le progrès ? Quelle surprise ! ricana l’intendante du quartier Quadri.
Plusieurs personnes dans l’assemblée éclatèrent de rire puis le Précepteur leva doucement les mains et prit un air sérieux.
— Ekvar constitue un problème bien réel, qu’il ne faut pas sous-estimer et dont nous devons nous méfier. Néanmoins, nous avons réussi jusqu’ici à agir sous son nez donc je ne vois pas de raison de s’affoler pour l’instant.
— Je n’ai pas fini, intervint Ilohaz. Je possède des informations supplémentaires, le vrai motif de ma venue aujourd’hui. Apparemment, Bann et Mevanor ont raconté aux autres prisonniers qu’ils voulaient faire ériger un barrage à l’entrée du canyon pour assécher le Fleuve et se rendre plus facilement au fond du gouffre.
— Là encore, coupa Souftir, rien de nouveau pour nous. Construire un barrage à l’entrée du canyon est un projet que nous nourrissons depuis des années. Mais cette fois-ci nous n’aurons pas besoin de prendre de risques puisque les Kegal se trouveraient sur le devant de la scène. Il nous suffit de nous arranger pour que les bonnes personnes les soutiennent. Pour la première fois, nous avons l’opportunité de mettre le peuple de notre côté.
Souftir avait raison, le gouvernement se méfiait de leur groupe, surtout depuis l’effondrement du temple, et ce même si aucune preuve ne les reliait directement aux contrebandiers. Mais si le barrage avait le visage du fils du héros de la Cité… Les gens pourraient se rallier à lui sans éveiller les soupçons de Nedim.
La pièce retomba dans un silence pensif pendant que chacun considérait les opportunités que le retour des frères Kegal pouvait apporter au Premier Cercle. Ce fut un membre de la corporation des bijoutiers qui reprit la parole timidement.
— Les rumeurs que nous avions lancées à propos du départ des deux garçons avaient servi nos objectifs. L’histoire s’était rapidement répandue alors qu’Ateb et Subor s’efforçaient de rester discrets sur le sujet et déjà les gens se posaient des questions sur le sens de leur expédition. Nous pouvons utiliser les mêmes réseaux et en rajouter un peu pour que le peuple suive. Promettre de l’aventure, des découvertes, de la nouveauté. Du travail également : la possibilité de participer à un chantier comme celui-là ne se représentera pas de sitôt. Et tout cela en dehors de la Cité !
Ilohaz hocha la tête machinalement, comme s’il attendait son approbation, alors que le bijoutier ne le regardait même pas. Il pouvait comprendre l’attrait que symbolisait l’extérieur de la ville pour un homme tel que lui, artisan et commerçant, qui n’avait connu que la sécurité aussi bien physique que financière. Sortir de la Cité procurait un sentiment grisant de liberté dont beaucoup rêvaient. Comme un rappel à la réalité, le fantôme des éclaireurs qu’Ilohaz avait conduits à la mort à peine trois sizaines plus tôt s’imposa à lui. Hors des murs, personne n’était à l’abri du danger. Mais c’était cette peur du danger et cette volonté de préserver chaque vie qui avait poussé la ville dans l’engourdissement et la torpeur. Pour faire fleurir un arbre, il fallait accepter d’en tailler les branches, aussi douloureux que cela pût être. Les dirigeants de la Cité ne comprenaient pas cela.
Autour de lui, personne ne semblait avoir remarqué le dilemme qui agitait le Commandant des éclaireurs. Aucun d’eux n’avait jamais mené des hommes à la mort ; la dangerosité de travailler si loin des remparts pendant des lunes ne leur avait même pas effleuré l’esprit. Ils parlaient de la seule chose qu’ils connaissaient et maîtrisaient : les écailles.
Souftir réclama le silence pour exposer son point de vue sur la question.
— Si le barrage est construit, nous pourrons rouvrir les galeries directement depuis le gouffre. Recommencer à creuser depuis plus loin que nous ne l’avons jamais fait. Dépasser les limites de nos précédentes explorations. C’est une opportunité unique. Peu importe le coût de cette entreprise : elle doit être mise en œuvre. Nous y placerons nos propres écailles s’il le faut !
Un murmure d’approbation s’éleva dans la salle. Bien sûr que tous ces gens fortunés et influents pouvaient se permettre d’ouvrir leurs bourses pour participer à la construction. En réalité, ce n’était pas vraiment le fond du problème et Souftir le savait bien.
— La question n’est pas tant de trouver des financements qu’un mécène crédible, reprit le forgeron. Si des écailles tombent soudain du ciel pour les soutenir, les Kegal devineront que quelqu’un essaie de les manipuler. Cela m’étonnerait que Subor et Ateb soient aussi enthousiastes que leurs fils à propos d’un barrage, ils doivent déjà être en train de chercher une échappatoire. Il ne faudrait pas qu’ils se servent de la provenance douteuse des fonds comme excuse pour se défiler.
Ilohaz savait qu’à ce moment-là, tous pensaient à la même chose. Une seule personne avait suffisamment d’écailles et d’influence pour concrétiser cette idée sans attirer les soupçons. Justement la personne dont il se méfiait depuis quelques jours. Il fit quelques pas pour s’approcher du Précepteur qui se tenait près de lui et murmura qu’il devait lui parler en privé. Le vieil homme acquiesça et s’adressa au reste du groupe d’une voix forte.
— Tilia, je vous laisse diriger la discussion sur le sujet du financement. Nous devons chercher un moyen pour que chaque participant y trouve son compte. Pour nous aider, capitaines, je vous demanderai de préparer des plans de construction. Une esquisse dans un premier temps, juste le nécessaire afin d’établir une base de dialogue et d’estimer les coûts.
Les deux bâtisseurs hochèrent la tête en signe d’assentiment pendant que l’intendante du quartier Viswen se levait pour remplacer le vieil homme. Le Précepteur entraîna Souftir et Ilohaz dans la pièce voisine, beaucoup plus petite et intime, meublée par deux fauteuils et une table basse recouverts d’une épaisse couche de poussière.
— S’est-il passé quelque chose avec Lajos ? demanda précipitamment Ilohaz devant les pupilles curieuses de ses interlocuteurs. Il me fait suivre depuis plusieurs jours.
Le forgeron lança un regard entendu au Précepteur avant de répondre.
— Tu es sûr de toi ?
— Oui. Il n'envoie pas les types les plus discrets. J’en ai semé deux en venant ici et j’ai dû attendre en bas, dans le parc, pour m’assurer qu’il n’y en avait pas un troisième.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, objecta Souftir en secouant la tête. Je te crois quand tu dis que quelqu’un te surveille. Mais Lajos a vraiment d’autres chats à fouetter en ce moment. Ni tes activités ni tes relations ne l’intéressent.
Une chaleur brûlante s’empara des joues du Commandant qui ne sut pas quoi répondre. Souftir soupira et lui lança un regard empli de pitié tandis que son compagnon affichait un petit sourire amusé.
— Enfin, Ilohaz, nous ne sommes pas dupes. Pourquoi as-tu immédiatement pensé à Lajos ? Tu dois cesser de te rendre chez eux. Si c’est lui qui te fait suivre, ce qui m’étonnerait, il arrêtera. Et si ce n’est pas lui, alors Mara Volbar te sera reconnaissante de ne pas être vue en ta compagnie. Ekvar n’est pas le genre d’homme à faire dans la subtilité, s’il te soupçonne de faire partie du Premier Cercle, il aura vite fait de vous mettre tous les deux dans le même panier.
— Ekvar ? Vous croyez que c’est lui qui se cache derrière tout ça ?
Comme pour se récrier, Souftir leva les mains à hauteur de son visage.
— Je n’en sais rien. Ce n'est qu'une supposition. Il paraît qu’il recrute pour la Garde. Ce n’est pourtant pas la période. A-t-il donné une raison ?
Ilohaz haussa les épaules. La Garde, ce n’était pas son problème. Moins il voyait le Premier Commandant Heifri, mieux il se portait.
— Je crois qu’ils veulent réduire l’influence des milices de quartier, répondit-il.
À nouveau, ses deux interlocuteurs se lancèrent un regard de connivence, mais ne daignèrent pas lui expliciter leurs pensées.
— Arrête de te rendre chez les Volbar, finit par répéter Souftir en lui indiquant la porte d’un mouvement du bras.
Perplexe, le Commandant rejoignit la salle voisine où la même femme dirigeait toujours la discussion. Apparemment, le débat n’avait pas progressé pendant son absence. Il se faufila jusqu’au fond de la pièce pour trouver une chaise libre et essaya de se concentrer sur le sujet qui préoccupait les autres, mais son esprit alternait entre Ekvar, Mara et Lajos Volbar. Pourquoi son supérieur le soupçonnait-il d’appartenir au Premier Cercle ? S’était-il trahi sans le vouloir ? Était-ce à cause de son ambition, de sa désobéissance quand il avait accompagné Subor en forêt ? Ou s’agissait d’un malheureux hasard ?
L’intensité d’un regard fixé sur lui le fit tourner la tête. Il croisa deux yeux brillants, un joli visage, deux pommettes hautes qui rougirent de s’être fait attraper à l’observer.
Gêné, il détourna les pupilles. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Son cœur qui ne lui appartenait plus. Mara Volbar occupait toutes ses pensées, mais leur relation était impossible, même sans la discussion qu’il venait de tenir avec Souftir. Elle voulait un ami. Il ne pouvait pas se contenter d'une amie. Il devait l’oublier. Passer à autre chose. Pour leur bien-être à tous les deux.
Quand il leva à nouveau les yeux, sa voisine le regardait toujours, un air interrogateur sur le visage.
Il soupira et lui rendit un sourire résigné.