JULES.
J’ai couru. J’ai couru comme rarement j’ai couru. Ayant arrêté l’idéellation, ayant dévalé dare-dare les escaliers d’mon immeuble, j’ai couru sans plus penser à mon souffle ni à mes cuisses arrach’doulourées. J’pouvais pas m’autoriser l’frein. Moi j’jure que cette fois, oh cette fois, bordelasse j’y arriverai. Et là, justement ! Je m’y approche de la grande place avec plein de pavés et une grande statue et des gens qui fuient dans tous les sens et aïo des pires aïe ! Noir de bruit, un essaim d’abeilles s’attaque aux gens. Il bourdonne c’est si coupant, mes tempes chauffent ça migraine là-dedans. La nuée est immense, elle se sépare en deux, pis en trois, et chaque essaim grandit grossit, et se dédouble plein de fois. Une quatrième grappe poursuit un enfant criant et un homme pleurant. Là-bas, une femme se r’trouve encerclée, les insectes s’ruent sur son visage, elle hurle. Pis bientôt tout l’y monde cavale avec des abeilles assassines derrière lui. Et des cris et des cris, à la fois de douleur, de peur, et des appels à l’aide, est-ce que les gens sont piqués, est-ce que les gens ressentent les piqures tout comme si elles existaient ? Et toc toc toc sous le front, et bzz bzz bzz dans les oreilles. Les cris les cris les criiiiiiis, mais qu’on arrête les bruits du monde, s’il vous plaît ? Là c’est assez trop, trop, trop de tigré qui file le ciel les ailes qui sifflent les nuages les ailes. Bzz bzz. Ça fait mal. L’effréelle les essaims d’abeilles impitoyables. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça fait mal. Pas les piqures des abeilles qui, quoi ? ne me touchent pas, aucune bestiole autour de moi. Juste le bruit des insectes leurs ailes leur dard qui attaquent les cris des gens déguerpissants. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça fait… oh hey Jules ?! Tu te réveilles un peu et t’arrêtes de niaucher à cause de ta toctocaine ? C’est pas comme ça que tu vas ouais ?¡¡ Fichtre à la fin, rappelle-toi pourquoi t’es là. Concentre-toi. Ferme tes paupières. Pulse la volte-vitesse dans les veines. Ignore la douleur qui te fore le front. En fiche-toi qu’on te voit t’idéeller, de toute façon les gens sont trop occupardés à fuir. V’là comme ça…
C’est bien c’est… ça y est, tout est là,
j’y rouvre les yeux
tête moins souffr’toc-toquine
chair bleutine vertine
les ruisseaux d’eau les racines les fleurs qui germinent
Jules souffle elle pense
courage courage courage… courage !
sautille torpille l’adrénaline montille
vlam elle tourne houf elle part en quête de la proie
de l’Anima de Céleste
même si elle en sait archi rien où chercher
fichtre
elle va là-bas où l’essaim semble le plus gros
elle court elle court
cours courage !
évitant au passage les essaims les gens hallucinés
tout panique
des insectes arrivent droit sur elle
elle baisse le buste la volée passe au-dessus
l’écart les pieds saut de côté
elle préfère le trottoir d’à côté
où il y a moins de terrasses des tables qui la gênent
elle évite une voiture un vélo un container
elle sait pas si elle peut passer à travers eux
si ça fait mal de traverser les murs peut-être ?
elle court elle court
entre les arbres qu’elle seule peut voir
près des animaux sous les oiseaux
qu’elle seule peut voir
elle s’essouffle halète le souffle
où aller où aller où aller
prend une rue à droite non revient en arrière
où aller où aller où aller
à gauche la grande allée c’est sûrement mieux
où aller où aller où aller
ou sinon le boulevard là-bas au fond
où aller où aller où aller
elle tourne en rond et elle affole
à cause que comme la dernière fois elle y est au milieu
de l’effréelle mais ne trouve pas la victime
où aller où aller où aller
elle s’arrête pivote sur elle-même elle orage et c’est une voix
subite qui la sort de sa panique
— Salut !
elle sursaute elle se tourne et découvre
qui quoi l’autre idéelle
la deuxième celle qui avait été à côté de la première
au tout commencement
quand l’y avait les rats la nuit noire
celle à l’accoutrement étrange un poncho bleu
bleu comme un beau soir d’été
les fioritures sur le tissu dansent voyagent
coulantes broderies
filaments jaunes soleil
des jambes effilées et des jolies botines
Jules lève les yeux
des cheveux bleus et sur son visage
l’écoulement de la Mer l’écoulement du vent
c’est une peau de courants d’air et courants d’eau
qui maquillent ses traits
dissimulent ses traits
comme un masque de brise et de ruisseaux
qui le rendrait méconnaissable en tant qu’individu
s’il était humain est-ce qu’il est humain comme elle
ou... ?
— T’es qui ?
aboie Jules tandis que les abeilles bourdonnent près d’ici
— Ou plutôt t’es quoi ?
se corrige Jules
gênée l’idéelle se gratte la nuque ouvre la bouche pour répondre
mais impatiente Jules claque
— En fait ? J’m’en fiche. On est en train de changer un vivème-là, t’aurais pas une idée de où est la victime ?
— Qu-oi ?
ses yeux à lui clignent un tas de fois surpriso et Jules l’est soulage
qu’au moins il parlote au contraire de
fichue Ekho
mais Jules l’est aussi gavée à cause que
il sait rien fichtre je roule les yeux au ciel
cet être qu’il soit une idéelle un Anima
un humain qui s’idéelle
m’est d’aucune aide je repars au pas de course
— Hé attends ! Tu vas où ?
— Aider la victime avant qu’il soit trop tard ! Tu veux que j’fasse quoi d’autre ?
et je panique panique à cause que si ça continue comme ça jamais j’arrive à temps
et je
— Je croyais que l’époque où on changeait les vivèmes datait de la Belle Guerre ! Que tout ça c’était terminé et que –
l’idéelle continuait la parolée mais un essaim fonce au milieu du trottoir
Jules et l’autre être-évanescence s’écartent
l’un à droite l’autre à gauche
il la rejoint et Jules souffle du nez d’indignation
elle arrive encore moins à se concentrer avec lui à ses côtés
et Jules
— Pourquoi est-ce qu’on changerait un vivème, pourquoi est-ce que –
elle s’arrête il s’arrête aussi
tout interloqué
elle pose ses poings sur les hanches et le foudroie du regard
— Écoute, j’ai vraiment pas le temps de te faire un cours d’Histoire maintenant. Tu m’aides ou tu m’aides pas ?
— Mais t’aider à faire quoi ?
et Jules grochonne et Jules se demande s’il le fait exprès ?!
— À repérer la victime bordelasse ! Tu sais celle qui a les yeux noirs et qui doit souffrir de ses morts et –
— Bein… c’est très certainement là-bas ?
— Là-bas où ?
il fronce ses sourcils d’étonnio
— Tu ne le sens pas ?
— Sentir quoi ?
— La douleur.
le garçon-idéelle tapote sa poitrine pis lève son bras montre derrière nous il ajoute
— On le sent. C’est condensé là-bas. Si la personne que tu cherches a mal, il y a des chances à ce que ce soit elle à l’origine de cet amas de souffrance, tu ne penses pas ?
— Eh… Ouais...
— Tu sens vraiment rien ?
— Pas vraiment, non.
— Ah. Bon. Il me semble pourtant que ça s’est accentué, comme un grand chagrin qui pèse sur son dos. C’est lourd, ça lui compresse la poitrine. En plus de ça, la personne a la migraine maintenant.
Jules mord sa lèvre
exige qu’il la guide alors il sourit de toutes ses dents et il dit
— D’accord ! Mais en chemin tu m’expliques ce qu’il se passe ! Parce que toi aussi tu n’es pas une idéelle, pas vrai ? T’es une humaine qui arrive à t’idéeller ?
je suppose que je n’ai pas le choix
alors j’accepte même si c’est en râlant un visage bougonneux
pis comme ça on est partis à toute biture
les jambes accélérées on courait on courait
au début je disais rien mais l’idéelle m’a carrém’ forcé la main
total’ curieuse avec toutes ses questions et malgré moi
j’ai fini par ronchonner des réponses
comme ça je lui ai parlé de l’Anima de Céleste
qui veut faire grandir le Pandémonium
en défigurant l’esprit des gens
leurs rêves leurs espérances leurs croyances
leur raison de vivre
leur vivème quoi
faire qu’ils adhèrent à son idéologie des pires noirceurs
bien que ça soit contre leur gré
j’ai précisé que changer un vivème ça prend du temps
souvent la victime résiste les premiers jours
semaines mois années
ça dépend des gens
mais parfois il y a ce moment où elle en peut plus alors elle
flanche
et c’est quand elle est sur le point de fléchir face à Céleste
qu’une effréelle apparaît
je sais pas pourquoi ça se passe comme ça voilà c’est juste
comme ça
le garçon-idéelle a écouté
je me suis rendue compte qu’il n’était pas complètement ignare
non plus
il connaissait l’histoire du Pandémonium
avec Céleste et Océane
pis leurs enfants Noée Jules et Léon
juste il n’est pas à jour sur ce qu’il se passe
maintenant
on courait on courait
je lui ai parlé des deux idéelles que j’avais vues près des rats
il a hoché la tête
qui ont fondu dans le corps de l’homme aux yeux noirs
il a hoché la tête
je lui ai parlé des deux idéelles durant la nuit-sombrité
qui ont fondu dans le corps de la femme aux yeux noirs
je lui ai dit que c’était… vif coup d’oeil dans sa direction
nous je crois
comme une vision future de nous
qu’on voyait avant il y a longtemps déjà
ou j’en sais rien je ne comprends pas
en même temps nous idéelles ça semble aussi lié au passé
à Noée Elévie et Jules Orion
mais je sais pas c’est mon interprétation tu sais
nous sommes un mélange de passé
présent avenir
et je
saute par dessus une poubelle
pis j’évoque notre pouvoir d’idéellation
mais là franch’ ??
j’en sais rien je ne comprends pas
plus que toi
pourquoi nous mais pas les autres
et je savais pas pourquoi j’avais la parlotte ainsi
juste peut-être j’explose de l’intérieur à tout garder fermeturé
et pour une fois
pour une fois
je rencontre une personne au même pouvoir que moi
c’est trop inouï pour garder bloqué en moi
mes questions mes suppositions
et on
tourne à droite monte les marches grises d’une grande cour
et lui me sourit en me disant qu’il voit mieux
les choses merci bien
même s’il reste encore beaucoup d’interrogationnés
et qu’il me suit ! il va m’aider glisser dans le corps
avec moi
si on trouve la proie de Céleste à temps
et après
— Pourquoi ?
Jules lui demande avec suspicion
les yeux plisses
l’truc zarbé c’est qu’il parle de tout ça avec beaucoup
beaucoup trop de légèreté
comme si ça lui faisait pas peur
comme s’il ne prenait pas la mesure
de tout ce que ça
implique
changer un vivème
le danger que sont Céleste Ekho et tous les autres
— Je crois que je veux… savoir.
il répond avec flamme dans la voix
— Savoir quoi ?
— T’as dit espérer être confrontée à l’Anima de Céleste ?
— Oui. J’aimerais lui prouver que moi jamais je –
— Peut-être qu’elle pourra nous répondre et nous dire pourquoi on arrive à faire… ça ?
il montre leur deux corps il montre leur pouvoir d’idéellation
Jules brusquette
s’arrête
une nouvelle fois
et l’autre continue à courir époumoné
et l’autre ne s’en rend compte qu’après que Jules ne le suit plus
enfin il se stoppe aussi
il fait marche arrière se pose devant elle tout grand tout haletant
il souffle souffle
le front ridé
— Dis, tu viens ? C’est que… on a relative-ement peu de temps à perdre ?
il peine à reprendre ses poumons de respiration
et Jules croise ses bras lui jette un regard amer
— Non. Déso’ mais moi j’assiste pas une personne qui veut rien d’autre que profiter de la situation !
— Comment ça, profiter de la situation ?
— Bah poser ses questions à l’Anima de Céleste pis faire copain-copine avec elle !
l’idéelle cligne ses yeux sous la surprise
petit temps d’attente
respiration plus fluide
— Quoi ? Mais…
— Céleste l’est mauvaise !
— Oh mais arrête ! Ce n’est pas parce que j’aimerais l’interroger que je compte pactiser avec elle !
— Mon oeil ouais !
— Je ne veux pas changer de vivème plus que toi. Et qui te dit qu’elle est si mauvaise que ça ?
— Tu plaisantes, j’espère ?
— À l’élégrâce ! Je t’assure que je ne suis pas dans son camp.
— Mouais… C’est ça. Continue avec tes fichues foutaises, mais moi j’entre pas dans ton jeu. Et surtout j’te suis pas. Franch’, tu m’inspires pas confiance !
visage déconcerté chez lui
mine obscurcie
comme si la personne là-derrière était vexée blessée
il se braque
posture fermée
sa main tire son poncho
vers le bas
comme un mauvais tic
alors il dit
— Très bien. Je te demande rien, tu sais ? Pas obligée de me suivre ou quoi.
— Parfait. À cause que jamais j’fais ça.
— Parfait.
— Adios.
— Adios toi-même.
et l’idéelle se retourne la mine froissée
elle reprend la course de manière effrénée
et Jules part dans l’autre sens mais
très vite trop vite
Jules réalise
elle peste et jure et grogne violento
elle pivote le rejoint
il soupire à sa vue et dit
— Bon alors. Tu pars pas ?
elle grommelle une réponse de silence
— Ah mais c’est vrai !
qu’il s’exclame en se tapant le front et se moquant
— C’est que ma tendre amie ici ne sent pas la douleur de la victime et ne peut pas la trouver sans moi…
je grinche
rougiole de honte et de rage
le hic ¡ il a raison
Jules a beau se concentrer elle ne sent
absolum’ aucune
émotion que l’autre boulet piste
ce creux ce vide ça la désempare
et désaxe au milieu des gens qui fuient
qui hurlent les abeilles poursuivantes
elle peut pas s’empêcher de se dire qu’elle est pas suffisante
qu’elle l’a jamais été même quand elle le veut
fichtre
l’autre idéelle baisse son regard
petits ses yeux ambre
il sourit comme s’il était satisfac’ de lui
ou amusé par la situation
Jules fronce-nez et lui tire la langue
il rit alors en secouant sa tête
même si c’est en s’époumonant la respir’
ils courent ils courent
mais de plus en plus lentement
foutre pourquoi qu’on ralentit ça siffle à côté
sa respir’
soudain il s’immobilise Jules forcé’ aussi
— Pourquoi qu’on s’arrête ?
elle jappe
— Excuse-moi… j’ai besoin d’une… p-pause et…
— T’es sérieux ?
— Ça fait beaucoup à gérer dedans ! La… peur et la douleur sont assez partout ? Laisse-moi ju-uste… concentrer.
Jules mord sa joue
tapote son pied d’impatience à cause qu’elle est rien essoufflée du tout
elle
et qu’elle voit pas pourquoi qu’on le serait
lui ferme ses paupières
haleté il est courbé et se tient le ventre
Jules triture ses doigts
se dandine d’un pied à l’autre
grugnonne pour bien lui faire comprendre
qu’il se dépêche quoi
enfin amen il relève le buste les yeux
— Je crois c’est plus au sud. Viens ! Faut qu’on se dépêche.
et l’idéelle s’élance sur la route mais bien trop vite
Jules hurle
— Attention, la voiture !
l’idéelle se décale ça freine rudement
crissements de pneu klaxon âpre le son
ils prennent une ruelle à droite
zigzaguent entre les sacs-poubelle
vilain l’odeur les mouches
heureusement pour Jules il y a les plantes grimpantes
et un renard
qui enjolivent le méchant béton
— Au fait ?
qu’il demande
— Quoi encore ?
— Comment tu t’appelles ?
s’il croit que je vais donner mon nom !
jamais de la vie bordelasse
ce pouvoir d’idéellation l’y a trop de gens qui
voient ça d’un mauvais oeil
et bien sûr lui c’est pareil mais il pourrait quand même
me dénoncer à je sais pas qui
les Grisœils de l’Observatoire
— J’te dirai pas.
— Bon. Ton nom d’emprunt alors ?
je le regarde sans comprendre
avec les jambes qui crèvent malgré tout
et le souffle qui se mâche
un chouille
— Quoi ! Faut bien que je t’appelle d’une certaine manière !
il s’explique
je réfléchis
et en fait
je réfléchis pas longtemps
— Elévie.
il s’arrête brusquo
Jules continue la course et maugrée
en hurlant
— Si tu me dis que t’as besoin d’une nouvelle pause, j’te jure que –
— T’es Noée Elévie ?
— T’es boulet ou quoi ? Toi-même tu l’as dit ! C’est un nom d’emprunt.
et soudain il est de retour là et il sourit
beaucoup trop jovialément
— Bon alors moi je vais prendre Orion !
mais fronce subito ses sourcils
de réflexion
ils courent ils courent
— En fait ? Je préférerais Orée.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est elle et il et iel en même temps.
Jules ça la comprend pas trop dans son ventre
elle lui jette un regard en biais
et l’idéelle explique qu’elle se sent pas toujours garçon
parfois c’est fille pis aussi il y a des jours c’est aucun des deux
Jules réfléchit
c’est la première fois qu’elle est confrontée à ça
elle réfléchit
examine ce corps de garçon à côté d’elle
pourquoi dedans ça devrait forcément être pareil
elle réfléchit encore
pis s’dit que dans l’fond c’est pas son problème
Jules lui demande quand même
comment elle doit l’appeler à part Orée
est-ce qu’elle doit dire elle ou il ou iel
il répond comme je veux !
avec une telle lumière dans ses lèvres
que Jules ça la déstabilise un court instant
sérieux c’est quoi ces gens qui sourient tout le temps
est-ce qu’ils arrêteraient pas parfois un peu
ou est-ce que même quand ils dorment
ils explosent la joie ?
Jules répond d’accord
il prend une ruelle à gauche plus petite
il ralentit
— Enchanté, Elévie.
— Ben… Pas vraiment enchantée, Orée.
— Au moins, t’es honnête.
— J’aime pas les mensonges et j’aime pas les hypocrites.
— On est vraiment tout près maintenant.
Orée marche sous l’ombre des puanteurs des bruits sombres
Elévie derrière lui trouve sa haute et fine silhouette tendue
son long poncho s’est assombri
il fioriture moins
sûrement que le vêtement raconte l’humeur d’Orée
dur à dire
comme on s’approche de la victime c’est plus tendax à gérer
sa souffrance ?
les murs étriquent le couloir
les deux idéelles arrivent dans une cour intérieure
les abeilles ne sont pas là pas encore
en revanche les habitants de l’immeuble sont là
quelques-uns dehors beaucoup aux fenêtres observent
ce vieillard qui se recroqueville au sol
gémissant remuant faiblement
les yeux ouverts virés noirs
petit souffle douloureux qui s’échappe de sa bouche ridée visage fripé
respiration saccadée comme s’il était pris dans un mauvais rêve
et au-dessus cette colonnade de lettres qui plane
c’est son vivème mais illisible tout est brouille
Orée s’arrête un instant il ne peut plus bouger
bloqué dans une forte émotion
et les gens ont vu Orée et Elévie ils les observent chuchotent
Elévie le bruissement lui monte à la tête
Orée inspire il s’avance il s’approche examine le vieillard
jette un regard à Elévie
et Elévie voit dans ses yeux pâles la profondeur du mouillé
Orée vertige et porte le chagrin
de l’homme ancien
Elévie vertige et porte l’oscillation
des points de non-retour
l’envie de déguerpir
et Orée ose un sourire
timide désolé
il n’y peut rien
personne n’y peut rien
jamais personne
à Elévie il lui fait un petit geste de la main
tu viens ?
et Elévie se demande d’où ça lui vient
ce sourire cette confiance
comme si tout ça n’était qu’un jeu d’enfant et que ce qui allait se passer
ce serait facile
puis il se couche près du corps le vieillard
gesticule encore sur les pavés
Orée le regarde un moment
trouble palpitant
et soudain l’enserre
comme on sert un vieil ami longtemps perdu
enfin retrouvé
instinctivement Orée a coulé avec extrême délicatesse dans son corps
Orée n’est plus là
Elévie est là
elle hésite hésite
frileuse subito
Elévie s’agenouille final’ dans l’herbe haute qui rayonne
elle n’aime pas pas pas être observée de partout
les regards des femmes et des hommes à la fenêtre
elle inspire expire
elle boulotte dans le ventre
ça ravine ravine ravine
elle n’aime pas ses mains qui tremblotent
se couche tombe dans les yeux tachés de sombre et
sait sait sait elle doit y aller elle aussi elle ne peut
pas pas pas pas l’abandonner
le vieillard
Orée
elle s’approche toujours plus près
roulante dans une si jolie prairie
prairie imaginée
touche les épaules de l’homme meurtri
d’emblée l’être d’Elévie avale le froid
le coeur
c’est comme si elle serrait
la peur du monde
le chagrin du monde
lorsqu’elle glisse dans la fente qu’elle sent dans le corps
c’est sa brisure sa faille
elle a coulé
elle a entendu
le triste vieil homme
ses souvenirs sa vie hurler derrière ses rides
elle a fermé les yeux
elle s’est laissée bercer par la peine l’ennui
c’était une plainte comme jamais elle n’avait entendu de plainte
un archaïsme vieux comme le premier cri
jeté dans le ciel par-delà la terre
nos horizons déclinants
tombée à l’envers
mais tout n’a toujours été qu’un malheureux accident
depuis la première fois