Au fil de sa carrière dans la police, il avait appris l’art de jongler avec, d’un côté, ses croyances religieuses, de l’autre la rigueur d’investigation. Il n’y a rien d’incompatible, se répétait-il souvent, se faisait-il dire, aussi. Dans les instants de doute et de désolation, Dieu lui était même salvateur. La lumière au bout du tunnel, une épaule sur laquelle se reposer. Les cadavres et les victimes de tortures s’accumulaient, les pervers les plus abjects passaient sous son nez, le narguaient ou lui explosaient à la figure. Quand les limites de sa résilience psychologique tiraillaient son esprit, il se créait du temps pour goûter à la grâce tranquille des églises. Il ne s’était plus confessé depuis longtemps. On avait trop exigé de lui, par le passé, qu’il déballe ses secrets dans le confessionnal, et l’idée de reproduire le schéma de culpabilité le repoussait. Mais le reste, les paraboles chrétiennes, la prière silencieuse, la paix qu’il ressentait en son cœur quand il se reconnectait aux racines de sa foi, cela n’avait pas changé. Bien sûr, le doute faisait partie de l’acte même de croire. Qui ne se pose jamais de questions ? C’était comme enquêter : plus important que tout, le doute poussait à continuer les recherches. À déterrer plus de preuves et à se remettre en cause. L’incertitude, ou l’essence de la vie.
Ce n’était pas cette saine incertitude qui le faisait frémir dans les toilettes du commissariat, une main sur sa gorge, où ressortait une branche du crucifix, et les yeux mi-clos. Non… c’était l’horreur. Le sentiment l’avait saisi à la vue de la gamine internée, et des choses qui habitaient son regard. En un éclair, il avait su.
Il savait. Et savoir le terrifiait, parce qu’il refusait d’y croire. Il refusait de confondre foi et travail de cette manière. Avant de voir le Mal partout, il fallait rationaliser, infirmer nombre d’hypothèses et, surtout, envisager toutes les autres possibilités. Alors pourquoi ne doutait-il pas ?
Sa première intuition, qu’il ne parvenait pas à raisonner : ce qu’il y avait dans le corps de la jeune fille ne relevait pas des policiers. Ni même des psychiatres, en vérité.
Mais que faire ? Il se voyait mal alerter le diocèse. On lui rirait au nez.
On frappa à la porte des toilettes.
— Chef ?
La voix d’Isaura Lima lui fit recouvrer ses esprits. Lâchant son pendentif, il passa une main sur son front en sueur, tira la chasse et sortit de la cabine. Il tomba sur son reflet, qui le toisait depuis le miroir, d’improbables défauts soulignés par le néon peu flatteur : une légère couperose, un poil trop long planté au milieu du menton, le grain de beauté rouge au coin de son nez, les pores distendus de ses joues.
— Qu’est-ce que vous foutez là-dedans ?
Un sourire papillonna sur ses lèvres. Sa coéquipière s’impatientait. Jérémiah Melon ouvrit le robinet pour cueillir de l’eau tiède dans ses paumes et se la passer sur le visage. Enfin, ses cheveux gris humides plaqués sur ses tempes, il sortit au grand jour.
— Eh ben c’est pas trop tôt.
Lima fouilla son visage, les sourcils ramenés en une froncement calculateur.
— C’est bon, on peut aller l’interroger, cette fille ?
— Oui, allons-y, confirma Melon d’un air absent.
Il alla récupérer son arme, ses clefs de voiture, le sac dans lequel il avait fourré un calepin, des stylos et un livre de psaumes. Malgré tout ce que Lima pourrait avancer comme arguments, il savait que ce ne serait pas un interrogatoire comme les autres.
La fournaise les saisit à la gorge dès qu’ils eurent ouvert les portes de la Renault. Le cuir des sièges s’était changé en braises, et la chaleur hantait l’habitacle, tel un esprit malfaisant et obscur. Par contraste, le pare-brise vibrait de blancheur. Melon écarta le col moite de sa chemise et chaussa ses verres fumés. À côté de lui, Isaura Lima jurait en portugais ; il n’y comprenait rien mais était prêt à parier sur le contenu, plus ou moins précis, de ses imprécations.
Conscient de s’occuper l’esprit dans le but futile de retarder l’inévitable, il fit tourner la clef et le moteur s’éveilla péniblement.
Le trajet lui parut très long, sur ces bandes de macadam brûlé que ses roues avalaient sans conscience de la chose dont elles se rapprochaient.
Dans le parc de la clinique, seuls quelques gamins obstinés se réfugiaient à l’ombre des arbres, leurs yeux de bovins curieux chevillés aux policiers. En parlant d’arbres, Melon nota un détail qui lui avait échappé jusqu’alors : au beau milieu du gazon entretenu, un bout de terre gris-noir, qui dépassait de l’angle du bâtiment.
— Attends une minute, glissa-t-il à la brigadière déjà engagée sur les marches. Viens voir.
Le troupeau de ruminants – Melon reconnut les Tubble Gum, dans un tube à presser comme pour en sortir du dentifrice, que Lima avait essayés avant de décréter leur merditude - les observa de plus belle tandis qu’ils contournaient le bâtiment. Là, la terre grisâtre s’étendait en cercle autour d’une souche fendue en deux, évidée et couleur de cendre. Le spectacle était interdit d’accès par une barrière en bois dressée à la va-vite, mais on constatait déjà que certains pensionnaires avaient bravé l’interdit : traces de semelles, planches détachées.
— Un des gosses aurait foutu le feu à un arbre ? proposa Lima.
Melon n’aurait pas dû s’en étonner dans un endroit comme celui-ci ; pourtant la découverte le rendait doublement anxieux. Il extirpa de sa poche un mouchoir en tissu et s’épongea le visage. Un ou plusieurs pyromanes se cachaient parmi les patients… à moins bien sûr que l’arbre ait pris la foudre.
Peu probable.
— Prends-le en photo, sil te plaît, dit-il à la jeune femme.
Ils revinrent ensuite sur leurs pas et entrèrent dans la clinique. Une infirmière corpulente, chargée de cartons de pommades et de seringues, leur indiqua le bureau du directeur. Ce dernier, bien qu’au courant de leur visite et de leur désir d’interroger Jade Leroy, joua les surpris quand il ouvrit la porte pour les voir plantés sur son seuil.
— Je ne vous attendais pas si tôt ! s’écria-t-il. Désirez-vous quelque chose à boire ? Du café ? J’ai une merveilleuse machine qui…
— Merci, M. Brisebane, mais nous devrions nous mettre au travail.
— Un café glacé, peut-être ? Par cette chaleur ? J’ai une autre machine qui…
Lima se racla bruyamment la gorge, et l’homme n’insista pas. Il eut un rire délicat en s’épongeant le front d’un mouchoir en papier.
— La pauvre petite est comme cela depuis que… eh bien, depuis que ce garçon est mort. On ne peut rien en tirer. Le choc, sans doute...
Le directeur agita le mouchoir, comme depuis un bateau en perdition, et pressa son bip pour appeler quelqu’un. Un infirmier blond baraqué conduisit les policiers jusqu’à Jade Leroy. L’homme en blanc leur adressa un curieux regard avant de s’effacer, ce qui accentua l’angoisse de l’inspecteur. Il tira le livre de psaumes de son sac et le serra dans ses mains.
— Vous êtes sérieux ? souffla Lima.
Il hocha imperceptiblement la tête.
— Toujours. Allons-y.
Melon frappa deux fois et attendit un moment. Pas de réponse.
— Jade ? appela-t-il. Jade Leroy ?
Comme seul le silence lui revenait, il prévint :
— Je vais entrer…
Il tourna la poignée. À l’intérieur de la chambre régnait une pesante obscurité. La lumière du jour grignotait avidement le coin des stores baissés. Elle s’infiltrait par le plus petit interstice dans une tentative inconsciente et éternelle de répandre le feu de l’été.
Inconsciente ? L’air grésillait d’une présence qui ne voulait pas se dévoiler, mais peinait à se cacher. Et cette présence comme un goût de sang et de sable sur sa langue frappa Melon de plein fouet. Il vacilla. L’adolescente dans son lit, elle, relevée en position assise, des cascades de cheveux sales bouclés sur les épaules, il ne la vit qu’après.
La bouche de l’adolescente s’étira en un sourire. Melon toussota pour se donner une contenance. La couverture en cuir bouilli de son petit livre, le coin écrasé contre sa phalange, lui insufflait le courage nécessaire pour s’approcher du lit. Il fit un pas et Lima suivit de près. Elle avait un sale caractère, cette adjointe, mais on ne pouvait pas lui enlever la loyauté.
La jeune fille alitée, ou plutôt l’entité qui se tapissait derrière son enveloppe charnelle, sembla reconnaître l’inspecteur. Elle pencha la tête.
— Comment allez-vous, depuis la dernière fois ?
— Bien, je te remercie.
Il faisait son possible pour demeurer impavide ; mais plus il souhaitait voir en elle une fille banale, quoique mentalement atteinte, plus l’anomalie et la puissance indicible qu’elle renfermait lui sautaient aux yeux. Comme dans les récits de possession que les gens de son petit village aimaient à se raconter pour s’effrayer, lors des longues soirées d’hiver et d’ennui, l’air devenait fournaise irrespirable. Lima en souffrait, elle aussi : elle avait posé un poignet sur son front dégoulinant et vacillait dangereusement. L’appareil photo, au bout de sa lanière, reposait sur son ventre. Melon eut la soudaine envie de s’en emparer pour mitrailler la bestiole. La prendre au piège, la peindre pour toujours sur la pellicule. S’il la montrait à d’autres, et si ces autres parvenaient à déceler dans le cliché la même chose que lui…
Réveille-toi, Jérémiah ! s’admonesta-t-il. Professionnel… reste professionnel. Pas de photos des témoins.
Il chercha le pendentif sous sa gorge. La chose se mit alors à rire, d’une voix de poulet insupportable. Ses caquètements emplissaient la pièce, jusqu’à menacer d’en faire éclater les murs. Le son était si obscène que Melon en frissonna d’horreur. Lima jeta quelques mots orduriers et piocha un chewing-gum dans sa poche.
Nous sommes ici pour te poser quelques questions sur la mort de ton ami, Élias Cordier. Voilà ce qu’il était censé dire. Au lieu de ça, Melon s’entendit demander :
— Quel est ton nom ?
Jade Leroy n’était pas là – presque plus là. Inutile de chercher à l’interroger. Un grondement monta des lèvres à peine entrouvertes de la patiente :
— Allons, tu ne le sais pas ? susurra-t-elle.
Sans le savoir, Melon avait ouvert son livre et ses yeux parcouraient un psaume au hasard. L’affolement brouillait sa vue et il sautait des lignes, voire des passages entiers ; ce n’était que pour le réconfort des mots connus, lus et entendus si souvent. Lima jura dans sa langue maternelle, et il entrevit à quel point il devait avoir l’air ridicule et sénile. Sa voix faiblit mais ne s’arrêta pas. Il ferma les yeux. La sueur lui irritait l’intérieur des paupières et il croyait voir, au loin, englobé dans les vapeurs de sa propre terreur, un énorme soleil noir.
☼
Le rire de Sekhmet faisait trembler les murs de sa prison. Jade pressait ses doigts dans ses conduits auditifs, sans résultat : le bruit intérieur ressemblait à s’y méprendre à celui de l’extérieur. Le ricanement animait ses organes, son sang, ses muscles. Il venait de partout. À genoux sur le sol, Jade aurait voulu s’enfoncer entre les lattes du parquet et disparaître de cet endroit maudit. Sekhmet la réduisait à néant ; il n’y avait plus de place pour Jade Leroy dans cette chambre fermée à clef, à la fenêtre munie de barreaux. Elle avait essayé, grattant le bois et les pierres jusqu’à s’en faire saigner, suppliant Alma, sa geôlière, de la libérer, se forçant à sombrer dans le sommeil, par lequel elle espérait pouvoir se sortir de ce monde, qui n’était qu’un mauvais rêve. Ses tentatives ratées s’accumulaient preuves irréfutables que ces quatre murs et ce plafond ne partiraient pas en fumée comme un mirage. Cette chambre était plus réelle que la réalité elle-même.
Elle s’éloignait progressivement d’elle-même, de ses amis et de la clinique… de Donnie...
Dans le ciel changeant, dernier lien avec l’autre monde, elle voyait encore des bribes de ce qui s’y passait. Elle avait vu, avec horreur, Élias aux mains de Donnie, dans les toilettes… elle s’était vue elle-même, plantée entre deux lavabos, sans réaction. Donnie agrippé et secoué si violemment qu’Élias avait dérapé sur le carrelage ; il était tombé, le corps soulevé de spasmes. Il n’arrivait plus à respirer. Il devenait rouge et violet, son visage gonflait…
À ce moment-là, Jade était encore présente. Là-bas. Mais quand Élias avait cessé de bouger et que l’éclat dans ses yeux s’était éteint, elle s’était sentie tomber… tomber si bas… Alma l’avait recueillie dans ses bras puissants, dans cette même chambre à barreaux, lui promettant de ne plus jamais la laisser s’échapper.
Le choc d’avoir vu Élias étendu dans sa propre pisse avait été trop grand : Jade n’avait pas résisté. Depuis ce jour, elle piochait parmi les nuages de brèves visions du Laurier-noble, mais ne pouvait pas intervenir. Elle voyait son corps, vidée d’elle-même, abandonné à Sekhmet, évoluer au milieu des patients et des adultes à la clinique, tous inconscients du danger.
Tous sauf un : le policier qui enquêtait sur Élias. C’était de lui que Sekhmet se moquait en ce moment-même. Jade s’effondra et se roula en boule par terre, les phalanges écrasées sur les oreilles. Rien à faire… disparaître, voilà ce qu’elle souhaitait plus que tout… elle imagina que le sol devenait mou, comme de la lave, et qu’il coulait sur la terre ; il y creusait un trou dans lequel elle se laissait glisser pour ne plus remonter. Mais, alors qu’elle s’enfonçait dans son fantasme de non-existence, le bruit de la porte qui s’ouvrait sur le couloir la ramena à l’instant présent. Qu’ils étaient lourds à porter, cet organisme et cet esprit détenus loin de leur milieu d’origine ! On aurait dit que tout le désespoir des mondes pesait sur ses épaules, et elle peinait à redresser la tête.
Quelqu’un entra. Ses pas légers effleurèrent à peine le plancher, amenant avec eux un courant d’air suffoquant. Entre ses cheveux qui pendaient vers la terre, Jade reconnut le pied et la cheville caramel d’Alma. Son souffle grondait au-dessus, comme un appel à la tempête. Puis Alma se mit à genoux et Jade fut engloutie dans les volutes de fumée et de vase émanant d’elle, oxymore doucereux qui signait toute l’excentricité et l’impossibilité de l’endroit.
Les mains d’Alma séparèrent le rideau de cheveux et entourèrent le visage de Jade. Chaudes, onctueuses… une boue dans laquelle elle se laissa couler, avec terreur et gratitude. Alma l’attira contre elle et l’engloba de ses bras.
— C’est de ma faute, sanglotait Jade. J’aurais dû faire quelque chose… l’empêcher…
Alma répondit par un ronronnement. Peu à peu, l’adolescente se laissa gagner par les promesses de douceur et de quiétude qu’il renfermait. Elle s’accrocha au coup de sa sauveuse et ferma les yeux pour mieux pleurer.
Un halo naquit alors de la pénombre. Contre ses paupières, la nitescence soulignait la teinte rosée de sa peau parcourue de minuscules veines.
Le ronron avait viré au rire moqueur.
Jade rouvrit les yeux.
Alma n’était plus Alma : sur ses cheveux clairs, un soleil se trouvait perché, et ses traits raffinés s’étaient étirés en un long museau de lionne. Des dents lustrées de bave dépassaient des babines. Sekhmet.
— Toi ! s’écria Jade.
Elle voulut se défaire de son étreinte, mais les pattes griffues de la déesse lui rentraient dans la chair, bien trop fortes pour elle. L’adolescente se pétrifia.
Mais pourquoi… comment ?
— Tu te demandes comment ?
Son sourire s’élargit, dévoilant le reste de sa dentition carnassière.
— Toutes ces années, j’étais emprisonnée dans ton corps, Jade. Toutes ces années, tu m’as portée en toi. Maintenant, vois-tu… c’est à ton tour d’entrer dans ma maison, pour ne plus jamais en sortir.
Le rire dément résonnait partout, jonglait de mur en mur, et les tympans de Jade geignaient d’agonie. Dans un éclat resplendissant, Sekhmet s’évapora, et la jeune fille retomba sur le sol cuisant de sa geôle.
Elle continua de pleurer, seule, désespérée, avec cette conscience douloureusement accrue d’être tombée dans un piège. Jamais elle ne pourrait revenir parmi les vivants, ses pairs, et tenter de réparer l’erreur monumentale que Donnie et elle-même avaient commis…
Le temps passa, impossible à mesurer. Il se distendait et se rétrécissait sans logique, si bien qu’une seconde pouvait sembler des heures ou des jours. Les jours existaient-ils seulement, ici ? Il y avait bien le cycle du soleil et de la nuit sans lune, observable par la fenêtre. Mais Jade avait le sentiment de s’engoncer dans une illusion de plus en plus obscure et inextricable.
Après une infinité de moments, elle cessa de pleurer et s’endormit. Elle fit un curieux rêve ; déterminée à élucider la mort d’Élias, elle écrivait furieusement dans son carnet des tas d’hypothèses pour tenter d’y voir plus clair. Une unique pensée l’obsédait : coincer le ou les coupable. Leur faire payer.
Soudain, un tunnel de lumière s’ouvrait, juste devant elle. Elle rangeait son carnet et son stylo. Une voix fredonnait, depuis le bout du chemin radieux :
Pars. Pars, enfuis-toi d’ici, tant que tu le peux.
Une main en visière, l’autre passée dans sa poche, nouée autour de ses écrits, Leroy s’engagea dans le passage.