– Oh Eldria... répéta Salini, en larmes, en se ruant sur son amie, restée hébétée sur le lit.
Elle s’empressa de la débarrasser de son bâillon et de dénouer ses liens, puis elle la serra tendrement dans ses bras.
– Je suis tellement désolée... J’aurais voulu arriver plus tôt. C’est... c’est horrible.
Eldria mit plusieurs secondes à émerger de sa léthargie. Salini se redressa et la considéra de l’air concerné et protecteur qui la caractérisait. Sans un mot, Eldria se leva à son tour, vacillante, sans se soucier du sang qui maculait son corps à demi nu.
– Eldria, qu’est-ce que tu...
Elle n’eut pas le temps de finir : son amie s’effondra à genoux, près du corps inanimé de son agresseur. Le visage blafard de celui-ci était figé dans un rictus d’effroi. Une flaque sombre – son sang – s’étendait doucement sous lui. Eldria l’observa longuement, le visage fermé, avant d’enfouir soudain sa tête dans ses mains. Des sanglots irrépressibles l’ébranlèrent tout entière. Elle aurait voulu ne jamais vivre cela, tout oublier.
Mais c’était impossible.
Cette agression resterait à jamais gravée au fer rouge sur son âme.
Peu à peu, comme émergeant d’un songe, elle prit conscience que son bourreau était mort, pourfendu au moment même où il s’apprêtait à la briser. C’était la première fois qu’elle voyait la mort de si près – trop près – et elle en restait abasourdie. Quelqu’un l’avait sauvée. Et ce quelqu’un, c’était...
– ... Salini ?
La jeune femme, restée un instant en retrait, acquiesça doucement. Ses lèvres tressaillaient et ses yeux mauves, affligés, brillaient d’une lueur triste.
– Oui, ma belle.
Elle se mit à son niveau et la prit une fois encore dans ses bras.
– Je suis là, murmura-t-elle.
Encore sous le choc, Eldria mit quelques secondes à lui rendre son étreinte. Puis, réalisant que sa meilleure amie – qu’elle croyait perdue – était là, saine et sauve, elle la serra de toutes ses forces. Elle voulut lui dire : « Tu m’as tellement manquée », mais les mots se perdirent dans sa gorge. Elle se contenta donc de la serrer davantage, de ressentir pleinement sa peau satinée contre la sienne, de humer le parfum délicat de ses boucles dorées, qu’elle croyait ne plus jamais revoir.
– J’ai... j’ai tué un homme, souffla Salini, décomposée.
Son teint était devenu plus pâle encore que sa robe. Son regard se fixa, hébété, sur le cadavre encore chaud et à moitié nu qui gisait à leurs pieds. Elle tremblait. Pourtant, d’un geste brusque, elle agrippa Eldria par les épaules et plongea ses yeux dans les siens :
– Tu ne dois pas être mêlée à ça. C’est fini pour moi. Mais toi, tu peux encore t’en sortir. Pars, tout de suite !
Eldria eut un soudain déclic. Toutes ses pensées étaient brouillées, tant elle avait de questions à lui poser, mais il y avait aussi Dan, Naïs, leur plan d’évasion... Comme si son instinct de survie reprenait soudainement le dessus, elle se ressaisit aussitôt :
– Salini, écoute-moi...
– Non Eldria, tu ne comprends pas. C’est trop tard !
– C’est toi qui ne comprends pas, répliqua-t-elle vivement. Nous avons un plan pour fuir cet endroit !
À l’extérieur de cette chambre devenue scène de crime, des mouvement lointains commençaient peu à peu à se faire entendre.
– Qu-quoi ? interrogea Salini, interloquée.
– Nous devons retrouver Dan, c’est notre seule chance. Il n’y a pas une minute à perdre.
Eldria se redressa d’un bond, ses yeux azur étincelants d’une soudaine détermination farouche. Sa robe toujours rabattue sur son torse, elle aperçut alors le sang qui lui maculait le ventre et s’écoulait lentement le long de ses cuisses. La vue aurait dû la révulser, mais l’urgence était trop forte : seule comptait désormais la fuite.
Elle s’essuya hâtivement avec le drap du lit, puis ramassa sa culotte... ou plutôt ce qu’il en restait. L’innocent sous-vêtement, déchiqueté, était devenu inutilisable. Elle la jeta avec dépit, remerciant la Déesse que le blond n’ait pas eu l’idée de lacérer aussi sa robe. Elle tira sur le tissu froissé de celle-ci pour se couvrir, tenta vainement de l’aplatir, puis tendit une main ferme à Salini, restée accroupie, hagarde :
– Viens avec moi.
Au dehors, les bruits se rapprochaient dangereusement.
Après un instant de flottement, Salini finit par lui saisir doucement la main. Eldria l’aida aussitôt à se relever. Sans perdre une seconde, elle entrouvrit ensuite la porte d’un geste prudent, retenant son souffle, puis s’élança dans le corridor, Salini sur ses talons.
L’adrénaline exhalait encore de tous les pores de sa peau et elle se sentait pantelante. Son corps tremblait, mais elle s’efforçait de marcher vite, sans courir, afin de paraître naturelle au cas où quelqu’un surgirait. Leur seule chance : s’éloigner d’ici le plus vite possible et retrouver Dan... s’il n’était pas trop tard. Mais Eldria ne pouvait se résoudre à y croire. Sans lui, pas d’évasion possible.
– T-tu es sûre de ce que tu fais ? chuchota fébrilement Salini.
– Oui, mentit Eldria.
Salini ignorait encore tout des évènements récents, mais l’heure n’était pas aux explications. Il ne fallait pas qu’elle s’inquiète et, sans le vouloir, les ralentisse. L’essentiel était de continuer à avancer.
Soudain, des voix s’élevèrent dans leur dos :
– Hé, vous, là-bas ! Arrêtez-vous !
Elles se figèrent d’effroi. Deux soldats, épée dégainée, venaient de surgir de la salle commune, à une trentaine de mètres. Leur tunique écarlate rappela aussitôt à Eldria celle du blond, et son sang se glaça.
– Cours ! hurla-t-elle.
Elle agrippa le poignet de Salini et l’entraîna dans une course désespérée.
– Rattrapez-les ! tonna une autre voix, menaçante.
Dans leur course effrénée, elles ne se retournèrent pas, mais l’écho de pas précipités résonna dans leur dos : la chasse avait commencé.
Très vite, elles atteignirent l’endroit sombre où le long corridor faisait un angle. Dan avait disparu, ainsi que Naïs et celui qui la retenait captive. Eldria brûlait de s’arrêter, de chercher un indice, mais le martèlement des bottes derrière elles l’en empêcha. Le souffle court, le cœur affolé, elles s’engouffrèrent au hasard dans des couloirs qu’elles ne connaissaient pas, fuyant comme des proies traquées. Mais où pouvaient-elles espérer aller, dans ce fort grouillant de militaires hostiles ?
– Par ici ! lança soudain Salini, haletante.
Elle s’était arrêtée devant une petite porte dissimulée dans un renfoncement. À première vue, le discret accès semblait donner sur un simple placard à balais. Eldria n’hésita pas une seconde : leurs poursuivants seraient sur elles d’un instant à l’autre. Elle fit volte-face, se rua dans l’ouverture derrière Salini, et referma le battant en hâte.
Elles eurent à peine le temps de retenir leur souffle que déjà, collées l’une contre l’autre dans l’étroit réduit, elles entendirent leurs poursuivants débouler dans le couloir. La peur leur vrillant les entrailles, elles craignirent de voir l’un d’eux remarquer leur ridicule cachette et les débusquer mais, à leur immense soulagement, le bruit lourd de leurs pas faiblit, puis s’estompa.
Exténuées par cette course effrénée et terrifiante, elles n’osèrent respirer qu’une fois le bruit des bottes englouti par le silence, leurs poitrines haletant à l’unisson. Eldria ne se souvint pas avoir jamais couru aussi vite de toute sa vie. Son cœur cognait si fort dans son buste qu’il menaçait de sortir par sa gorge.
– On est... mal, balbutia Salini, pliée en deux, les côtes serrées. Ils vont nous retrouver, c’est sûr. C’est quoi le plan, maintenant ?
Eldria s’adossa contre le mur biscornu. La vérité, c’était qu’elle n’avait aucun plan.
– Je... je n’en ai pas vraiment. On attend qu’ils perdent notre trace, puis on sortira. Après... il faut absolument retrouver Dan.
Salini fronça un sourcil.
– Pourquoi tant tenir à retrouver Dan ? Et d’abord, pourquoi n’étais-tu pas avec lui ?
Eldria inspira longuement, puis s’accorda une minute pour expliquer la situation à son amie. Elle lui devait bien ça après tout. En hâte, elle lui fit donc le récit du projet d’évasion monté par Dan, de ce qu’elle avait révélé à Naïs dans l’espoir de la retrouver elle, et enfin de l’embuscade dont ils avaient été victimes non loin de là, où elle avait vu leurs seuls deux alliés Eriarhis, en très mauvaise posture, pour la dernière fois.
– Oh, commenta Salini dans un soupir, la mine douloureuse. Et dire que je n’étais pas là pour... tout ça. Pour toi. Tu as dû être morte d’inquiétude.
– Où étais-tu passée, justement ? rebondit Eldria avec ardeur. Est-ce qu’ils t’ont... fait du mal ? Et comment m’as-tu retrouvée, tout à l’heure, quand...
Les mots s’évanouirent avant de franchir ses lèvres, non seulement car Salini avait commis l’irréparable pour elle et que cet acte l’avait probablement déjà traumatisée, mais aussi parce-qu’elle-même, pour se protéger, s’interdisait formellement de repenser à son agression tant qu’elles ne seraient pas sorties d’affaire.
Son amie d’enfance parut troublée. Elle s’éclaircit difficilement la gorge :
– Eh bien, quand je suis arrivée, au loin, j’ai vu le... le blond. Tu étais inconsciente et il te tirait dans une chambre. Ce n’était pas normal. Alors j’ai eu peur. Peur pour toi. J’ai attendu le bon moment et... je suis entrée.
Comme Eldria, elle ne put en dire davantage. Elle n’en avait pas besoin. Son visage, rosi par l’effort, était redevenu d’une pâleur inquiétante.
– Quant aux raisons de mon absence, reprit-elle, je... Ils m’ont... Non. Pas maintenant. Ce serait trop long à expliquer. On devrait prendre la tangente avant qu’ils ne se décident à rebrousser chemin.
Bien que brûlant d’un désir ardent d’être rassurée, Eldria hocha gravement la tête. Le temps leur était compté et elles auraient tout loisir d’échanger longuement plus tard... si elles survivaient.
Chacune leur tour, elles se glissèrent hors de la remise.
– Tu entends ? chuchota Salini.
Eldria tendit l’oreille.
– Oui. On dirait... des armes qui s’entrechoquent.
– Mais qu’est-ce qui se passe, ici ?
– C’est peut-être Dan. On devrait aller voir.
Salini hésita, crispée.
– Ok, concéda-t-elle, de toute évidence peu rassurée à l’idée de s’approcher d’un éventuel danger. Mais on reste sur nos gardes, d’accord ?
Eldria non plus n’était pas rassurée.
Elles avancèrent à pas feutrés dans ces couloirs inconnus. Les bruits métalliques s’amplifiaient, accompagnés de clameurs, de cris rauques.
– C’est étrange, souffla Eldria. On dirait un affrontement massif, avec peut-être des dizaines d’hommes... Ce ne peut pas être Dan, pas seul.
– Peut-être que c’est un excellent combattant ? tenta Salini.
– À vrai dire, je n’en sais rien, admit Eldria.
Elle préféra ne pas songer à ce qui adviendrait si Dan était arrêté ou, pire, s’il était tué. Salini et elle ne pourraient pas se cacher éternellement dans des placards à balais...
Au bout de quelques minutes à errer au hasard, scrutant les angles avec minutie et surveillant leurs arrières pour ne pas faire de mauvaise rencontre, Eldria remarqua un détail discret, qui attira son attention devant une porte close.
– Là, dit-elle en désignant le sol. Du sang. On dirait une empreinte.
Par le passé, elle avait déjà accompagné Jarim à la chasse, et avait appris à distinguer le sang frais de traces plus anciennes. Ici, la marque était sans équivoque : elle devait dater de moins d’une heure. Mais Eldria manquait d’expertise pour déterminer si l’empreinte de botte pointait vers l’extérieur... ou vers l’intérieur.
– Tu crois qu’on devrait entrer ? murmura Salini. Et s’il y avait quelqu’un derrière la porte ?
– Je n’entends rien, répondit Eldria après avoir collé son oreille contre le battant.
– Effectivement, c’est... un bon argument, admit son amie dans un petit rire nerveux, qui sonnait plus comme une tentative de se rassurer que comme une réelle conviction.
Déterminée à en avoir le cœur net, Eldria tourna la poignée et entrouvrit la porte. La pièce, baignée d’obscurité, n’était éclairée que par une bougie presque consumée. C’était une salle aux dimensions respectables, mais dont les épais rideaux avaient été tirés. Quelques chaises avaient été rangées sur des tables alignées contre le mur, toutes couvertes d’une épaisse couche de poussière. L’endroit ne semblait plus avoir servi depuis des années... et pourtant, la lueur vacillante de la chandelle ne laissait aucun doute : quelqu’un avait occupé ces lieux récemment.
– Oh non... gémit Salini, d’une voix blanche.
– Qu’y a-t-il ? souffla Eldria, sur le qui-vive.
– Viens voir...
Pas rassurée par l’atmosphère lugubre qui les entourait. Eldria prit la bougie et s’approcha de son amie. La flamme tremblotante dévoila alors l’insoutenable spectacle.
Naïs gisait à même le sol, sur le dos. Son pantalon avait été arraché et jeté à côté, de même que ses sous-vêtements. Sa tunique, relevée à la hâte, découvrait son ventre et ses seins. Sa tête reposait de biais, les yeux grands ouverts, figés dans une expression de terreur ineffable. Une profonde entaille barrait sa gorge, d’où s’échappait encore un épais filet de sang.
Eldria chancela, saisie par une vague d’émotions contradictoires : le désespoir d’abord, puis une rage sourde, brute, qui lui serra la poitrine jusqu’à l’étouffer.
– On arrive trop tard, murmura-t-elle, frémissante. Elle... elle ne méritait pas ça.
– Non... répondit Salini en essuyant une larme qui roulait sur ses cils. Elle était... innocente.
Pour la deuxième fois ce jour, elles faisaient face à la mort. Eldria aurait voulu s’effondrer là, laisser couler les larmes qui lui brûlaient les paupières. Mais elle n’en avait pas le luxe. Il fallait encaisser ce torrent de violence, coûte que coûte, si elle voulait sauver Salini de cet enfer.
Fébrile, elle se pencha sur Naïs et, avec une infinie délicatesse, passa la main sur son visage pour fermer, à jamais, ses yeux couleur de jade, où toute étincelle de vie s’était éteinte.
– Tout ça, c’est à cause de moi... Si je ne lui avais pas parlé de notre plan...
La gorge nouée, elle s’empara d’une nappe blanche entreposée non loin et recouvrit le corps de la jeune servante, devenue au fil des semaines leur amie commune.
– Ce n’est pas ta faute, souffla Salini avec douceur en posant une main sur son épaule. C’est celle de ceux qui nous ont capturées. De ceux qui ont voulu cette foutue guerre et qui se servent de jeunes filles innocentes comme Naïs, jusque dans leur propre camp, pour assouvir leurs ambitions.
Eldria posa sa main par-dessus celle de son amie. Elles restèrent ainsi, muettes, une longue minute, rendant hommage à celle qui n’avait plus personne pour la pleurer.
– On devrait chercher Dan, reprit enfin Eldria, s’essuyant rapidement les joues.
Salini ne répondit pas, mais Eldria devinait à son silence qu’elle partageait ses doutes, après ce qu’elles venaient de voir, de retrouver le jeune homme sain et sauf. Pourtant, elles devaient se raccrocher à cet ultime espoir, aussi mince soit-il.
À l’opposé de l’entrée, elles découvrirent une autre porte close.
– Tu es sûre ? murmura Salini en voyant Eldria approcher la main de la poignée. L’agresseur de... Naïs est peut-être derrière.
– Je prends le risque, rétorqua Eldria, plus déterminée que jamais. En plus, la clé est restée sur la serrure.
Elle avait dépassé la tristesse, dépassé la colère. À présent, elle était mue par une énergie sombre, prête à se battre s’il le fallait.
Lentement, elle déverrouilla cette autre porte, qui donnait sur une salle sans fenêtre, plus sombre encore que celle dans laquelle elles se tenaient. Prudemment, elle fit un pas à l’intérieur, plissant les yeux pour tenter d’y discerner la moindre forme.
Soudain, sa bougie s’éteignit et l’obscurité les engloutit. Avant même qu’elle ait pu réagir, un souffle glacé l’effleura... puis une lame, froide et implacable, se posa contre sa gorge.
Elle était prise au piège.
Le personnage auquel tu fais référence va effectivement revenir avant la fin de ce premier tome... qui arrive à grands pas ! Il reste encore une poignée de chapitres avant la première conclusion de cette histoire.