JULES.
NOVA ELLÉE.
de retour dans la Ville Vipère
nous sommes idéelles
debout sous un lourd soleil
autour il y a
les grisures puantes du béton
un attroupement de gens-tourbillon
aucune abeille aucune effréelle
à nos pieds il y a
le vieillard
couché il ouvre les yeux
il souffle crispement
il se redresse
je m’agenouille
je lui tends la main
trop apeuré il ne la prend pas
je crois qu’il va bien
mieux en tout cas
même s’il ne comprend rien
il nous demande qu’est-ce qu’il s’est passé ?
je me suis évanoui c’est ça j’ai fait un mauvais rêve c’est ça ?
un cauchemar lui répondra-t-on
inutile d’entrer plus dans les détails
et moi à côté je me tords les doigts
j’regarde Orée et vieux pépé
en me sentant toute chamboulée
comme c’est étonnant
qu’Orée ne garde aucune trace de morsure
meurtrissure
ses habits ont retrouvé leur couleur
leur propreté et leur éclat
comme s’il ne s’était rien passé et que tout était oublié
la douleur
et c’est vrai que moi aussi
aucune fatigue aucune égratignure
comme s’il ne s’était rien passé et que là-bas n’existait pas
la douleur
ici les regards se lèvent
la foule enfle enfle
et ça me fiche sacrément mal à l’aise
j’aimerais demander à Orée viens on part
je m’accroupis
j’dis rien mais Orée comprend
Orée dit
au vieil homme que c’est fini
tout va bien se passer maintenant
c’est fini c’est fini
les plaies le poison
la douleur
oui c’est fini mais seulement pour pépé
j’ai pensé
et pour nous rien n’est fini
il y en aura d’autres
d’autres d’autres d’autres
d’autres d’autres d’autres
d’autres d’autres effréelles
d’autres vivèmes qu’on change
Orée enfin se lève
Elévie se lève à ma suite
nous nous observons un court instant
Elévie bredouille le visage blanc
— J’pense faut qu’on discute.
— Où ça ?
— J’sais pas trop.
loin j’ai pensé
loin loin des regards
— On n’a qu’à monter sur les toits ?
— Ce n’est pas très raisonna–
— Ouais ? Et rien n’est raisonnable depuis un sacré bout de temps ?
je soupire
je dis d’accord
alors Lévie s’élance
j’me suis élancée
Orée m’a suivie
je cours après Lévie
je courais
vite elle file si vite
qu’il est presque impossible de la suivre
je courais
entre les animaux marins que je vois
dans le ciel ils nagent
à côté des oiseaux
j’ai couru
avec un banc de poissons
près d’un dauphin
dans la Ville-sous-Mer
retrouvant ma Ville-Forêt
je m’essoufflais
son apparence idéellique me donne la larme à l’oeil
tant c’est beau et triste
cette émanation grise bleue verte
je courais
des fleurs dans ses cheveux
mousse végétale sur son dos
je courais
sans crasse sans piqure
sans blessure
je courais
comme si tout avait disparu
la douleur
et que rien n’existait plus
ce que nous avons vu vécu
je courais
avec un cerf
deux tortues
les oiseaux
les vrais oiseaux
je repère une cage d’escalier accolée à un immeuble
les voitures me vrillent la tête
les gens sur les boulevards me nauséeusent
qu’elle est méchante la Ville Angulaire
chaude et puante
le soleil plonge les allées dans une ombre vermeille
qui va vite et s’accélère
nous montons les escaliers
à en perdre haleine
le dernier étage ne donne pas sur le toit
fichtre va falloir varapper
et Lévie n’hésite pas
j’grimpe sur la balustrade
j’saute j’rattrape le rebord d’la f’nêtre
c’est une seconde nature
comme si elle avait fait ça
une vie entière
funambule acrobate vive insaisissable
mes doigts touchent le rebord du toit
j’me suspends
j’me hisse souveraine
cette hargne au corps
j’suis debout
le vent fouette mes joues
une prairie frétille sur le toit
cette hargne au corps
j’jette un oeil en bas
Orée hésite
alors j’me couche
Lévie me souffle
— Ça ira
j’lui tends un bras
mes mains serrent la barrière avec force
j’ose pas
Lévie s’entête
— T’inquiète pas
j’lui tends encore mon bras
allez allez
j’grimpe finalement
sur la barrière mes pieds s’anxieusent
je m’empare de la bordure à la fenêtre
je me lève
je touche le bout du toit
j’veux prendre la main que Lévie me tend
mais quand je m’y essaie
je ne touche que du vide
comme si Lévie n’existait pas
de la fumée nos mains se traversent
apparence idéellique
non-corporelle
alors j’ai peur soudain
que j’puisse pas l’aider et que
engourdi
il tombe
pourquoi j’aurais peur soudain ?
mais Orée n’en démord pas
décidé hardi
il fronce son front
il prend le rebord du toit
se hisse tout comme moi
et nous voilà
au sommet du monde
sur cet immeuble tout plat
et toute la Ville-sous-Mer
Ville-Forêt
s’étend à nos pieds
des arbustes à côté des lampadaires
des champs de tournesols sur les parkings
des coraux sur les trottoirs
des poissons près des piétons
comme elle est belle
la Ville Idéelle
la fatigue tombe alors
je m’assieds
j’m’assieds
mes jambes s’balancent dans l’air
nos jambes pendent dans le vide
je demande à Lévie.
— Ça va ?
elle grogne
silence
j’silence
j’demande quand même à Orée
— Et toi ?
— Oh oui, parfaitement bien !
— Que dalle.
— Tout va bien.
il m’dit encore
en souriant
puis se tait
j’observe les passants
s’amasser dans les boulevards
j’entends le cri des oiseaux
s’amasser dans le ciel
‘tite boulottine dans la gorge
— Tu sais…
commence Lévie
d’une voix fluette
j’attends et
et c’est bloqué dans ma gorge
je n’arrive pas je n’arrive plus
je veux lui dire ce que j’ai fait et
elle me regarde
mais comment lui dire ce que j’ai fait
comment lui dire que ce nouveau vivème que j’ai choisi
si j’ai pris sa phrase à lui
je crois c’était pour l’embarquer avec moi
lui aussi
là-dedans
je ne voulais pas porter cette responsabilité
à moi toute seule
et maintenant
elle est devant moi
et je n’ose rien lui dire
elle n’arrive pas
— Oui ?
je l’encourage
elle
baisse mes yeux triture
ses doigts
elle inspire
j’expire
je dis
— Tu sais là-bas j’ai…
ça bloque
ça vide en moi
— Là-bas tu as quoi ?
— Mais moi je voulais pas… j’ai…
ses doigts
saignent les p’tits bouts d’peau
sous les ongles
je mâchonne
— Mais c’est comme si j’avais pas eu le choix… ?
— Tu as quoi, Lévie ? Qu’est-ce que tu as fait ?
elle relève la tête
me regarde mais
je ne peux pas
je ne peux pas
alors à la place je secoue ma tête et
et ?
et à la place je dis
rien elle ne
dis rien
hausse juste mes épaules
j’attends
Lévie mord sa lèvre
j’attends
elle n’ajoute rien de plus
elle n’ajoutera jamais
rien de plus
perdue dans ses pensées
j’ai détourné les yeux
je ne regarde plus que la Ville-Forêt
en pensant que moi j’veux pas
pas pas pas pas pas pas pas
pas pas pas pas pas pas
pas que l’intérieur des gens soit de l’horroré
pas que les vivèmes
on les saigne comme ça
pas que l’Entrenoueuse en emprisonne d’autres
d’autres des momies’rionnettes
pas que moi je les change les vivèmes
aussi
qu’est-ce que j’ai fait ??
qu’est-ce que j’ai fait ??
parce que
tout de même
pourquoi j’arrive pas pourquoi j’ose pas
dire les choses
j’ai si honte et dans l’fond c’est pas sa responsabilité
à Orée
c’que j’ai fait
pourquoi lui dire c’est pas son problème
il a pas besoin de savoir
porter cette culpabilité dans le coeur
rien lui dire c’est aussi une façon pour moi de
c’est comme si j’voulais
le protéger
préserver son
sourire
lui assis à mes côtés
lui qui
j’sais pas trop
il parle avec les vieux
il parle avec les abzeilles
il pleure quand le monde pleure
il comprend toutes ces choses que j’comprends pas
les personnes leurs émotions
que j’ai jamais compris
ça m’gêne
lui y mérite pas
j’observe ma Ville-Forêt
faut pas qu’il sache
Lévie se tait Lévie ne dira plus rien
alors moi impuissant je regard-dévie et je l’ai
admiré ma Ville-sous-Mer
des questions explosant ma tête
beaucoup beaucoup trop
et moi qui voulais avoir des réponses sur
ma capacité à m’idéeller
quand j’ai serré le corps du vieillard
que nenni c’est tout l’inverse qu’il se passe
c’est
c’est
je n’en sais rien
ce que c’était tout ça
ce que c’était cet endroit
qui est l’Entrenoueuse
l’Anima de Céleste est-ce que c’est elle
est-ce que c’est elle l’Ombre
je ne suis pas sûr je ne sais pas
comment l’arrêter
pourquoi un bateau
partout les bateaux
pourquoi les marins
qu’est-ce qu’elle nous a fait la Mer
pour qu’elle nous revienne sans cesse dessus
je n’en sais rien
sans cesse sans cesse
et subitement ça massue la fatigue
sur mon dos
et bien sûr toutes mes questions j’ai envie de les poser à Elévie
savoir ce qu’elle en pense
si elle a plus de clés que moi
mais déjà elle est beaucoup trop ailleurs et
étrangement
il n’y a qu’une seule question qui m’importe vraiment
fichtre de bigre
j’observe Elévie qui est loin dans sa tête
avec cette eau qui rivière sur ses joues
les racines qui arabesquent près de ses yeux
il y a comme une brisure en elle
qui n’était pas là avant
je me demande
à quoi elle pense
je lui demande
— Est-ce qu’on devra… recommencer ?
elle se crispe
tords mes doigts
hésite
réponds finalement
— Je sais… pas ?
— Sûrement qu’il va falloir…
— Le hic j’sais si c’est une bonne idée que moi je… ‘fin…
— Comment ça ?
— Y retourner…
— Lévie.
— Quoi ?
— Tu étais extraordinaire. Ce sont ta bravoure et ton sang-froid qui nous ont permis de nous en sortir, plus que tout autre chose. Comment tu peux te dévaloriser à ce point-là ?
et moi je
mord sa lèvre
et moi je
saigne sa lèvre
et moi je non
et moi je rien
tu ne sais pas tu ne sais pas
et moi je regrette
si tu savais
et Lévie répète qu’elle ne peut pas
que ce n’est pas
une bonne idée
et ça m’agite
si tu savais
parce que si tu m’as énervé irrité
vexé parfois
avec ton franc-parlé fruste et impoli
et que ton côté téméraire m’effraie parfois
si peu moi
je sais que je ne pourrais pas faire ça tout seul
pas tout seul
y retourner
seul
c’est ce qu’il faut faire pourtant
on ne peut pas la laisser
l’Entrenoueuse
ou le Pandémonium renaîtra
et si l’Eurythmie je la hais
le Pandémonium c’est
pire
j’ai bien vu moi j’ai compris combien c’était
mal
combien Naïa ça n’augure rien de
bon
on ne peut pas la laisser emprisonner nos têtes
d’horreur
l’Entrenoueuse on ne peut pas
surtout que j’ai peur moi
maintenant
parce que si l’Ombre c’est vraiment elle
est-ce qu’à me suivre comme ça partout
elle serait pas en train d’essayer
de changer mon vivème
à moi ?
il faut l’arrêter
avant qu’elle s’en prenne à moi
s’il te plaît Lévie
s’il te plaît s’il te plaît
et moi je
tu ne comprends pas
Ekho a gagné ce soir aujourd’hui ce matin
demain
ça fait depuis le départ qu’elle a gagné
je me lève
non non
je sais ce que tu vas faire mais
non
c’est juste comme ça qu’est Elévie
quand elle ne sait pas quoi faire
elle
fuit
et moi je
le coeur poreux
l’observe alors qu’elle désescalade
et file sans
un regard en arrière
sans
qu’il puisse me suivre
je me demande
comment j’pourrions recommencer sans
elle...
sans...
nous... ?
non non non non
Elévie…
je t’en prie…
dis…
je reviens… ?
C'était trop bien.
J'ai tout particulièrement aimé le personnage de Charlotte dans ce chapitre. :)
J'ai hâte de la retrouver en 1986 ! Dans un monde parallèle avec des franges et des cheveux arc-en-ciel où tout est beau et bleu, comme Nova.
La bise à Jules, qui est ma plante, pour rappel. Toujours su qu'elle avait un côté plante verte elle de toute façon.
Bisouilles.
Trop contente que t'aies aimé le personnage de Charlotte, c'est vrai qu'elle est bae, que ce soit en 1986 ou en 2113 ou en 454322 avec sa frange triangulaire <3
Ta plante Jules te remercie pour la bise, elle te fait une bise en retour et te demanderai de bien vouloir dire à Salem d'arrêter de manger ses feuilles parce que tout de même ça se fait pas.
Bisouilles.