Le groupe avait passé la frontière de Betland sans encombre, après une demi-journée de traversée de bateau, en compagnie de leurs montures. Les terres de la République étaient très rurales, à la seule différence de celles du Diocèse que ces dernières étaient à divers endroits frappées de grandes tiges de métal reliées entre elles par de longs câbles. Kanku n’en était que plus fascinée. Après deux jours de voyage, ils étaient arrivés à la capitale : Caustabro. La ville était du même style que les pays voisins et puissants et surtout touchés par la modernité ; Les immeubles étaient grands, étirés vers le haut, en bois et en métal. Les routes étaient pavées, larges et accueillaient de nombreux cavaliers et piétons habillés de façon bien singulière. La mode betlandienne privilégiait les tons blancs et gris, les bas larges et les chaussures lourdes.
Pas d’auberge, à Caustabro, mais un hôtel, et une écurie pour s’occuper des montures. Dans l’accueil de l’hôtel, un panneau affichait plusieurs prospectus : les uns chantaient les louanges du nouveau président autour de son portrait souriant, les autres dénonçaient un choix de régime inconscient et insultant des valeurs betlandiennes et de son histoire. Nehemia Asa Gosling avait l’air sage, et avait un sourire sympathique. Il était brun, des cheveux bouclés et à l’implantation haute, qui ne s’arrangerait pas avec l’âge. Son nez était proéminent sans être crochu, il portait sur la peinture une chemise de lin blanche et quelques ouvrages sous le bras. Il ressemblait à un bibliothécaire plus qu’à un homme politique, et encore moins à un leader. En voyant Arian intriguée par le portrait, le réceptionniste de l’hôtel scanda :
— Vous êtes pas d’ici vous, c’est ça ? C’est le Président Gosling que vous voyez là, sur l’affiche.
Arian se tourna vers lui, tandis que les autres prenaient les clés des chambres. Elle s’approcha de la réception, et se rendit compte que le réceptionniste était un Elfe. Elle s’attacha les cheveux en arrière, par réflexe, pour dévoiler ses oreilles hybrides.
— Oui je sais, répondit-elle. Mais je m’attendais à quelqu’un de plus… comment dire…
— Imposant ?
— Oui, c’est ça. Imposant. Il ne fait pas très dirigeant.
— C’était un de ses arguments de campagne, expliqua-t-il en arrangeant ses papiers sur son bureau. Son électorat majoritaire ce sont les mages : il les adore et s’est engagé de protéger du Duché d’Ermathei, au sud-est du continent.
— Oui, acquiesça Arian, je connais cette région...
— Tant que le Duc Aleyn sera au pouvoir là-bas, poursuivit le réceptionniste, les êtres magiques auront besoin d’un refuge. Et c’est ce que le Président Gosling s’est engagé à faire de Betland. Ca fait quelques années que ça tourne bien maintenant, j’espère que ça va continuer comme ça.
Kassandr, au bas des escaliers, fit signe à Arian de les rejoindre. Cette dernière remercia le réceptionniste pour les informations et trottina vers l’Atlante pour le suivre jusqu’à leurs chambres. A la différence des auberges du Diocèse de Clitham, les murs étaient peints en gris, et le sol entier était constitué de moquette, ce qui rendait les déplacements complètement silencieux et confortables. Il avait été convenu que les compagnons de chambre tourneraient, aussi, cette fois, Arian et Xiom partageaient la première tandis que Kassandr et Kanku se trouveraient dans la seconde.
Xiom était étendu sur son lit, immobile, et fixait le plafond. Il avait ôté le haut de sa tunique, son torse était marqué de deux cicatrices rosées et quelques-unes autour de ses tétons. Sa peau était pâle, pratiquement jamais exposée au soleil. Il leva la tête lorsqu’Arian passa la porte et se redressa pour s’asseoir en tailleur. Il avait posé ses affaires dans la petite table de chevet surmontée d’un bougeoir plein. Arian jeta sa besace dans un coin de la pièce, et qui résonna d’un bruit métallique à l’impact. L’Elfe arqua un sourcil suspicieux et pointa du doigt son sac.
— T’as quoi là-dedans ? l’interrogea-t-il alors qu’elle avait bondi sur son lit et s’amusait à sautiller dessus pour en tester la dureté.
Elle porta une main à son menton pour réfléchir puis compta sur ses doigts :
— Des deniers, de l’or, des composants pour des pièges, une fiole de venin – si jamais quelque chose tourne mal –, une fiole d’adrénaline – si jamais quelque chose tourne mal –, et un jeu de carte pour jouer à la Main de Midas.
— Venin de ? demanda Xiom.
— Chimère.
Il approuva d’une moue impressionnée, et l’invita à rejoindre les autres dans leur chambre pour décider quoi faire quant à la suite des opérations. Kanku était en train de tracer sur les murs blancs de leur chambre un sigle à la poudre bleue, et Xiom pleura la propreté de la peinture. Kassandr balayait des yeux la salle d’eau et évaluait du regard le volume de la baignoire pour la soirée. Le soleil n’était pas encore couché, et leurs ventres étaient vides, mais il fallait qu’ils trouvent un programme pour le lendemain.
— Il faut qu’on réussisse à savoir comment approcher le président, déclara Kassandr en revenant dans la chambre. Je pense que ça va être compliqué de demander une entrevue sans raison valable.
— Sans compter qu’on ne peut pas juste lui donner le parchemin et s’en aller, renchérit Xiom qui s’était assis sur le lit de l’Atlante. Il faut qu’on reste.
Kanku posa son sceptre près de la fenêtre, défit sa mante pour être plus à l’aise, et plissa les yeux pour réfléchir. Arian la regardait avec curiosité.
— Il adore les mages non ? demanda finalement l’Orc. Je pourrais lui proposer un marché : ma magie est très différente de celle des Elfes, et notre présence est rare dans les Terres.
Les autres se regardèrent avec une mine d’approbation, et hochèrent la tête pour se mettre d’accord.
— Je ferai passer le mot que je désire m’entretenir avec lui demain matin à la première heure, déclara-t-elle.
— A la première heure ? gémit Arian qu’il fallait tirer du lit chaque matin.
L’Orc eut un petit sourire et reprit ses rituels de protection de la chambre.
*
Caustabro était une ville dynamique, animée d’une population très riche et très diverse. Près de l’hôtel où le groupe séjournait, une forte concentration de mages occupait les rues, discutant, prenant un verre ou simplement circulant. Reconnaissables par leur style vestimentaire ou bien les marques qui montraient leur appartenance à une école, ou un courant, ils sortaient à la vue de tous, sereins. Plus loin encore, à la périphérie du centre-ville, un grand marché s’étendait dans les petites rues, comme un labyrinthe. Arian, qui trouvait les dimensions et l’ambiance de la ville excitantes, s’était lancée à l’exploration la minute où elle s’était levée. Elle était d’abord passée dans un magasin de vêtement pour changer sa chemise et s’acheter de nouvelles chaussures, usées d’avoir tant marché. Elle n’avait payé que les souliers, et avait dérobé la chemise.
Elle déambulait dans le marché, ne sachant plus où donner de la tête entre les fleurs, les fruits, la viande, les matériaux, les armes et les ingrédients d’alchimie. Un druide humain aux cheveux coupés très courts examinait avec attention un étalage de poudres colorées. Arian, profitant de la foule, passa près de lui, et fit habilement glisser ses doigts dans sa bourse entrouverte, repêchant entre son index et son majeur une petite fiole remplie de pétales séchés. Elle poursuivit son chemin sans s’arrêter et se dissimula dans la foule. Plus loin, un marchand de bijoux exposait ses créations et ne prêtait pas attention à son étalage.
Plusieurs bracelets, des colliers, mais aussi des pendules, des bagues, des montres et des kaléidoscopes. Attirée par ces derniers, Arian s’approcha à pas de loups, en faisant mine d’être distraite par le marchand d’en face, qui proposait des spectres en bouteille. Toujours en train de discuter avec d’autres clients, le bijoutier ne regardait pas la voleuse qui s’approchait dangereusement d’un kaléidoscope en bronze gravé de symboles elfiques. Elle posa la main dessus, et l’attrapa d’un geste vif, calculé, pour le mettre dans sa chemise, mais avant qu’elle n’eût pu l’approcher d’elle, une chaîne se matérialisa autour de son poignet et la cloua contre l’étalage, l’empêchant de partir. Alerté par le bruit, le marchand se précipita vers elle, les bras croisés et mécontent. Arian, paniquée, tenta de se défaire de la chaîne, mais cette dernière était trop serrée et solide. Elle se résigna.
— T’es pas du coin toi, c’est ça ? demanda-t-il en soupirant.
— Pourquoi on n’arrête pas de me poser la question ? grommela-t-elle.
— Parce que tout le monde sait que les voleurs n’ont aucune chance de prendre quelque chose sur ce marché ! répondit le commerçant en levant les yeux au ciel. C’est protégé par des mages ici, les étalages ont été ensorcelé, si quelque chose est retiré par quelqu’un d’autre que le marchand, il est automatiquement ramené avec le voleur.
— Ah bah merci j’avais compris… vous pouvez me laisser partir ?
— Non.
— S’il vous plaît ?
— Non.
Arian entortilla son poignet pour essayer de nouveau de se défaire, sans succès. Elle vit le druide qu’elle avait volé quelques instants plus tôt s’approcher du vendeur, l’air inquiet, et se mordit la lèvre en priant pour ne pas qu’il aggrave son cas.
— Excusez-moi, commença-t-il au marchand sans se faire attention à Arian enchaînée à l’étalage, vous n’auriez pas vu une petite fiole alchimique ? Je marchais et j’ai dû la faire tomber.
Le marchand s’approcha d’Arian et fouilla dans sa besace.
— Eh ! protesta-t-elle, furieuse.
Il en tira la fiole rapidement, avec un regard déçu à la voleuse :
— Toi tu viens de perdre ta liberté pour un bon moment.
De leur côté, Xiom et Kassandr s’étaient retrouvés dans un terrain d’entraînement non loin de leur hôtel, et massacraient de pauvres mannequins en bois. L’Atlante travaillait son épée, après l’avoir soigneusement taillée chez le forgeron le plus proche. C’était une épée de soldat, dont le pommeau ordinairement serti de cristaux bleus, était terne : il avait fait enlever les cristaux dès le moment où il avait déserté. La lame, en revanche, était gravée en alphabet Atlante et scintillait comme ses écailles. Il s’acharnait sur le mannequin d’une vitesse impressionnante pour le poids de son arme. Xiom s’efforçait de rester concentré sur ses propres exercices, mais ne pouvait s’empêcher de rester bouche-bée face à lui, admiratif. Il avait essayé de soulever son épée et de s’en servir, mais elle était si dense qu’il pouvait à peine frapper avec : c’était une arme militaire atlante, lourde, tranchante, et mortelle.
L’Elfe, quant à lui, s’entraînait à lancer ses couteaux, mais n’était clairement pas très habile lorsqu’il s’agissait de viser. Il était heureux d’avoir eu le coup de chance de pouvoir planter sa dague dans le genou du bandit quelques jours plus tôt. Sans quoi, il aurait perdu et sa crédibilité, et sa vie. Il esquissa un sourire orgueilleux et se remit au lancer, avant de laisser tomber et d’attaquer directement le mannequin. Kassandr l’observait du coin de l’œil et ne pouvait s’empêcher d’être impressionné par le panache avec lequel Xiom assénait les coups. Il savait qu’il n’avait sans doute pas été amené à se battre par lui-même, et qu’il avait été formé, comme lui. Quelques techniques lui rappelaient le combat atlante, d’autres les arts martiaux nains. Il aurait été bien curieux de savoir qui avait été le tuteur de l’Elfe.
Transpirants et essoufflés, les deux compères mirent un terme à l’entraînement, et se dirigèrent vers un ruisseau qui courait dans le fond du terrain, et qui partait d’une mare plutôt profonde dans laquelle il était possible de se baigner. Kassandr enleva le haut de sa tunique et plongea directement dans l’eau avec souplesse. Xiom se déshabilla entièrement et entra nu dans la mare. Kassandr eut un moment de pause, et l’Elfe arqua un sourcil :
— Un problème ?
— Non, répondit-il en soupirant, aucun. Je ne m’attendais juste pas à ce qu’on en soit là dans notre partenariat.
— Les mâles ne m’intéressent pas, rétorqua-t-il, et apparemment je ne les intéresse pas non plus.
— Qu’à cela ne tienne, ricana-t-il en plongeant au fond de la mare.
Xiom poussa un long soupir détendu, ferma les yeux. La fraîcheur de l’eau mordait sa chair, et vivifiait sa peau. Il claqua un peu des dents mais s’immergea jusqu’aux épaules malgré tout pour se nettoyer. Kassandr remonta à la surface et eut un haut-le-cœur.
— Tout va bien ? l’interrogea l’Elfe.
— Oui, répondit-il en secouant la tête avec une grimace de dégoût, l’eau est juste trop minérale. Ça me donne la gerbe.
Xiom se mit à rire et plongea la tête sous l’eau pour aller explorer le fond de la mare et remonter à son tour en prenant garde à ne pas s’esquinter les genoux contre les pierres. Kassandr avait les yeux fermés, et avait complètement baissé sa garde. L’Elfe l’observa un instant, et se dit qu’il aurait été facile de lui prendre la vie, d’une simple incision dans la trachée.
Dans une autre vie, peut-être.