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26 avril 1848
Après deux hivers, l’île du Roi-Guillaume avait presque pris des airs de foyer : les hommes connaissaient par cœur la configuration du camp, la rotation de garde des Royal Marines et le menu de leur cuisinier : thé le matin, conserves de tomates à midi et, le soir, bouillon aussi fade qu’une décoction de semelles. Le froid et la faim les laissaient atones, et seul le vent fouettant la toile des tentes animait le paysage : un champ de cailloux brûlés par le gel, étendu à perte de vue jusqu’à la ligne blanche de la banquise.
Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, soldats et matelots se relayaient pour charger leurs précieuses victuailles à bord des canots convertis en traîneaux tandis que les officiers empaquetaient leurs bagages. L’attente et les habitudes étaient terminées, pour le pire ou le meilleur, car ce jour blanc, trois ans après le départ de Greenhithe, signait celui du grand retour.
Harry interrompit le rangement des instruments du docteur Stanley pour observer la silhouette des navires qui rompaient la ligne d’horizon au nord-ouest de l’île, prisonniers des glaces depuis dix-neuf mois – plus vraiment des vaisseaux, mais pas encore des épaves. Concrétisant les pires craintes des officiers, le dégel timide de ce second printemps n’avait libéré ni l’Erebus ni le Terror, et le capitaine Francis Crozier avait ordonné leur abandon définitif.
Harry avait contribué à le convaincre, inquiété par le manque de vivres et l’état déplorable des marins. Neuf officiers et dix-huit hommes avaient déjà succombé aux terribles conditions de l’Arctique, réduisant l’effectif à cent-deux têtes.
— Cessez donc de rêvasser, Goodsir, lança Stanley. Ce n’est plus le moment de lambiner.
Harry enroula les outils de chirurgie dans leur trousse de cuir et les livres d’anatomie dans leur coffret tandis que les officiers supérieurs repliaient cartes et compas. Il était troublant de constater avec quelle rapidité chacun pouvait rassembler l’entièreté de sa vie et la ficeler dans un sac ; quelques minutes plus tard, les gradés, le médecin et son assistant étaient fin prêts.
— Renoncer à des bijoux pareils…, souffla James Fitzjames, le capitaine en second.
Sous la visière de son bicorne et les épaisses mailles de la doublure en laine, ses yeux clairs s’étaient eux aussi attachés aux navires.
L’HMS Erebus et Terror comptaient parmi les bâtiments les plus sophistiqués de la flotte royale britannique. De construction robuste, ils étaient équipés des dernières innovations en matière de mécanique et de manœuvre navales : un moteur à vapeur provenant d’une locomotive de la London & Croydon Railway, une coque renforcée, des gouvernes de direction à hélices métalliques, et – invention la plus chèrement regrettée par tout l’équipage – un dispositif interne de chauffage.
Les deux bombardes avaient prouvé leur capacité à triompher du pack par le passé, mais si l’incroyable quantité de provisions stockées dans leurs cales pouvait nourrir les hommes pendant trois ans – cinq en rationnant –, c’était sans compter sur la piètre qualité des huit mille conserves produites dans l’urgence du départ : celles qui n’avaient pas pourri à cause de soudures défectueuses s’étaient révélées toxiques. L’ingestion prolongée de leur contenu avait empoisonné leurs corps déjà diminués et, après la pneumonie et le scorbut, c’était là le dernier clou à leur cercueil.
— Oui, c’est un déchirement, admit Crozier.
L’Amirauté les avait chargés de parcourir le dernier tronçon inexploré du passage nord-ouest entre océans Arctique et Pacifique, ouvrant ainsi une voie économique directe vers les Indes. Aujourd’hui, la mission de Crozier se résumait à sauver ses hommes, ou ce qu’il en restait.
— Hauts les cœurs, lança Crozier en donnant à Fitzjames une tape sur l’épaule ; puis, criant pour le camp entier : Et en avant !
Malgré ses pommettes grêlées d’engelures et le givre qui cristallisait ses favoris broussailleux, Harry sentit son visage se froisser en un sourire. Le courage de leur capitaine, voilà une chose que le vent et la neige n’avaient pas entamée.
Ragaillardi, Harry prit place dans l’attelage du canot. Il ajustait le harnais en travers de son buste quand son supérieur se hissa à bord de l’embarcation pour s’installer entre les malles et les couvertures.
— Vous ne tirez pas, docteur Stanley ? fit Harry.
— À qui profiterait un médecin éreinté ? De plus, je dois préserver mes mains.
— Vous avez raison. Vous devriez les garder bien au chaud dans votre pantalon.
À l’avant, Crozier déguisa un ricanement en quinte de toux et Fitzjames se mordit la lèvre. Si Stanley s’offusqua des mots de son assistant ou de la réaction des officiers, Harry n’en sut rien : leur meneur avait levé puis abaissé le bras en guise de signal et les six hommes rassemblèrent leur maigre énergie.
À grand renfort de grognements et après une suée bienvenue, ils parvinrent enfin à mettre la barque en branle. Dans les échos déformés des bottes et des patins foulant la rocaille, les quatre équipées prirent alors la direction la rivière Back et de Fort Resolution, mille-trois-cents kilomètres au sud.
•
Les heures qui avaient semblé si lasses dans l’immobilité du camp paraissaient maintenant interminables, et la chaleur salvatrice de l’effort avait bien vite frappé les hommes d’un revers douloureux : par moins vingt degrés, la transpiration prisonnière des sous-vêtements refroidissait sans geler et enveloppait leur corps d’une fine couche de froide humidité, tandis que l’air tranchant balafrait leur gorge à chaque inspiration.
Harry fixait le sol accidenté pour ne pas sombrer dans le vertige de l’horizon et de l’épuisement. Il n’était pas le plus vigoureux des hommes ; contrairement au reste de l’équipage, ses tâches quotidiennes n’avaient jamais impliqué de travail physique soutenu. Chaque pas était devenu un supplice depuis longtemps, sans parler de l’étreinte de la courroie qui lui coupait le souffle. Il s’efforçait pourtant d’ignorer ses souffrances et de rester concentré sur les pas cadencés de ses camarades d’attelage.
Mais il vacilla, encore une fois.
— Halte ! lança Crozier.
— Je suis navré…
— Allons, ne soyez pas absurde, nous sommes tous harassés. Et le lieu est aussi propice qu’un autre pour monter le…
Un subit éclat dans le crépuscule gris leur fit sortir le nez de leur écharpe. À cette période de l’année, l’alternance des cycles nocturnes et diurnes se rapprochait de ce qu’ils connaissaient en Angleterre, loin des nuits et des jours polaires qui émoussaient le temps au plus fort de l’été et de l’hiver. Et à cette période de l’année, aucune aurore boréale n’aurait dû embraser le ciel.
Pourtant, de longs rubans d’un mauve électrique avaient entamé un ballet silencieux et hypnotisant. Même après trois ans de rudesse et d’égarement, de désespoir et d’aversion viscérale pour les paysages du Grand Nord, le spectacle demeurait saisissant. Seul le glaciologue ne partageait pas l’émerveillement béat des matelots.
— Commandant, lança-t-il. Nous devrions…
Le vent changea sa voix en cri, bientôt repris en canon par tous les hommes jetés à genoux, accroupis, blottis contre les chaloupes pour se protéger des lames d’air affûtées qui claquaient comme des fouets.
— Videz les yoles et retournez-les ! ordonna Crozier. Protégez-vous !
Harry jeta un regard à l’aurore, qui s’effilochait dans un tourbillon de plus en plus rapide comme si la tempête en aspirait la lumière. Au moment où l’attelage parvint à chavirer le canot pour s’y réfugier, des cascades de particules chatoyantes pleuvaient du ciel tourmenté.
La coque se referma sur eux comme une cloche. L’obscurité était presque totale, à l’intérieur, et l’espace confiné amplifiait les hurlements du vent qui en lardait le bois. Massés les uns contre, la tête rentrée dans les épaules, ils se cramponnèrent au joug et aux barreaux du canot dans le mince espoir de le maintenir rivé au sol. En périphérie, Harry voyait une étrange lueur violette sourdre le long du plat-bord.
Puis, soudainement, le calme retomba. Le cou tordu pour trouver le regard du capitaine, ils gardèrent l’oreille tendue.
— Sortons, encouragea Crozier.
Le monde au-delà de leur abri de fortune semblait n’avoir jamais connu le moindre chaos : le ciel moutonnait de hauts nuages tranquilles, une brise légère tiédissait l’atmosphère et, à l’ouest, le parhélie ne peignait pas deux faux soleils dans le halo du vrai, mais six, déployés en couronne au-dessus de l’horizon.
— Comment est-ce possible ? lâcha le glaciologue, estomaqué.
Mais les étranges phénomènes météorologiques n’étaient déjà plus la priorité de leurs officiers : au loin, entre deux cairns vaguement humanoïdes, des silhouettes se profilaient sur l’étendue de neige immaculée qui avait brusquement recouvert – ou remplacé ? – la pierraille.
— Des Eskimos ? glissa Fitzjames à Crozier, qui faisait signe aux fusiliers de baisser leurs armes alors que les intrus approchaient.
La minceur de leurs formes laissait penser qu’ils ne portaient pas de fourrures, cependant, et quand la distance leur permit de discerner leurs traits, seule une dizaine d’entre eux arboraient les pommettes larges et les yeux bridés des Inuits. L’un de ces garçons venait d’ailleurs en tête, suivi d’une enfant noire et d’une jeune fille des Indes.
L’expédition n’avait jamais trouvé le passage, pourtant…
— Nous sommes venus vous accueillir, dit l’adolescente dans un anglais parfait qui résonnait curieusement aux oreilles d’Harry. Vous avez faim ?
•
— Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?
Harry n’en finissait pas de dévisager les émissaires, en particulier l’Indienne qui continuait à distribuer des vivres aux marins avides : deux larges taches de vin tapissaient entièrement ses mains nues et une troisième bourgeonnait sur sa glabelle comme un tilaka. Elle ne portait ni écharpe ni bonnet et ses bijoux tintinnabulaient sur sa chasuble de toile légère. Les hommes eux-mêmes s’étaient débarrassés de leur pardessus et de leur casquette ; il faisait étonnamment doux maintenant que le vent était tombé.
— C’est une vaste question, répondit finalement la jeune fille.
— Nous avons des cartes, intervint Crozier. Si vous vous êtes égarés, nous pourrons peut-être…
— Nous ne sommes pas perdus. Et vos cartes ne sont d’aucune utilité, ici.
Elle termina son service par Harry, qui reçut sa ration en tentant :
— Merci… ?
— Pooja.
— Merci, Pooja. Je suis Harry. C’est une bien curieuse horde que vous avez là. Sont-ce d’autres marins échoués ? Des Chinois, n’est-ce pas ? Avez-vous assisté au même phénomène que nous, l’aurore, la tempête, le reste ?
— Cessez donc de l’abrutir de questions, Goodsir, lança Stanley. Que voulez-vous qu’une enfant sache de ces choses, de toute façon ?
Pooja mit un quignon de pain et un morceau de viande dans les mains du médecin. Celui-ci ne prit pas garde à sa brusquerie : l’appétit débordant qui s’était allumé dans ses yeux semblait avoir éclipsé tout le reste, y compris la fillette qui virevoltait d’un homme à l’autre en s’exclamant :
— Vous êtes tellement blancs !
Elle ralentit devant Harry, hésita, puis lui toucha le bout du nez.
— Et rouges ! C’est le soleil qui vous a fait ça ? Et tous ces poils ! C’est pour vous tenir chaud ? Quelles drôles de têtes ! Vous avez tous la même, en plus ! C’est comment, chez vous ?
— On dirait que vous avez trouvé votre alter ego, Mr Goodsir, lança Fitzjames en souriant de côté, la bouche pleine. N’oubliez pas de manger, tout de même.
Harry réalisa qu’il tenait sur les genoux son premier vrai repas depuis des lustres. La salive lui inonda subitement la bouche et la première contraction de son abdomen lui fit remonter une bile acide dans la gorge, mais il prit une bouchée de pain, modeste, prudente, et mâcha lentement pour savourer tous les arômes qui explosaient sous son palais. Quand il avala et que son ventre gargouilla de satisfaction, il faillit pleurer de joie.
— On a des fruits, aussi, reprit la fillette. Vous aimez les fruits ?
— J’adore ça, répondit Harry puisqu’elle ne regardait plus que lui. Nous avons quelque chose en échange, pour vous.
Il mit le reste de son déjeuner de côté, délogea les miettes prises à ses mitaines et fouilla le contenu d’une chaloupe. Des tréfonds d’une caisse, Harry extirpa alors une poignée de petits carrés enveloppés de papier doré.
— C’est quoi ? demanda l’enfant quand Harry lui en offrit un morceau.
— Du chocolat. Vas-y, goûte. Non ! Sans l’emballage, attends…
La petite le regarda déplier la feuille ; dessous, la confiserie était aussi brune qu’elle, mais la dent qu’elle y planta avait la blancheur et l’éclat d’un glacier.
— Tu aimes ?
— C’est si doux ! – elle croqua de nouveau dans le carreau, puis le goba tout entier. Encore un !
— Goodsir, arrêtez ça, lança Stanley alors qu’Harry glissait deux bonbons dans les paumes ouvertes de l’enfant.
Des paumes étranges, à bien y regarder : d’ordinaire, chez les Noirs, le revers des mains et la plante des pieds demeuraient clairs, mais si sa peau n’avait pas là le même teint profond que sur ses joues, elle tirait davantage sur le gris que sur le rose.
— À moins que ces dames et leur escorte comptent nous nourrir jusqu’à Fort Resolution, nous aurons besoin de nos réserves, continua Stanley. Encore un gramme de sucre et cette enfant deviendra proprement insupportable.
— On est obligés de tous les accueillir, dis, Pooja ? lança alors la petite. Parce que celui-là, je ne l’aime pas.
Stanley ouvrait la bouche, bouffi de rage et de viande à demi mastiquée, quand Pooja leva une main lourde de bracelets pour les réduire au silence. Avant même de pivoter pour suivre son regard, Harry sentit son repas frugal lui peser sur l’estomac.
Quand il les vit, la nausée se leva comme une houle.
Des silhouettes se tenaient à bonne distance de leur groupe hétéroclite, disséminées en arc de cercle devant le soleil, retranchées dans le contre-jour où la lumière gommait leurs traits.
— Qui… Qui sont-ils ? bredouilla Harry.
— Les natifs, répondit Pooja. Venus observer les nouveaux arrivants, eux aussi. Depuis que les traversées se multiplient, c’est de plus en plus difficile pour nous de venir à la rencontre de tous les rescapés. Je ne sais pas ce qu’il advient de ceux que les natifs trouvent en premier.
— Vont-ils attaquer ?
— Ils n’en sont jamais venus à ces extrémités, jusqu’à présent. Mais nous ne devrions pas rester là.
Pour l'expédition, non, ils ne sont pas revenus. De sombres histoires de cannibalisme D': Si ça t'intéresse y a toute une (excellente) série qui l'aborde sous un angle fantastique, aussi, "The Terror" (la saison 1). On y voit les traîneaux, d'ailleurs ! C'est bêtement des canots de sauvetage munis de patins comme des luges ^^
Les natifs de l'icosaèdre... les mêmes que Pooja évoquait en pointant du doigt les statues ? Donc des créatures et non pas vraiment des êtres humains ? Même si on n'en apprend pas tant que ça, on a l'impression d'avancer, que ça se précise, je trouve, c'est chouette ! Lire les chapitres à la suite est vraiment sympa.
Ce chapitre était très très cool encore une fois. Là aussi l'événement me disait quelque chose. Il n'y a pas eu une série sur cette expédition... ?
Un truc qui a échappé à ma compréhension : est-ce que tous les membres de l'expédition ont atterri dans l'icosaèdre ou seulement ceux qui étaient dans le groupe de Harry ? J'ai peut-être loupé la précision. J'ai l'impression que oui, quand même (sinon peut-être qu'ils évoqueraient leurs camarades perdus).
J'aime beaucoup la façon dont se déroule la rencontre. Ça amène beaucoup d'humanité dans toute cette étrangeté, c'est top.
Une petite coquille : "les quatre équipées prirent alors la direction X la rivière Back et de Fort Resolution, mille-trois-cents kilomètres au sud."
Ça me rassure vraiment si l’histoire a l’air d’avancer, même si c’est micro indice par micro indice. J’ai préféré poster les chapitres deux par deux justement pour l’enchaînement (et un peu aussi pour me « débarrasser » de cette parenthèse dans le passé qui me fait toujours souci) ; ça aurait sûrement été plus efficace sans une grosse pause dans la parution au milieu, mais c’est les aléas de la publication en ligne, et puis chaque lecteur va à son rythme !
Y a bien une série sur cette expédition, « The Terror » ! Série que j’ai adorée, d’ailleurs, et quand j’ai découvert qu’on l’évoquait dans les cas de disparitions mystérieuses parfois imputées au vortex du pôle Nord, je me suis jetée sur l’occasion, hihi.
Aah oui effectivement, c’était pas très clair, mais c’est bien toute l’expédition qui bascule, je relirai ce passage pour glisser une précision ! Merci encore pour la coquille (décidément x’D).
♥