Des aristocrates… », songea Sofia.
En temps normal, elle ne se serait pas privée d’aller accabler cette femme odieuse et de lui dire tout ce qu’elle pensait de sa manière de traiter ses domestiques. Mais la douleur et la fatigue l’avaient plongée dans une telle léthargie qu’elle se sentait incapable de réagir. Elle n'était plus qu’un corps vidé de toute âme.
Sofia quitta la gare et s’enfonça dans les ruelles de Chesbury, un village niché au cœur de la campagne. La végétation luxuriante régnait en maître, et au loin, des collines ondulaient sous l’horizon, donnant au paysage une beauté presque envoûtante. Quelques instants plus tard, elle se retrouva devant la maison de son père disparu.
C'était une élégante maison de maître, isolée du centre du village. De grands arbustes bordaient la façade, et à l’arrière, un vaste jardin s’étendait. À la vue de cette demeure, témoin de son enfance heureuse, Sofia sentit une bouffée de nostalgie douloureuse l’envahir.
Le cœur lourd, elle gravit les marches du perron et remarqua que la porte était entrouverte. Sans doute Bette, la femme de chambre, avait-elle oublié de la refermer. Sofia entra. L’air sentait le bois ciré, parfum familier et rassurant. Dans le vestibule, elle posa sa valise sur un tapis épais, ouvrit la cage de Fely et le serra contre elle. Ne pas l’enfermer trop longtemps lui semblait indispensable. Son fennec était en ce moment son seul réconfort, son unique soutien émotionnel.
Tandis qu’elle caressait le pelage soyeux de Fely, une voix masculine, indistincte, résonna depuis le salon.
Le cœur de Sofia bondit dans sa poitrine.
Dans un élan irrationnel, elle courut vers le salon, portée par un espoir fou, qu’elle savait pourtant vain. Mais la cruelle réalité la rattrapa aussitôt : deux silhouettes se tenaient près d’un canapé à oreilles, et aucune ne lui était familière. Elle savait que cette voix ne ressemblait en rien à celle de son père… mais l’illusion avait été trop forte.
Les deux hommes étaient plongés dans une conversation animée. Celui qui parlait lui tournait le dos, tandis que l’autre, jeune, aux cheveux auburn et aux traits candides, écoutait avec attention.
— J’hésite encore, Alexander, disait l’homme au dos tourné. Ce n’est vraiment pas simple… Que feriez-vous à ma place ?
Le jeune homme leva soudain les yeux et aperçut Sofia. Il fit un discret signe à son interlocuteur pour signaler leur présence.
L’homme se retourna. C’était un quinquagénaire blond, moustachu, le visage avenant marqué de quelques rides.
— Oh ! Bonjour, lança-t-il avec surprise mais amabilité. Vous devez être Miss Snow ?
— Euh… oui, c’est moi, répondit Sofia, troublée qu’il connaisse son nom.
Le regard de l’homme glissa sur Fely.
— Tiens donc, c’est la première fois que je vois un bébé renard.
— C’est un fennec, corrigea-t-elle d’une voix éteinte. Excusez-moi, Messieurs, mais… nous connaissons-nous ?
— Oh, pardon, où sont passées mes bonnes manières…
Il s’inclina pour lui baiser la main.
— Je me nomme Mr Jaw. Et voici Mr Jameson, dit-il en désignant le jeune homme d’un geste. Il m’accompagne.
Jameson adressa à Sofia un sourire timide avant de lui effleurer la main à son tour.
— C’est votre domestique qui nous a laissés entrer, ajouta Jaw. J’ai appris pour… votre père.
Une douleur sourde étreignit le cœur de Sofia.
— Jaw… répéta-t-elle. Ce nom ne me dit rien. Mon père ne m’a jamais parlé de vous. Étiez-vous un de ses amis ?
Sofia fronça légèrement les sourcils.
— C’est curieux… Mon père ne m’a jamais parlé de vous.
Elle avait dit cela d’une voix prudente, méfiante. Son regard scrutait Mr Jaw, cherchant le moindre signe suspect.
Jaw esquissa un sourire tranquille.
— Oh, c’est tout à fait normal, répondit-il d’un ton léger. Votre père et moi nous sommes connus il y a bien des années, à Londres. C'était une autre époque… Peut-être ne jugeait-il pas utile de parler de cette vieille connaissance que je suis devenu.
Sofia acquiesça vaguement.
Elle était embêtée de trouver ces deux inconnus installés dans la maison de son père. À cet instant, elle n’aspirait qu’à une chose : fuir les regards et s’abandonner à son chagrin. Faire la causette à deux étrangers était la dernière chose dont elle avait envie.
Et pourtant, malgré le profond malaise qui l’envahissait, elle ne pouvait pas décemment les mettre dehors. Cela lui paraissait inconcevable, même si tout son être le réclamait.
Elle serra légèrement Fely contre elle, prit une inspiration discrète et, d’une voix tendue qu’elle s’efforça de rendre courtoise, lança :
— Souhaitez-vous une tasse de thé ?
Mr Jaw afficha un sourire chaleureux, visiblement ravi.
— Oh je dois admettre que ce n'est pas de refus Miss Snow. Qu'en dites-vous Alexander ?
Son jeune collègue hocha timidement la tête en guise d’approbation.
Sofia acquiesça d’un geste bref.
— Bien. Permettez-moi d’abord de monter mes affaires à l’étage. Je vous rejoins ensuite.
— Natuellement, Miss, répondit Jaw. Avez-vous besoin d'aide ?
— Non merci.
Sofia retourna dans le vestibule, reprit sa valise tout en tenant Fely d’un bras, puis gravit l’escalier de bois. Elle s’arrêta devant une porte, hésita, sentant que l’ouvrir la bouleverserait… puis entra malgré tout.
La chambre de son père.
Le choc émotionnel fut immédiat.
Tout dans la pièce respirait sa présence : le lit en mérisier, les meubles en acajou, les cadres dorés aux murs. Chaque objet, chaque détail, était imprégné de son essence.
Sofia laissa tomber sa valise, déposa Fely au sol et pleura sur le lit. Ses sanglots étouffés emplirent la chambre, noyant le silence.
Elle avait toujours su qu’elle aimait profondément son père. Mais aujourd’hui, cet amour prenait une dimension sacrée. Chaque geste, chaque manie, chaque odeur liée à lui devenait infiniment précieux. Elle réalisait à quel point cet amour était sans limites.
La douleur la transperça de nouveau. L’idée qu’elle ne reverrait plus son père, qu’elle n’entendrait plus sa voix, ses pas, ou le cliquetis de sa canne… tout cela lui semblait impensable, irréel.
Non, son père allait surgir, là, à l’instant. Il allait lui dire : « Mais non ma puce, ne pleure pas. Je suis là, tu vois bien. Ce n'était qu'un malentendu. Tu ne pensais tout de même pas que j’allais t’abandonner ? »
Il la prendrait dans ses bras et balayerait toute sa peine.
Mais rien ne vint.
Rien, sinon un silence impitoyable, hurlant cette vérité : Plus rien ne sera jamais comme avant.
Sofia essuya ses larmes d’un geste tremblant. Son regard tomba alors sur un portrait posé sur le bureau : celui de sa mère. Hayden Snow, radieuse, d’une beauté pure avec ses longs cheveux blonds, n’avait guère plus de vingt-cinq ans sur cette photographie. Elle irradiait de bienveillance.
Sofia n’avait jamais connu sa mère, morte d’une pneumonie peu après sa naissance. Si souvent elle avait rêvé de pouvoir se blottir dans ses bras…
— Prenez soin de lui, Mère… murmura-t-elle. Et veillez sur moi, tous les deux.
Elle reposa le portrait. C’est alors qu’elle remarqua un détail troublant : des feuilles éparpillées sur le bureau. Un désordre inhabituel pour son père si ordonné. Intriguée, elle saisit l’une d’elles.
« Je ne sais plus quoi faire.
Sofia tient à participer à la Collecte de la Générosité, comme chaque année. Mais il faudra bien que je lui révèle pourquoi cette fois, c’est impossible.
Je n’ai jamais été fier de lui avoir caché la vérité. Pourtant, comment lui dire ? Elle est si émotive, si fragile…
Cela fait des jours que cette pensée me ronge. Toutes ces angoisses malmènent mon cœur déjà affaibli.
Je sais que c’est ingrat de te demander cela, mais pourrais-tu tout lui raconter ?
Tu connais tout de notre passé, toi. Tout ce que nous avons enduré, Hayden et moi, à Londres.
Réponds-moi vite, je t’en prie. Je suis désespéré. »