Samedi 15 octobre 2016
Zoé est incapable de dire l’heure qu’il est. Elle n’a même plus la force de se lever de son lit. Pourtant, elle a promis à Anne-Laure de la retrouver en centre-ville un peu plus tard dans la journée. Elle n’en a même pas envie. Une envie de rien. Ne plus bouger. Se faire oublier du monde entier. Sangloter sous son oreiller jusqu’à la fin des temps.
L’adolescente alterne entre des phases durant lesquelles elle est apte à dormir toute la journée et d’autres moments où elle fait des insomnies à répétition. Elle ne se reconnaît même plus. Elle ne se regarde même plus dans un miroir tant elle se dégoûte. Elle sursaute dès que quelqu’un l’approche d’un peu trop près. Elle se mure dans le silence quand ses parents, son frère cherchent à communiquer avec elle. Ce qu’elle vit au lycée n’est peut-être pas de leur faute mais elle leur en veut de ne rien voir, de ne pas poser plus de questions. Elle a failli en parler à Aurélien le week-end dernier. C’est vrai qu’il a cherché à savoir mais elle s’est ravisée. Même s’il est au courant, cela ne changera rien à la situation. Ses camarades de lycée ont décidé de la détruire et il est trop loin pour y changer quoi que ce soit.
Heureusement, Anne-Laure est là pour la soutenir. Il y a deux jours, quand Vivien a insisté lourdement entre deux cours sur le surnom de « Niagara » en hommage à ses menstruations, Zoé a fondu en larmes, s’écroulant par terre. Il a voulu filmer sa réaction, fier d’avoir trouvé le hashtag #ChuteDeNiagara. Mais, Anne-Laure l’a empoigné. Elle a fait tomber son portable sur le sol, menaçant de l’écraser avec son talon. Elle lui a fait quitter le couloir du lycée. Vivien n’a pas aimé son ton autoritaire. Il l’a menacé de représailles. Zoé a beaucoup culpabilisé malgré le léger contentement de savoir que quelqu’un prend enfin sa défense. Anne-Laure est vraiment la seule de son côté. Les autres s’acharnent sur elle pour gagner en popularité ou bien font l’autruche pour ne pas s’attirer d’ennuis.
Pour celle qu’elle considère comme son amie, il est important pour Zoé de sortir en dehors du lycée, à défaut de pouvoir se confier à un adulte. Ils font eux aussi partie de la catégorie des autruches. Aucun professeur ne réagit. Soit Vivien et les autres s’arrangent pour agir dans leur dos, soit les enseignants baissent les yeux ou réagissent à peine en prenant la situation à la légère. Ils ne réalisent pas à quel point l’acharnement est quotidien, constant, dangereux.
Zoé et Anne-Laure se promènent parfois sur des petits chemins de campagne, vont boire un verre de temps en temps en ville. Mais, Zoé n’est pas rassurée pour autant : elle est persuadée que la moquerie, la mesquinerie, la méchanceté l’attendent au tournant. Une fois, elle s’est même demandé si Anne-Laure n’était pas en mission d’infiltration, faisant partie d’un plan machiavélique de Vivien ou autre pour la piéger et l’isoler davantage. Si cela s’avère vrai, le plan fonctionnera à merveille. Zoé n’a qu’elle sur qui s’appuyer. Sans elle, elle chute à l’infini, elle se noie, elle s’enterre.
Les volets de sa chambre encore fermés et avec ses parents absents, Zoé devine que l’après-midi vient de pointer lorsqu’elle entend son portable vibrer. Un appel d’Anne-Laure.
— Zoé, tu as oublié notre rendez-vous shopping ?
En guise de réponse, la principale intéressée ronchonne, bougonne, marmonne.
— Ça ne va pas ? Je peux passer chez toi, s’il y a besoin…
Zoé avait promis à son amie de l’appeler si elle ne se sentait pas bien. Elle ne peut pas la laisser la voir dans cet état :
— Je vais avoir un peu de retard…
— Je peux t’attendre devant chez toi, si tu veux, propose Anne-Laure.
Zoé accepte un peu à contrecœur. Elle n’a pas envie de sortir, ni de rejeter le seul soutien qu’elle a.
— J’ai pas trop le moral, tu sais…
Elle a fini par avouer. Un peu. Elle sait qu’elle ne pourra pas faire semblant face à Anne-Laure. Il faut qu’elle la prépare à voir une épave.
— Peu importe. Le shopping, c’était juste un prétexte pour faire quelque chose. On peut rester chez toi. Regarder un film. Lire chacune de notre côté. On n’est même pas obligées de parler. Mais sache que je suis là. Tu n’es pas seule contrairement à ce que te répètent ces saletés d’enfoirés !
En reniflant ses larmes, Zoé finit par accepter. Même si elle avait refusé, son amie l’attendrait en bas de chez elle. Elle avait le choix sans avoir le choix.
— N’oublie pas : tu ne te débarrasseras pas de moi et on se débarrassera d’eux, finit par rappeler Anne-Laure avant de raccrocher.
Si son amie l’a attendu dans le centre-ville, sachant que Zoé habite en périphérie, si Anne-Laure prend le bus, elle sera là dans une demi-heure, voire trois quarts d’heure. Le temps pour Zoé de prendre une douche, de s’habiller et d’ouvrir quelques volets. D’un pas las, elle prend son t-shirt bleu et blanc traînant sur sa chaise de bureau ainsi qu’un pantalon beige rangé à la hâte dans l’armoire. Direction la salle de bains. Elle ouvre le jet d’eau de la douche qu’elle trouve glacé. Alors qu’elle se déshabille et qu’elle plonge sous l’eau froide, elle ne fait même pas attention à la température. Comme si son corps se résignait face aux épreuves qu’on lui imposait. Elle n’a plus d’appétit non plus, ni de sensation de soif ou de fatigue, ni même la notion du temps. Le monde extérieur et la peur ont fini par la dévorer toute entière. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Et, une ombre ne craint pas l’eau froide. Mécaniquement, après le rinçage de son shampooing, elle s’extirpe de la douche, se sèche et s’habille. Elle le fait uniquement par nécessité, pour être présentable auprès d’Anne-Laure. Elle n’en retire aucun plaisir, aucune satisfaction personnelle.
Depuis bientôt trois semaines, plusieurs voix s’affrontent dans sa tête. Elle entend les surnoms dégradants de Vivien, les remarques acerbes de Rosie qui ne demande qu’à la voir anéantie, les rires. D’un autre côté, font écho les discours encourageants et positifs d’Anne-Laure. Ces discours où elle lui répète qu’elle est une fille bien, que les autres la jugent aléatoirement, sans la connaître ou par jalousie et par pure méchanceté, qu’elle est forte, qu’elle peut les affronter, qu’elle doit en parler.
En ouvrant chaque volet de sa chambre, du salon, de la salle à manger, Zoé prend le temps d’observer à chaque fois. Regarder qu’il n’y ait personne qui traîne. Chaque jour, elle emprunte des chemins différents pour être sûre que personne ne la suive jusqu’à chez elle. L’autre fois, Rosie a été claire : cette crainte était bien justifiée. Avec Anne-Laure à ses côtés, certains jours, Zoé se sent forte. D’autres, elle a peur qu’ils s’en prennent à elle, elle culpabilise de lui faire subir tout cela par ricochet.
Elle n’a pas le temps de poursuivre le fil de sa pensée. Quelqu’un sonne au portail. La peur au ventre, elle appelle sur le téléphone portable d’Anne-Laure. Elle veut s’assurer que ce soit bien elle avant d’aller ouvrir. Et, c’est bien le cas.
— Coucou, miss !
En guise de réponse, quand le portail s’ouvre, Anne-Laure n’a droit qu’à un timide « salut ». Zoé est fatiguée, ses cernes parlent d’eux-mêmes. Elle est à bout de force. Elle est sur un fil, prête à tomber dans le vide à tout moment. En étant son amie, Anne-Laure ne peut pas la laisser dans cet état. Les professeurs ne veulent rien voir. Elle a essayé d’en parler à Mr Powder mais il a mis fin à la discussion en répliquant que Zoé est assez grande pour venir le voir si elle a un problème. Elle a envisagé d’en parler à ses parents, même aux parents de Zoé. Mais, elle a peur de trahir la confiance de son amie, de prendre le risque que personne ne les prenne au sérieux. Que ce soit pour ses propres parents ou ceux de Zoé, Anne-Laure n’a aucune idée de la manière dont ils géreront la situation. Seront-ils dans le déni eux aussi ? Iront-ils jusqu’à minimiser la situation ? Elle fait tout pour donner du courage à son amie. Mais, elle a peur de ne pas y arriver toute seule. Elle a besoin d’aide. Elles ont besoin d’aide.
Le téléphone portable de Zoé vibre. Elle vient de recevoir une notification. Quelqu’un a commenté un clip musical dont elle a partagé le lien sur sa page, il y a bien six mois. La notification en question renvoie à une photographie. De la part d’un pseudonyme impossible à identifier. Sur la photographie, le portail de la villa de Zoé avec, en commentaire :
On sait où tu habites. On a gagné. On va bien s’amuser…
L’adolescente ne peut réfréner un hurlement en jetant son téléphone contre le mur du hall d’entrée. Anne-Laure le ramasse et jette un œil à l’écran. Elle sait que le hurlement de son amie est le résultat de plusieurs mois d’acharnement, de fatigue, de désespoir. Pour Zoé, ils ont gagné. Ils viennent d’envahir son espace privé. Ils vont peut-être s’en prendre à sa famille, dégrader les lieux.
Une nouvelle notification. Un autre message sous la photographie du portail :
Maintenant, tu vas devoir nous obéir. Sinon, tu le regretteras.
Anne-Laure parcourt ce nouveau message, se déconnecte du compte et s’approche de son amie afin de la prendre dans ses bras :
— On les laissera pas faire, d’accord ? On les laissera pas… Tu m’entends ?
L’amie de Zoé marque une pause avant d’affirmer :
— À la moindre intrusion chez toi, au moindre bruit suspect, le moindre chantage, on appelle les flics. Tu m’entends ? Je ne te laisserai pas le choix. Rosie t’a déjà dit certaines choses ouvertement. Je suis témoin de tout ce qui se passe au lycée. On appelle les flics. Ça a bien trop duré. Il faut que ça cesse. Il faut que ça cesse… On doit en parler. De suite.
Peut-être à cause de l'actualité, et maintenant que mon manuscrit est prêt pour Galli (autant qu'il peut l'être), j'ai eu envie de revenir par ici. C'est donc la première lecture que je reprends après le rush des HO ;)
Et honnêtement, je n'ai pas grand chose à dire. Ce quatrième chapitre est parfaitement mené, on sent bien la descente progressive aux enfers avec les doutes de Zoé même sur son amie et son envie de se barricader chez elle. Il y a quand même un petit espoir puisqu'elle montre les messages à Anne-Laure.
En tant que mère d'une ado de 13 ans, tu n'imagines pas comme ton histoire me touche. Preuve si besoin est qu'elle est très bien écrite.
Je suis touché, confus (tout plein d'émotions mélangées) de te toucher à ce point...
Merci pour ce retour, Isa !
je ne sais pas si tu as changé un petit truc ou quoi, mais j'avoue que si autrefois je restais assez en retrait de Zoé, maintenant je suis a 200% avec elle ! A un tel point où j'ai commencé à me demander s'il n'y avait pas un soucis avec sa nouvelle-amie, comme si moi-même je devenais paranoïaque.
Ca va loin, c'est extrême et c'est vraiment un texte fort. Je nourris l'espoir que ça se terminera bien quand même é-è...
Devenir parano, c'est un des risques quand on se fait harceler. On ne sait plus faire la différence entre les gens qui nous veulent du bien et ceux qui nous veulent du mal. Du coup, je suis content si tu arrives à douter toi-même. Comme ça, je vois que je peux montrer au lecteur ce que ça fait.
C'est avec plaisir que je te retrouve par ici, Soah ! Au plaisir de te retrouver ! :D
La pauvre Zoé... Elle est déjà au fond du trou comme le montrent les premiers paragraphes, et l'invasion de sa sphère privée est la goutte d'eau qui fait déborder le vase.
Je suis contente qu'elle est Anne-Laure pour la soutenir.
Et cette bande de harceleurs, je suis pacifique mais ce genre de comportement me donne envie d'aller les défoncer à coups de barre à mine (cherche l'erreur), même si parfois, les harceleurs se trouvent être harcelés dans d'autres aspects de leur vie, et cherchent à retrouver puissance et confiance en soi en harcelant à leur tour d'autres personnes. C'est malheureux...
Pour finir, je voulais te dire merci pour ce texte Dédé, car c'est faire preuve d'un grand courage que d'explorer cette thématique.
A bientôt !
En effet, il y a des claques qui se perdent vraiment. On est d'accord ! Je suis content que tu puisses apprécier Anne-Laure et que tu arrives à ressentir la détresse de Zoé. C'est le signe que j'ai pas trop écrit à côté de la plaque. Ouf !
A bientôt !! :D
Moi aussi j'ai envie de tous les taper. Et je ne suis pas prétentieux mais s'il y a des textes comme le mien qui font révolter, qui donnent envie de se défendre, défendre les autres, eh bien… j'estime que c'est tout gagné. Edition ou pas, je m'en fiche mais au moins ça ! Qu'en 2020, on arrête de faire l'autruche, de renvoyer les harcelés en disant que ce sont eux le problème ou qu'ils sont trop susceptibles.
Merci à toi pour ce retour, Slib ! :D
J'aime vraiment ton style, on ressent bien la peur de Zoé. Malgré le sujet, ça reste fluide et on s'attache aux personnages
Merci pour ce retour, Pinpin ! :D
Avec l'arrivé d'Anne-Laure cela remet une dynamique, et permet d'avoir une histoire qui ne soit pas que l'accumulation du harcèlement subi par Zoé.
Le changement de point de vue, vers celui d'Anne-Laure est ici une très bonne idée, et montre les difficultés à faire comprendre la situation, et à aider une personne harcelé à se faire entendre.
En tout cas l'histoire reste prenante, (jusqu'au tripe), et je continuerais assurément.
Merci d'être autant investi dans l'histoire, Arno ! :D A bientôt !
Je suis contente que Zoé puisse enfin s'appuyer sur quelqu'un. Et je trouve que tu dépeins bien les craintes de mensonge, de piège qu'elle peut ressentir devant ça.
Et M. Powder.... raaaah il m'énerve !!
Bon, je sais que je vais me répéter hein... Mais j'aime <3 😄
Ravi que tu aimes ! Merci, HP ! :D