Après ça, B. et moi ne parlons plus de la raison pour laquelle je me suis retrouvé ici ni de ma mission, mais je n’oublie pas. Le journal m’envoie souvent dans les quartiers ouvriers pour des reportages, et j’en profite pour observer et guetter, sans succès.
B. est ébahie d’apprendre, le mardi suivant, que je n’avais jamais été au Tiergarten et décide que nous irons le lendemain, après le travail, quand les températures seront plus clémentes. Il est plus facilement accessible depuis le bureau que depuis son appartement, explique-t-elle. Elle ne me laisse pas la voix au chapitre.
Les grandes avenues sont les pires. Elles sont semblables à mes souvenirs – larges, bordées de bâtiments imposants, ombragées d’arbres, mais dès que l’on s’attache aux détails, rien ne va plus. Plus on se rapproche de la porte de Brandebourg, moins ça va. L’ambassade soviétique n’existe pas, à sa place se trouve un palais néo-classique tout ce qu’il y a de plus banal. Le drapeau rouge aurait été un grand soutien moral. B. marche toujours d’un bon pas, la tête haute. Elle me tient le bras, ce qui me force à me maintenir à sa hauteur. Je m’attends désormais à devoir présenter mes laissez-passer à la première occasion, mais je ne les ai pas sur moi. B. me tire. Je n’ai pas de papiers à cette époque, je n’ai pas d’identité. Je n’existe pas. Que pourrais-je dire si on me les demande ? On va forcément se rendre compte que je n’ai rien à faire ici.
Des gens passent librement sous les arches. De l’autre côté, c’est l’ouest. Si je passe la frontière, je ne pourrais pas retourner en arrière, mais il n’y a pas de frontière. Le garde qui se tient stoïque sous la porte principale m’observe. Je me raccroche à B. (Note : ils vont savoir que je suis passé. Ils vont savoir que G est mort à cause de moi. Ils vont savoir que je n’ai rien à faire ici. Ordre d’abattre à vue toute personne qui entrerait dans la zone réservée. Pas de sommation. Je crois voir un bandeau vert sur une manche. Je ne peux plus respirer.)
Je suis à l’ombre d’un arbre, sur un banc. Le banc est dur. B. est juste à côté de moi. Elle a un air inquiet. Elle me dit de respirer lentement et de ne pas essayer de parler, que j’ai paniqué. Je ne sais pas comment je suis arrivé ici. Elle soupire. Elle est aussi blanche que son chemisier, mais ses joues reprennent des couleurs. Elle me dit que ce n’est pas grave et qu’elle ne pense pas que quiconque ait remarqué quoi que ce soit. (Note : encore heureux.) Je refuse de rentrer à la maison. Lorsque mes jambes acceptent de me porter à nouveau, nous repartons dans les allées.
C’est un grand parc, à moitié une forêt. Des chemins s’entrecroisent. On y trouve beaucoup de monde. Les hommes sont à cheval et les dames en calèche, mais les promeneurs sont également nombreux, de l’ouvrier venu conter fleurette à sa fiancée à la petite famille bourgeoise jetant du pain au canard près de l’étang. B. m’emmène jusqu’à la colonne de la victoire, surmontée d’une figure féminine et dorée. Le soleil se reflète sur l’or et elle fait mal aux yeux. L’ensemble n’est pas très réussi. B. est d’accord avec moi.
Elle m’emmène ensuite à l’un des restaurants en plein air, des petites bicoques en bois où l’on peut manger un bretzel et une saucisse en buvant de la bière. Elles sont illuminées par des guirlandes de petits lampions sous les arbres.
B. me fait trinquer à mon baptême de Berlinois. Je lui réponds que j’habite ici depuis dix ans, elle hausse les épaules et déclare que personne n’est berlinois tant qu’il n’a pas pris une bière au Tiergarten. (Note : Je ne suis pas d’accord. Ce sont des paroles de X que je me refuse à écouter.)
Berlin à cette époque est bien différente de la ville qu’elle est devenue. La ville s’agrandit. On perce des boulevards vers ce qui est alors des villages indépendants et qui deviendront des quartiers. Les ouvriers s’entassent dans des immeubles croulants, dans des appartements sombres et insalubres, ou emménagent dans des immeubles flambant neuf où ils ont accès au gaz et à l’eau courante. Les usines marchent à plein régime. Les accidents sont courants. Un jour, deux semaines après mon embauche, je suis envoyé avec un dénommé Munch, (Friedrich, petit, rondouillard, une cinquantaine d’années, cheveux noirs et yeux bleus, marié, bon caractère), à une usine dont le patron s’enorgueillit de ses réalisations pour la modernité de l’équipement. Un ouvrier chute de la machine qu’il était monté réparer et se casse une jambe. Des camarades doivent l’emmener à l’hôpital. On ne me laisse pas photographier la scène. Je proteste. Le contremaître se fâche, me confisque l’appareil. Il faut les menaces de Munch d’écrire dans son article que son collaborateur a été maltraité pour qu’on me le rende, intact. Après ça, le patron me convoque pour m’ordonner de cesser de faire des scandales. Quand je réplique que je faisais le travail pour lequel il m’avait engagé, il perd patience et me dit que j’ai été engagé pour obéir, pas pour déclencher des grèves. Je ne vois pas en quoi ça le dérangerait. Il n’est pas obligé de publier l’image en question. (Note : avec des gens comme ça, on a très envie de déclencher des grèves. À réfléchir.)
La ville organise ce qui n’est encore que de la charité publique. Les indigents ont une grande maison en lisière de la ville, où ils dorment en dortoir et ont droit à la soupe, ce qui n’empêche pas leurs camarades moins chanceux de dormir dehors. Comment peut-on laisser un être humain dormir dehors et mourir de faim ?
B. n’a pas de réponse à cette question. Elle ne peut que parler de charité chrétienne, de Job, de la pauvreté christique et du renoncement au superflu prôné par Luther et Calvin, ce qui n’est pas très utile pour ces pauvres gens. Quand je lui dis que son Dieu ne fait pas grand-chose pour empêcher ses enfants de mourir de froid, ce qui en fait un père indigne, elle me décerne un regard noir et refuse de me parler pour le reste de la soirée.
Le lendemain, elle a oublié notre différent, ou fait semblant. Elle prépare toujours le café, dont elle moud les grains elle-même. Avec, nous avons souvent du jambon sec ou des saucisses, que je fais griller à la poêle, et une tranche d’un gros pain de campagne qu’elle achète au kilo. Elle sort de sa chambre habillée et chaussée ; il ne lui reste plus qu’à choisir son chapeau. Elle en a deux ou trois, adaptés à chaque occasion. Je n’ai pas autant de choix. J’ai acheté une deuxième casquette, pour varier. Celle-ci est grise, alors que la précédente était marron. Du marron, du gris et du noir : pas de quoi égayer une penderie. Puis nous partons. Elle prend le métro, je marche, ou je préfère l’omnibus. C’est plus long. Nous arrivons au journal alors que l’on boucle presque la version de l’après-midi avec les nouvelles fraîches. On m’envoie alors d’un bout à l’autre de la ville, selon les informations, avec ou sans journaliste. (Note : Munch est le plus sympathique. Il discute facilement. Jenson est d’un naturel moqueur, assez désagréable. Kresner se montre froid, mais il reste cordial.) Je passe beaucoup de temps à frapper du talon sur les pavés en attendant l’arrivée du prince impérial ou d’un grand-duc russe quelconque, la sortie du conseil des ministres, une revue militaire, ou juste qu’il se passe quelque chose de notable : on construit un nouvel immeuble à Charlottenbourg, la comtesse Landsky s’est fait voler ses diamants, un nouveau cinéma ouvre, la vedette du moment se foule une cheville. (Note : bon, d’accord, pas la vedette, mais c’est l’idée. Ces gens riches s’ennuient à mourir dans leurs palais.) Je passe la frontière tellement souvent que je finis par oublier qu’il y en aura une.
Je retrouve Charlotte, parfois accompagnée des autres journalistes, pour le déjeuner, nous mangeons ensemble, puis je pars développer mes photos pour l’édition du lendemain et elle retrouve sa machine à écrire. Je rentre à pied. Je caresse l’idée de m’acheter un vélo pour me simplifier la vie. B. a souvent déjà préparé le repas à mon arrivée. Je lui raconte ma journée ; cela l’amuse de me savoir à travers la ville. Cela la change de ses fautes d’orthographe, j’imagine. Un soir, je lui demande à quel point est-ce qu’elle peut réécrire les articles ou les censurer. Elle commence par protester, puis réfléchit sérieusement à la question, et répond que tant qu’elle suit la ligne du journal, elle peut couper ou remplacer certains mots autant qu’elle veut. Les journalistes relisent rarement ce qu’elle envoie à l’impression avant qu’il ne soit trop tard. Voilà qui donne des idées. Après le repas, nous discutons ou nous lisons, elle sur le divan, moi sur la table, ce qui me permet de prendre des notes en même temps. Lorsqu’elle va se coucher, je reste souvent seul à la table encore quelque temps. La nuit, la ville est silencieuse. Cela me rappelle mes veillées au poste frontière.
Je suis chez B. depuis deux semaines et demie lorsqu’elle me réveille en pleine nuit. (Note : il y avait du sang dans mon rêve, du sang sur mes mains, sur mes manches d’uniforme, sur mes bottes, sur le visage de Georg, au point de le rendre méconnaissable, à moins que ce ne soit son crâne éclaté par la balle, du sang sur mon pistolet qu’il tient dans ses doigts serrés, du sang sur le mur, du sang et de la cervelle, du sang partout, mon rêve était rouge, et B. m’a réveillé et m’a tiré du rouge vers le noir.) Je réagis par réflexe. J’ai la main sur mon arme, mais je ne la tire pas de sous mon oreiller. Le froid du métal me renvoie à l’air frais de la chambre, et ce n’est plus le corps défiguré de Georg que j’ai devant les yeux, mais B. en chemise de nuit, ses cheveux tressés lui tombant aux hanches. Il fait trop sombre pour voir son expression. Sa longue tunique blanche la fait ressortir sur l’obscurité de la pièce. Comme je ne ferme jamais les rideaux, la lumière du dehors entre par la fenêtre.
Sa voix est inquiète. Elle me demande si ça va. J’essaie de la rassurer. Elle n’est pas convaincue, mais il est trop tard pour discuter.
Une fois qu’elle est retournée se coucher, je me lève. Je retrouve mon paquet de cigarettes dans la poche de ma veste et m’en vais fumer à la fenêtre. L’air frais dissipe les dernières traces rouges de mon rêve. J’écoute la pluie tomber.
Le lendemain matin, B. m’observe. Elle me regarde me verser un café. Puis un deuxième. Elle me regarde couper du pain, et le manger. Elle n’essaie pas de parler de la météo comme à son habitude. Elle me regarde enfiler mes bottines, elle me regarde faire mes lacets. Je la sens presque prendre des notes sur la manière dont j’enfile ma veste. Elle me regarde ouvrir la porte. Je lui souhaite la bonne journée et claque le battant.
Les rues sont aussi encombrées que d’habitude. Les voitures envoient des gerbes d’éclaboussures sur le passage. Les trottoirs sont très fréquentés. (Note : se fondre dans la masse, disparaître, est plus difficile qu’on ne le croit.)
À mon arrivée au journal, je me fais alpaguer par Kresner, le reporter le plus en vu du journal. (Note : il est jaloux de ma proximité avec B. Ce genre d’individu est très facile à manipuler, surtout qu’ils s’estiment souvent plus malins que la moyenne.) Il m’annonce que nous partons le soir même en reportage tous les deux. Il a été invité au meeting du parti social-démocratique organisé en soutien à Karl Liebknecht, qu’on va bientôt traîner en justice.
Comment ai-je pu oublier ça : le procès pour trahison en octobre 1907. En attendant, le livre doit encore être disponible. Ma décision est vite prise. Je trouve dans l’annuaire les librairies qui seraient susceptibles de l’avoir en rayon, laisse un petit mot à B. pour l’informer que je ne mangerai pas au journal et risque de rentrer tard et pars à la recherche de l’ouvrage. Je dois faire cinq librairies avant d’en trouver une qui le possède encore. Je m’achète sur le chemin du retour une saucisse dans un petit pain à un vendeur de rue et vais m’enfermer dans mon laboratoire. Je m’assois sur le tabouret devant les bacs de développement. Pour une fois, j’allume la lampe. L’immeuble a l’électricité.
C’est une sensation étrange que d’ouvrir pour la première fois un livre neuf de Karl Liebknecht. Les pages ne sont pas coupées. Ce texte, que je connaissais surtout par la lecture d’extraits choisis soigneusement dans les cours d’idéologie marxiste, au lycée, se dévoile dans son édition originale – qui peut se targuer d’en posséder une, chez nous ? (Note : je me suis fait avoir par le démon de la possession privée. Les livres ne sont-ils pas soumis à exception ?) C’en est émouvant. La lecture est passionnante. Personne ne vient me déranger ; j’avais fourni mes images à imprimer la veille. À six heures tapantes, Kresner frappe à la porte. Il me laisse à peine le temps de récupérer mon appareil qu’il me pousse dans un fiacre. Je m’installe dans un coin.
Il tente de faire la conversation, me demande si je me suis habitué à Berlin, comment je trouve la ville. Il a l’air satisfait de mes réponses. Tant qu’il me prend pour un campagnard, il ne se méfie pas de moi, et il a moins peur de perdre B., une enfant de la ville jusqu’au bout des ongles.
C’est moins un meeting qu’une conférence. Pas d’orateur debout sur une caisse au milieu des ouvriers, comme Lénine sur les photos de la Révolution. À la place, on a loué une salle et distribué un planning. Les auditeurs arrivent petit à petit. La foule est mélangée. Des hommes en habits de ville se mélangent aux ouvriers. Des dames, signalées par les longues plumes de leur chapeau, sont assises çà et là dans le public. La salle est vite remplie. L’ambiance est bruyante, agitée. Des chants agitent les tribunes, l’Internationale, la Marseillaise, du moins les versions traduites. Je me suis faufilé dans les premiers rangs pour pouvoir photographier et croise des collègues, avec leurs lourds appareils à plaques. Kresner est bien intégré dans ce cercle. Je le vois discuter et échanger des cigarettes avec les autres journalistes. Je me cale sur un siège dans un coin et sors un carnet de notes.
Si quelqu’un le voulait, la foule ne serait pas difficile à mener à l’émeute. J’ai rarement connu des ambiances aussi survoltées. Des slogans retentissent. Enfin, quelqu’un s’avance sur la scène. La salle explose en applaudissements.
Les discours sont reproduits intégralement en annexe pour des raisons de longueur. Ils ont été pris en sténo sur place et complétés par les compte-rendus publiés le lendemain dans les journaux.
Le public est emporté. Des agitateurs anti-socialistes ont tenté d’infiltrer la salle. Quelqu’un hurle à la haute trahison lorsqu’on prononce le nom de Liebknecht, on lui répond par des sifflements et des insultes. Quand la salle retrouve son calme plusieurs minutes plus tard, l’intrus a été expulsé. Je photographie l’assemblée, en espérant échapper à la sous-exposition. Profitant de la cohue, je cherche un autre point de vue sur la scène et parvient à me rapprocher encore, bien que toujours excentré. L’angle n’est pas mauvais. L’éclairage frappe les orateurs, expose les angles et les moindres expressions de leurs visages, qui se découpent sur le drapeau rouge. Le public applaudit à tout rompre, hurle, éclate de rire, lance des plaisanteries, pendant plusieurs heures. L’assemblée se disperse sur les coups de dix heures du soir. Pris dans le mouvement de foule, je renonce à retrouver Kresner que j’ai perdu de vue et me fraie un passage jusqu’à la sortie. Je bouscule un homme en tenue d’ouvrier, il se retourne. Max Dietriech me lance un regard noir. Je n’ai pas le temps de réagir ; en moins d’une seconde, la foule l’a avalé à nouveau. J’ai beau chercher, je ne retrouve pas sa trace. Kresner m’appelle du trottoir. Je jette un dernier regard sur le public qui se disperse sans revoir le visage du fugitif.
Dans le fiacre qui nous ramène au journal, Kresner ne tarit pas d’éloges sur la soirée. Il s’allume encore une cigarette ; je l’imite, ce qui le surprend. Je le laisse déblatérer. Je ne cesse de me repasser le visage de Dietrich. Il ne m’a pas reconnu ; de ça je suis sûr. Il ne connaît pas mon visage. (Note : Que ferait-il à un meeting socialiste ? Il n’est pas socialiste ; antimilitariste, peut-être, mais son refus du service actif tenait plus de la rébellion à la petite semaine. S’il est ici, où est passé son complice ? Prépare-t-il un mauvais coup ou voulait-il voir les fondateurs du socialisme allemand ? Était-ce vraiment lui, ou le manque de sommeil me fait-il halluciner ?)
Seul résonne le roulement des rotatives à notre arrivée. La salle de rédaction est déserte. Kresner allume la lumière et s’installe à son bureau. Je file développer mes photos. Je tire les images du public sur du papier grand format. Des rangées et des rangées de visage. Je les examine un par un à la loupe. Seuls quelques rangs sont visibles. Au milieu de la quatrième rangée, un homme ressemble indubitablement à Dietrich.
J’ai besoin du service d’identification. J’ai besoin des comptes-rendus officiels de la soirée, de la liste complète des présents, d’une photo d’identité du suspect de bonne qualité, des yeux patients et entraînés de l’agent à la reconnaissance, d’un rapport tapé à la machine et anonymisé, j’ai besoin d’un meilleur photographe que moi et d’un appareil plus performant. Dans l’état actuel, je ne peux formuler que des hypothèses. Mon hypothèse est que Dietrich était là ce soir ; qu’il a assisté à la réunion, qu’il se planque quelque part dans la ville et prépare quelque chose. (Note : tout le monde prépare toujours quelque chose, le tout est de savoir quoi.)
Je rentre chez B. à minuit. Elle m’attendait. Je suis trop fatigué pour répondre à ses questions. Le rouge, le noir, le visage de Dietrich, les mots de Liebknecht, les slogans entendus ce soir se mélangent. Je lui promets de tout lui raconter le lendemain et je m’effondre.
(Note : pour la première fois depuis des jours, je ne rêve pas de métro.)