– Terminé ? Oh non, Viya, je ne crois pas.
Eugénia venait de se ressaisir à une vitesse stupéfiante. Viya espérait que cette assurance retrouvée ne soit qu’une façade, mais la jeune Oratrice sortit de son corsage une bourse de cuir.
– Je vais avoir besoin de temps. J’espère que Fid a le talent nécessaire pour retenir les hommes d’Igane. Lors de notre dernier échange, il m’avait l’air un peu… fatigué.
Eugénia eut une grimace contrariée.
– Dans le doute, ne traînons pas.
– Comment peux-tu rester à ce point insensible ? Des gens risquent de mourir, par ta faute ! Tu n’as donc aucune morale ?
Sa rivale la considéra une seconde, lèvres pincées.
– Parce que toi, tu estimes pouvoir parler de morale ?
– J’étais une enfant ! Je ne savais pas et je n’ai rien demandé de tout ça ! On m’a arrachée à mes parents. On a voulu me faire avancer de force sur une voie dans laquelle je ne me reconnaissais pas ! Je ne sais toujours pas pourquoi j’ai été choisie à ta place, mais j’aurais voulu ne jamais l’être ! Je retournerai chez les Légendiers et je…
– Justement, Viya. Si tu n’avais pas été choisie par la Montagne, tu n’aurais pas connu les Légendiers. Tu serais restée avec tes parents.
Elle avait raison et cela donna à Viya le vertige. Pour la première fois depuis qu’elle la connaissait, la jeune fille vit le visage de son ennemie se froisser d’une tristesse grave.
– Je vais te dire ce que sont nos vies : des trajectoires tordues, qui n’ont eu pour seul but que de nous amener toutes les deux à cet instant.
– Eugénia...
Mais elle ne sembla pas l’entendre. Elle ouvrit la bourse de poudre et en fit glisser le contenu au creux de sa paume.
– Ici, lorsque j’étais petite, j’ai lu une phrase, expliqua-t-elle pensivement en considérant le monticule dans sa main. Elle se trouvait dans un des livres venus de la faille, Les Pensées, d’un certain Blaise Pascal. « Combien de royaumes nous ignorent ! ».
La jeune Oratrice releva la tête vers Viya.
– J’y ai réfléchi longtemps, après mon départ. À Hydendark, j’ai lu tout ce que je pouvais trouver sur l’Intermonde. Et puis j’ai compris que le rejet que j’avais vécu avait un sens : je devais réparer l’erreur de la Sororité.
– Quelle erreur ?
Eugénia marcha droit vers la plaie ouverte dans la transparence du monde. Elle expliqua, sans cesser d’avancer, sans même quitter des yeux la faille, comme subjuguée :
– Les objets d’ailleurs viennent à nous. La faille fonctionne à sens unique. Mais Fid nous l’a rappelé et l’a rappelé au Prieuré lorsqu’il a fait traverser l’Ennemi : elle peut être un passage.
Viya repensa aux paroles prononcées par Sœur Lucilia, dans un de ses rêves. « Les poètes savent comprendre et panser nos plaies. Alors lorsque cette plaie est une déchirure entre les mondes… »
– Fid a créé une brèche avec sa voix, comprit-elle soudain.
Eugénia acquiesça.
– Nous aurions enfin pu comprendre ce qui se cachait derrière. Mais il l’a scellée, tout en profitant avec ses amis Légendiers des textes que la Faille continuait à leur offrir. La Sororité, elle, a refusé de tenter de rouvrir un canal vers les autres mondes.
Un frisson de mauvais augure parcourut Viya. Une infime sensation tordit son ventre. Une intuition d’un danger imminent. « Combien de royaumes nous ignorent… »
Depuis qu’elle côtoyait Fid, elle savait qu’on pouvait utiliser les mots de bien des façons… Y compris pour leur faire raconter des choses qu’ils ne disaient pas. C’était leur merveilleux pouvoir, et, au sein de certains esprits, un grand danger.
– C’est pour ça que tu es allée chez les Orateurs. Tu espérais percer le secret de Fid.
Eugénia eut un petit rire triste.
– Tout ce que j’ai réussi à faire, c’est faire mettre à la porte la plus médiocre des apprenties Oratrices. Quel exploit…
Elle se tourna résolument vers la faille et déposa la poudre explosive à son pied.
– Et si les Sœurs avaient raison ? Si les choses devaient rester en l’état ?
– Ce n’est pas possible. Parce que…
Eugénia se figea. Ses épaules tremblaient.
– Parce que ma mère a disparu en protégeant la Faille, Viya. Elle était Protectrice, elle était près de l’Intermonde il y a quinze ans, quand Fid a ouvert le passage pour l’Ennemi. Mais elle…elle…
L’Oratrice n’acheva pas. Salva. C’était le nom de la Protectrice qui avait perdu la vie ce jour-là. Le nom de la mère d’Eugénia.
– Je suis désolée que tu l’aies perdue.
– Ne parle pas d’elle comme si elle était morte ! hurla Eugénia. Quelque chose d’elle a survécu de l’autre côté avec ces monstres, j’en suis sûre ! Elle… Oh, peu importe !
Viya se rua vers Eugénia et l’atteignit au moment où celle-ci sortait des replis de sa robe un petit briquet. Une flamme jaillit à son extrémité.
– Arrête !
L’explosion emporta son cri. Le souffle projeta Viya et coucha au sol les protectrices, inanimées. La Faille avait ponctionné leur énergie pour résister à la déflagration. Un amas de fumée dense flottait dans l’air, mais la jeune fille discerna la silhouette d’Eugénia, qui avait eu le temps de reculer de quelques pas. La jeune Légendière se sentait nauséeuse, épuisée. Elle n’avait pas participé à la transe, mais la déchirure avait aussi puisé en elle pour se défendre. En vain, elle le savait.
– Viens, ordonna l’Oratrice. Viens voir.
Viya secoua la tête, l’esprit embrumé. Une seule pensée cohérente parvenait à se faufiler un chemin dans son cerveau : elle avait échoué. Elle n’avait pas été assez rapide.
Eugénia fondit sur elle et saisit son bras pour l’entraîner au travers du rideau de fumée, jusqu’à la déchirure. La jeune Légendière tenta sans succès de résister. Elle était trop affaiblie et l’exaltation qu’elle voyait briller dans le regard de sa rivale semblait lui conférer une force décuplée.
La Faille était à présent une plaie à vif, assez large pour ménager un passage pour un être humain.
– J’ai besoin de toi, Viya. Tu es initiée, tu pourras nous guider. Retrouver ma mère. Explorer la Faille. Tu dois traverser avec moi.
« Combien de royaumes nous ignorent. »
Et si, plutôt qu’une invitation à la conquête, cela signifiait simplement que des mondes, des provinces, des pays, demeureraient étrangers et qu’il fallait le respecter ? Accepter qu’il existât ailleurs des terres inconnues, des terres que l’on frôlait souvent, des portes taillées dans l’invisible du monde, que des personnes comme les Sœurs étaient chargées de protégées. Et d’autres que l’on pouvait allègrement passer dans le silence d’une maison, une tasse de thé à la main, ou en écoutant la voix d’un conteur…
La prise d’Eugénia se raffermit sur son bras. D’un mouvement brusque, elle projeta Viya en direction de l’ouverture. La jeune fille hurla et se rattrapa à un rocher, alors que ses cheveux frôlaient la déchirure.
La main de sa rivale s’abattit sur son dos et la poussa en avant.
– Traverse. Avec. Moi.
*
Igane avait vu Fid s’approcher et éloigner Psappha de lui.
Il l’avait vu, sans pouvoir réagir, bercé par sa voix. Il avait aussi croisé son regard.
L’espace d’un instant, il avait retrouvé le jeune homme de vingt ans qui avait tracé sans le savoir sa voie par un soir d’hiver.
Puis Fid avait reculé. Igane, lui, avait basculé dans ses souvenirs. Il s’était souvenu de l’orphelinat où il avait vécu enfant. De la façon dont l’histoire de cet homme l’avait sauvé, comment elle lui avait tenue chaud et comblé sa faim. De sa promesse faite le soir même : il n’avait pas le talent oratoire du conteur, alors il écrirait. Il se rappelait de sa fierté, lorsqu’il avait intégré la Guilde et de l’espoir secret qu’il avait alors commencé à nourrir : Fid lirait un jour ses récits.
Mais en l’espace de quelques années, celui-ci avait été radié de l’Ordre des Orateurs et avait intégré l’obscure Confrérie des Légendiers. Elle refusait de déclamer les textes des membres de la Guilde, affirmant que leur mission était ailleurs, dans la sauvegarde des légendes. Au sein de la Guilde, on s’accomodait en général de ce refus net de la troisième Corporation, dans la mesure où celle-ci était très loin de lui faire de l’ombre.
Pas Igane. Pas l’enfant en lui, ni la promesse qu’il s’était faite.
Ce fut la tension dans son bras tendu qui ramena l’Écrivain à l’instant. Dans sa main, le pistolet pesait lourd.
Le vent réveilla contre sa peau le froid d’une larme. Il avait donc pleuré, comme ce soir-là, vingt-cinq ans plus tôt. Mais en vingt-cinq ans, il avait changé. Son admiration s’était muée en déception, qui avait fini par se nécroser pour se transformer en haine.
Il s’avança, l’arme toujours au poing.
C'est bien ces deux plans, entre Eugénia et Viya, puis entre Fid et Igane !
Au sujet de la mère d'Eugénia, je m'y attendais pas ! Ca rend ses actions beaucoup plus sensées, pour le coup. Enfin, plus motivées, du moins. Son "Traverse. Avec. Moi." Je le trouve extrêmement fort et glaçant ! J'aimerais pas être Viya à ce moment-là...
Pour Igane : oh alors je comprends mieux sa haine envers Fid, Fid n'a jamais lu ses histoires... A nouveau, ses actions ne sont pas vides de sens, c'est chouette que tes antagonistes aient un background qui explique leurs actions d'aujourd'hui
A plus !
Dans la lignée du précédent, j'adore ! Quel plaisir d'en apprendre davantage sur tes passionnants personnages (=
J'ai particulièrement apprécié la révélation sur la mère d'Eugénia, qui est une super explication à ses motivations. J'ai aussi apprécié la confrontation de sa vision avec celle de Viya autour de la citation sur les mondes qui ignorent, hyper intéressant ! Je n'étais même pas sûr que Viya avait raison, la vision d'Eugénia est vraiment tentante.
J'enchaîne ...
C'est bien ces deux plans, entre Eugénia et Viya, puis entre Fid et Igane !
Au sujet de la mère d'Eugénia, je m'y attendais pas ! Ca rend ses actions beaucoup plus sensées, pour le coup. Enfin, plus motivées, du moins. Son "Traverse. Avec. Moi." Je le trouve extrêmement fort et glaçant ! J'aimerais pas être Viya à ce moment-là :(
Pour Igane : oh alors je comprends mieux sa haine envers Fid, Fid n'a jamais lu ses histoires... A nouveau, ses actions ne sont pas vides de sens, c'est chouette que tes antagonistes aient un background qui explique leurs actions d'aujourd'hui :)
C'est important pour moi que les persos ne soient pas méchants gratuitement. Je ne sais pas si on peut faire du mal sans en avoir subi d'abord. On a certainement la responsabilité de ne pas se laisser entraîner dans une spirale de vengeance par la suite, mais le méchant parce qu'il est naturellement vicieux, je n'y crois pas. Après, peut-être que je devrais incorporer ces backgrounds plus tôt ? D'un autre côté, j'ai un peu peur qu'on perde les enjeux, si on ne peut plus être à 100% derrière Fid et Viya.
Je trouve ça bête de sa part qu'il en veuille à Fid pour quelque chose dont il n'est pas responsable (il n'a pas souhaité être viré des Orateurs, si ?), mais enfin soit, tant pis pour lui ^^
Et pour Eugénia, je ne m'attendais pas à la révélation sur sa mère ! Mais maintenant qu'elle veuille traverser la Faille, abandonner toute sa gloire pour sauter dans un monde inconnu avec sa pire ennemie qu'elle supporte pas... Je me demande bien pourquoi faire, à moins qu'elle souhaite souffrir encore plus xD Décidément, cette demoiselle est pleine de mystères !
Hâte de lire la suite, en tout cas !
La gloire d'Eugénia, son talent, n'est justement que le fruit de son travail pour tenter d'imiter Fid, donc je ne pense pas qu'elle y accorde tant d'importance que ça.
Merci pour tes retours et à bientôt !
"Et si, plutôt qu’une invitation à la conquête, cela signifiait simplement que des mondes, des provinces, des pays, demeureraient étrangers et qu’il fallait le respecter ? Accepter qu’il existât ailleurs des terres inconnues, des terres que l’on frôlait souvent, des portes taillées dans l’invisible du monde, que des personnes comme les Sœurs étaient chargées de protégées. Et d’autres que l’on pouvait allègrement passer dans le silence d’une maison, une tasse de thé à la main, ou en écoutant la voix d’un conteur…" Et ces lignes qui en suivent la question, j'aime beaucoup aussi. C'est tout en simplicité et pas moins frappant.
"Fid a créé une brèche avec sa voix, comprit-elle soudain." Je reviens à ce que je n'avais pas compris plus tôt, et qui me surprend aussi puisque ça intervient comme une révélation que Viya ne comprend que maintenant. S'agit-il donc là d'une seconde déchirure ? À quoi pensait-elle plus tôt, au passage que j'avais relevé dans le chapitre précédent ou celui d'avant ?
"Traverse. Avec. Moi." Ah, j'ai trouvé ça terrible ! Trois petits mots qui condensent l'attitude glaciale d'Eugenia. J'imagine tout à fait sa poigne aussi.
Je ne sais pas si ça pourrait te servir, mais je comprends ici qu'Igane ne doit pas avoir plus de 40 ans, alors que je me le représentais souvent comme plus âgé - sans doute parce qu'il semble toujours très aigri. Je m'étais déjà fait la réflexion plus tôt, et ça n'engage peut-être que moi, mais si jamais ça peut te servir, tu es au courant maintenant ^^
Par rapport à la brèche : c'est toujours la même (celle qui a permis à Fid de faire traverser l'Ennemi). Mais Viya comprend comment il s'y est pris : il a utilisé sa voix... Sauf que je suis en train de me dire que j'ai peut-être lâchée l'info avant, je dois vérifier...
Je note pour Igane, je rendrais son âge plus explicite... et ma foi, ça sera un trentenaire aigri xD