5 minutes 13

 

 

Raphaël ne se souvenait plus depuis quand une nouvelle l’avait tant bousculé. Avait-il déjà ressenti pareil frisson lui parcourir l’échine ? 

 

Parce qu’à l’origine, Raphaël vivait une vie monotone et rien ne le tirait de son quotidien monocorde. Aucune passion ne venait colorer sa vie en noir et blanc. Probablement résidu d’un symptôme de sa génération, Raphaël dilapidait les heures de son existence sur son téléphone. Jeune homme de 20 ans, il avait cédé son temps de vie aux impitoyables algorithmes des réseaux. Parfois il allait voir quelques amis, mais il lui semblait que ses batteries sociales s’épuisaient de plus en plus vite, et que plonger son nez dans l’univers virtuel était son seul salut. 

Raphaël ne saisissait pas pourquoi ses parents s’inquiétaient. Ils lui conseillaient de s’intéresser au monde, mais lui disait en observer tous ses aspects à travers sa fenêtre numérique.

Ses parents voulaient que leur fils trouve sa voie, une passion qui le pousse à se lever le matin. Une chose qui serait tellement importante pour lui qu’il pourrait en pleurer, ou en rire. Son essence.

Mais lui en avait une multitude de raisons de pleurer ou de rire. Il lui suffisait d’aller sur des applications pour tomber sur des vidéos qui le feraient pleurer ou rire en quelques secondes. Alors pourquoi se trouver une passion quand on peut vivre un million de vies différentes ?

 

 

“Peut-être aurai-je dû essayer d’être acteur d’une seule vie plutôt que le spectateur d’un million.”

C’est dans le cabinet de son médecin généraliste qu’il avait trouvé une réponse possible à sa question. Précisément après la sombre annonce du docteur. 

 

Ce dernier s’était adressé à sa mère.

 

  • Je vous ai fait venir aujourd'hui pour discuter des résultats des derniers examens de votre fils. Je préfère être honnête et direct avec vous. Nous avons trouvé des éléments préoccupants.

 

Jamais Raphaël n’avait vu son médecin employer un ton aussi grave. Il poursuivit son annonce comme si chaque mot lui brûlait le larynx.

 

  • Après avoir examiné attentivement les tests de Raphaël et après avoir consulté mes collègues, il est indéniable que votre fils est atteint d’une maladie incurable et à un stade avancé. 

 

Le médecin marqua une pause pour reprendre son souffle.

 

  • Les résultats montrent que la maladie est en phase terminale.

 

Raphaël ne se souvenait plus depuis quand une nouvelle l’avait tant bousculé. Avait-il déjà ressenti pareil frisson lui parcourir l’échine ? 

Il se tourna vers sa mère, comme si elle allait se mettre à rire et dévoiler que tout ceci n’était qu’une caméra cachée de mauvais goût. 

 

Mais elle ne fit rien de tout cela. Son regard était vitreux et elle répétait de façon désespérée : 

  • non, non, non, non…

 

….


 

A l’heure du dîner, un silence impérial dominait la table. Parce que sa mère avait pris des médicaments pour se calmer, elle était déjà au lit. Ainsi, Raphaël mangeait en tête à tête avec son père. 

 

  • Je ne veux pas que tu perdes espoir, Raph. J’ai vu sur internet des gens qui s’en sont sortis, malgré tout ce que disaient les médecins. Les miracles, ça existent. Dès demain avec ta mère, on va contacter les meilleures spécialistes.


 

 Raphaël trouvait son père bien hypocrite. Comment pouvait-il lui demander de garder espoir tout en le regardant comme s’il était déjà mort ?

 

Les jours qui suivirent furent d’une tristesse infinie. Le train-train des parents de Raphaël bascula vers une sombre binarité. S’ils n’étaient pas en train d’appeler des spécialistes qui semblaient tous ne rien pouvoir faire, ils se mettaient à déprimer sur le canapé.

 

Raphaël, quant à lui, tentait d’oublier que la flamme de sa vie se consumait tous les jours à une vitesse folle. Mais aucune vidéo qui lui procurait avant quelques secondes d’euphorie  ne le tirait désormais de sa déprime. Las de ses contenus habituels, il cliqua sur un vieux sketch d’un humoriste qu’il ne connaissait pas.

 

Au bout de quelques secondes, Raphaël pouffa. Un rire sincère. Depuis combien de temps n’avait-il pas ri ? Dans son sketch, l’humoriste prétendait entendre la voix de Dieu.

 

—---

 

  • “ Dieu m’a parlé et il s’excuse. Il m’a dit : j’ai envoyé une météorite aux dinosaures. Aux hommes, j’ai envoyé les femmes. Ils m’ont dit que les dinosaures avaient eu de la chance.”

 

L’humoriste enchaînait les blagues et les sujets avec une aisance incroyable. 

 

  • “J’ai appris qu’on pouvait choisir le sexe de notre futur enfant. Alors je lui en ai choisi un de 30 centimètres.”

 

La vidéo du vieux sketch durait 5 minutes 13.

5 minutes 13 durant lesquelles Raphaël se surprit à sourire bêtement. 

 

Quand la vidéo prit fin, Raphaël savait qu’il venait de vivre une illumination. Il sentit son poul s’accélérer. 20 ans s’étaient écoulés mais il n’avait jamais entendu son cœur battre aussi joyeusement dans sa poitrine. Il sortit en trombe de chez lui. Il se mit à courir. Jusqu’à en perdre le souffle. Il ne savait pas combien de temps il avait couru. Cependant il lui restait suffisamment de souffle pour hurler : 

 

  • JE SUIS EN VIE !!!

 

Des gens autour devaient sûrement le dévisager, mais il s’en moquait éperdument. Car à ce moment-là,  il n’y avait plus qu’une chose qui comptait pour lui. Le rire. Faire rire.

 

—-


 

Quand il rentra le soir, il fit une requête à ses parents.

 

  • A 21 heures, soyez sur le canapé, prêts à m’écouter. J’ai quelque chose qui pourrait vous plaire.

 

Puis Raphaël s’enferma dans sa chambre, saisit une feuille, un stylo, et se mit à gratter quelques lignes. 

Finalement, l’inspiration lui vint plus facilement que ce qu’il pensait, et les mots s’enchainèrent tout seul sur le papier. 

 

21 heures. Il avait eu le temps de répéter son texte deux fois. Il se dirigea nerveusement vers son salon. 

Il fut rassuré quand il constata que ses parents avaient tenu parole. Ils l’attendaient, intrigués sur le canapé.

 

  • Je viens d’écrire un sketch, ça vous dit de l’écouter ?

 

Ses parents écarquillèrent les yeux comme s’il venait de dire une énorme absurdité.

 

  • Bon je prends ça pour un oui. Alors voilà, vous êtes parents, moi non. Mais si j’avais été père, j'aurais mené la vie dure à mes enfants. Pour qu’ils apprennent la vie.  A 10 ans, je leur aurais envoyé un  hibou avec une lettre. Dessus j’écrirais : “vous êtes accepté à l’école de sorcier de poudlard”. Je leur laisse prendre la confiance 24 heures. Puis je renvoie un hibou avec une autre lettre : “désolé on s’est trompé d’adresse, toi t’es normal”.

 

 Raphaël leva les yeux. Toute la semaine, son père avait affiché un visage fermé, les traits tirés vers le bas. Mais à ce moment précis, il souriait. Tous les muscles de son visage, auparavant crispés, s’étaient brusquement détendus. Raphaël sentit son coeur se réchauffer.

 

Raphaël poursuivit son petit spectacle. Il avait improvisé à certains moments lorsqu’il n’était pas satisfait de ce qu’il avait écrit. Parfois, il se ratait dans le rythme. Parfois, il butait sur un mot. Mais lorsqu’il eut fini, ses parents applaudirent.

 

—--


 

Ils avaient ri de bon cœur. Le temps du sketch, ils ne l’avaient pas passé à chercher le nom d’un énième spécialiste qui trouverait un remède miracle. Ce temps, il ne l’avait pas cédé à la déprime. 

Pendant quelques minutes, tous leurs soucis s’étaient volatilisés. Aussi, une pensée traversa l’esprit de Raphaël : “Qu’est-ce qu’ils sont beaux mes parents, quand ils sourient !” 

 

“Peut-être aurai-je dû essayer d’être acteur d’une seule vie plutôt que le spectateur d’un million.”

 

Cette phrase qui avait résonné en lui dans le cabinet du docteur lui revint en mémoire. N’était-ce pas le moment pour lui de mettre ce conseil de vie en application ?

Il lui restait peu de temps à vivre. Mais jusque-là, avait-il seulement réellement vécu ? 

C’est quand la mort se présenta à lui qu’il comprit le sens de sa vie. Il aimait faire rire les gens.

 

Cette nuit-là, et pour la première fois depuis très longtemps, Raphaël s’endormit paisiblement. Avant de plonger dans les bras de Morphée, il se promit à lui-même que le lendemain, à la première heure, il irait s’inscrire à un comedy club.


 

….


 

Quentin étudiait en droit depuis deux ans. Cet après-midi, il avait un cours de droit pénal. Il balaya l’amphithéâtre du regard. 

 

  • Dire que tous ces gens doivent avoir mon âge…alors pourquoi ils se fringuent comme des actionnaires du CAC40…

 

Mais l’étonnement de Quentin ne s’arrêtait pas là. La masse étudiante qui l’entourait semblait boire les paroles incompréhensibles du professeur. “assignation”, “expropriation”, “injonction’...un véritable charabia selon Quentin.

Quand il avait signé pour aller en droit, Quentin fantasmait sur l’image de l’avocat qui se lève subitement en plein procès et qui défend son client grâce à son éloquence remarquable.

Cependant, la réalité était bien moins jouasse. Quentin passait ses journées assis sur les bancs très peu confortables de la fac à taper sur son ordinateur quelques mots qui sortaient de la bouche du maître de conférence. 

Cependant, ses parents étaient ravis de son parcours. Ils ne rataient pas la moindre occasion pour en parler. La coiffeuse savait que Quentin était en droit. Le boucher savait que Quentin était en droit. Et même le voisin savait que Quentin était en droit. Mais qui savait qu’il ne s’y plaisait pas du tout ?

 

Mais il continuait. Il se rendait tous les jours à l’université. Il apprenait ses cours et ne s’en sortait pas trop mal aux examens. Et l’année passa sans que personne ne soupçonne qu’il détestait le droit.

Parce qu’avait-il seulement le droit d’arrêter le droit ? 

Bien sûr, il voyait des gens sur les réseaux sociaux qui s’étaient échappés de leur routine en mettant toute leur énergie dans leur passion. Et il rêvait de faire pareil. Mais s’il échouait ?

Ses parents seraient déçus. Que diraient ses amis ? Ils ne connaîtraient peut-être jamais la stabilité. Le confort d’une vie parfaitement huilée. 

 

Et ainsi, il rêvait tous les soirs de monter sur scène, de faire rire un public. Dans son rêve, les gens riaient aux éclats et l’acclamaient. Mais tous les meilleurs spectacles ont une fin, alors Quentin se réveillait. Le matin pointait le bout de son nez et il devait désormais s’habiller du costume du parfait étudiant en droit. 

 

A la sortie de son cours de droit des affaires, une jeune fille se tourna dans sa direction.

 

  • S’lut, demain soir y'a un comedy club à l’Osmose. Prends le flyer si t’es intéressé.

 

Un ami de Quentin répondit par-dessus son épaule.

 

  • Jeudi, on a un gros exam’. Donc demain soir, toute la promo va réviser. Tu devrais distribuer tes flyers ailleurs, je pense.

 

Quentin scruta le papier que la jeune fille lui tendait. Dessus, il parvint à lire : 

 

“Mercredi 15 mai, 20 heures à L’Osmose. Un florilège d’humoristes amateurs prêts à vous faire mourir de rire.”

 

Il ne saurait pas dire pourquoi mais Quentin prit le papier. 


 

Le lendemain soir, il se dit que les chaises de l’Osmose étaient bien plus confortables que les bancs de l’université.

 

  • Il est 20 heures, mesdames et messieurs. Dans quelques minutes, des humoristes amateurs vont se présenter sur cette petite scène. J’espère que vous les aimerez autant que moi je les aime. N’hésitez pas à rester après la soirée pour discuter avec les artistes. Je vous souhaite de passer, mesdames et messieurs, une très bonne soirée à tous ! 

 

Quentin savait qu’il aurait dû réviser. Mais après tout, il ne fallait pas trop s’embrouiller le cerveau la veille d’un examen non ?


 

Les humoristes du comedy club avaient délivré une bonne performance. C’était désormais au dernier artiste de monter sur scène. Il devait à peu près avoir le même âge que Quentin.

 

  • Bonjour je m’appelle Raphaël. Je sais que je suis tout jeune, mais un jour j’aurai des enfants. Mais je ne vais pas leur offrir la belle vie. Je vais les élever à la dure. Il faut qu’ils apprennent la vie. Quand ils auront 10 ans, je vais leur envoyer un  hibou avec une lettre. Dessus j’écrirais : “vous êtes accepté à l’école de sorcier de poudlard”. Je vais leur laisser prendre la confiance 24 heures. Et le lendemain, je renvoie un hibou avec une autre lettre : “désolé on s’est trompé d’adresse, toi t’es juste un moldu. Tu n’as pas de pouvoir, tu es normal, alors va travailler !”

 

Quentin ne savait pas vraiment pourquoi mais il trouvait ce dernier sketch génial. Peut-être parce que Raphaël avait une très bonne diction et un parfait sens du rythme. 

Ou alors c’était parce que Raphaël avait à peu près le même âge que lui mais qu’il avait osé pousser la porte du monde de la scène. Un monde terriblement incertain. Un monde dangereux qui ne promettait aucune stabilité. 

Mais dans ce monde, Raphaël semblait épanoui. Et si Quentin était honnête, il l’admirait autant qu’il l’enviait. 

 

Quentin attendait, appuyé sur un poteau. Les humoristes devaient être en train de se changer. Au bout de quelques minutes, il reconnut une artiste. Une jeune femme toute frêle dont le physique contrastait avec son humour très cru. Mais ce n’était pas elle qui intéressait Quentin. Quelques mètres derrière, il vit Raphaël. Au moment où ce dernier se retrouva à sa hauteur, Quentin l’interpella : 

 

  • Eh bien, j'aimerais pas être ton gosse.

 

Raphaël se tourna, visiblement amusé.

 

  • Personne ne voudrait l’être, je crois.

 

  • Ton spectacle était super en tout cas, je me suis marré du début à la fin.

 

Raphaël parut sincèrement touché.

 

  • Je débute à peine, si tu as des retours à me faire, je les prends avec plaisir.

 

  • Des retours, moi ? Tu étais génial mec. J’ai rien à dire. 

 

Quentin hésita quelques secondes et ajouta, gêné :

 

  • Au fait, j’écris quelques petites blagues, dans mon téléphone, je sais pas si tu as le temps mais…

 

Quentin ne savait pas pourquoi il avait dit ça. Il griffonnait de temps en temps des petites notes qui le faisaient rire, certes. Mais rien à voir avec le sketch parfaitement écrit de Raphaël. Et surtout, son interlocuteur n’avait aucune raison de prendre de son temps pour lire les blagues de quelqu’un qu’il ne connaissait pas. 

Pourtant Raphaël parut intrigué.

 

  • Fais moi voir !

 

Quentin lui tendit son téléphone. Il sentit son poul s'accélérer.

 

Mais il n’eut même pas le temps de stresser puisque Raphaël souffla du nez au bout de quelques secondes à peine.

 

  • Mais c’est énorme ce que tu as écrit !

 

  • C’est que des petites vannes que j’écris dans le bus ou en cours…

 

  • Je rigole pas mec. Tu pourrais être auteur, tu as une sacré inspiration. C’est fin, c’est vraiment bien écrit. Je rigole pas du tout. Tu as une plume mec.


 

….

 

Quentin fixait son plafond. Dans quelques heures, il devrait être debout pour partir à son examen de droit européen. Un examen déterminant pour la suite de sa formation. Mais il y a quelques heures, un jeune homme de son âge avait reconnu son talent. Un jeune homme qui avait le courage de monter sur scène et qui y excellait. 

 

“Tu pourrais être auteur”

 

Pourquoi ne pouvait-il ôter ces mots de son esprit ?

 

Pour Quentin, prendre un stylo signifiait rédiger des termes juridiques barbants sur une feuille pour répondre à une problématique absurde du genre : “qu’est-ce que l’équilibre entre les droits fondamentaux et les exigences de sécurité nationale ?”.

Mais ce soir, il se disait qu’il pouvait aussi prendre un stylo pour écrire toutes les blagues qu’il avait en tête depuis qu’il était gamin. Et qu’il pouvait en faire quelque chose, de ces blagues. Soudain, son téléphone vibra et le tira de ses pensées.

C’est en regardant la notification qu’il se rappela avoir échangé son numéro avec Raphaël. 

 

“Salut mec, j’ai vraiment l’impression qu’on a la même vision de l’humour. J’aimerai bien échanger avec toi, que tu me donnes ton avis sur des blagues. Tu es dispo quand dans la semaine ?”

 

Demain, Quentin devait passer son examen. Il ne pouvait pas le rater. C’était un examen essentiel pour obtenir le diplôme. 

Et surtout, Quentin était disponible le week-end. Il aurait très bien pu répondre qu’ils pouvaient se voir ce week-end. 

Pourtant, Quentin répondit : 

 

“Demain. Je suis disponible demain si tu veux”.

 

Le lendemain vers 16 heures, Quentin sortit de la maison de Raphaël. Le jeune homme n’avait jamais autant apprécié discuter avec quelqu’un. De façon indéniable, ils étaient sur la même longueur d’onde. Ils avaient un humour similaire et les mêmes rêves de réussite. Ils parlaient exactement le même langage. Quentin avait-il seulement déjà autant ri avec quelqu’un ? 

 

En tout cas, il ne pensait même plus à son examen. Même plus à sa licence de droit. Fini le droit constitutionnel, le droit civil, le droit du travail, le droit pénal. Désormais, il avait le droit de faire ce qu’il aimait. Il n’était plus Quentin l’étudiant. Il était désormais un membre du duo d’humoristes Quentin & Raph.


 

….


 

Raphaël se rongeait les ongles. Il expira doucement. 

 

  • On est sur scène tous les soirs. Celle-ci, c’est la dernière de la saison, pourtant tu es drôlement tendu.

 

Quentin était visiblement sorti de sa loge.

 

  • Tu vas me dire que tu es totalement serein, toi ?

 

Quentin se gratta le menton.

 

  • Raph, on fait notre show dans toute la région. On touche un peu de blé, et j’ai même déjà été arrêté dans la rue. Allez, c’est la dernière de la tournée.

 

Cela faisait un an qu’ils montaient les marches de la scène ensemble. 

 

Raphaël se remémora leur début en tant que duo. Leur complicité sur scène avait tout de suite fonctionné. Naturellement, Raphaël se mettait dans la peau de l’auguste et Quentin dans celle du clown blanc. Ensuite, ils laissaient court à leur talent. 

 

Parfois, ils improvisaient, rentraient dans le jeu de l’autre. Ils se complétaient parfaitement, et le public adorait l’alchimie qui naissait sur scène.

Mais cette alchimie subsistait au-delà. Les deux jeunes hommes passaient leur temps chez Raphaël à écrire ou à répéter. A mesure que leur réputation grandissait, c’est leur amitié qui se renforçait. Ils étaient inséparables.

 

Un an après leur première rencontre, Raphaël, qui avait grandi comme fils unique, considérait Quentin comme son propre frère. Cependant, sur la toile de cette amitié sincère se dressait une petite tâche noir qui hantait Raphaël. Ce dernier n’avait jamais osé avouer à son ami qu’il était mourant. 

Certes, parfois il toussait, parfois il s'essoufflait rapidement lors des répétitions. Mais il avait toujours trouvé des prétextes absurdes. 

 

“Un jour, je lui dirai. Mais là, on doit performer sur scène. Je peux pas lui dire maintenant, notre boulot, c’est faire rire les gens.”

 

C’est ce que Raphaël se répétait sans cesse.

 

Il y avait autre chose qui le poussait à garder le secret. Il y a six mois, Raphaël avait reçu les résultats d’un test trimestriel. Le jeune homme n’en n’était pas revenu quand il avait constaté l’amélioration notable de son état. 

Son médecin traitant n’avait pas caché son enthousiasme.

 

  • Je ne vais pas vous mentir, rien n’est encore gagné pour votre fils, avait-il précisé à la mère de Raphaël, mais il y a une chance, madame.   Les recherches avancent plus vite qu’on n’aurait pu l’anticiper. Alors accrochez-vous à ce mince espoir, s’il vous plaît.

 

Alors que l’idée même de vieillir ne lui venait plus à l’esprit, voilà qu’on lui donnait l’espoir de croire en sa guérison. 

La nouvelle de son potentiel salut avait un peu soulagé le poids de l’épée de damoclès qui flottait au-dessus de lui. Naïvement, il avait alors songé qu’il pourrait peut-être apprendre sa guérison totale avant la fin de la tournée. Ainsi il n’aurait plus à avouer quoi que ce soit à son meilleur ami. Cependant, il était vrai que son état s’était nettement amélioré mais le soir de la dernière représentation était arrivé et la maladie était toujours présente.

Par conséquent, plus aucune excuse ne subsistait.

 

Ce soir, il devait faire la dernière représentation de leur petite tournée locale. Monter sur scène intimidait évidemment Raphaël. Mais l’origine de son angoisse était essentiellement ailleurs. Puisque c'était leur dernière de la saison et qu’ils se laissaient un mois de repos, Raphaël pensait que c’était le bon moment. Après le spectacle, il parlerait à son ami de sa maladie. 

 

….

 

  • J’espère que vous avez apprécié notre spectacle. C’est la dernière de notre tournée, mesdames et messieurs, mais nous reviendrons avec un show encore plus drôle ! 

 

Un tonnerre d'applaudissements jaillit du public. Les deux humoristes avaient encore visiblement conquis la salle. Raphaël, qui était parti aux toilettes, pressa le pas pour aller rejoindre son ami en loge qui l’attendait. Il allait enfin tout lui dévoiler. Il poussa la porte de la loge et fut rassuré de constater qu’il n’y avait que son ami à l’intérieur et personne d’autre.

 

  • Quentin, je…j’ai quelque chose d’important…

 

Son ami le coupa net.

 

  • Moi aussi je dois te faire une annonce en fait. Raph, j’adore ce qu’on fait, tu es mon meilleur ami et je serai toujours là pour toi…

 

Raphaël leva les yeux vers son ami, perplexe.

 

  • …mais je vais arrêter. Tu as dit qu’on reviendra avec un nouveau spectacle, mais je crois pas. 

 

Raphaël sentit son sang ne faire qu’un tour. Avait-il bien entendu ce que son ami venait de lui annoncer ?

 

  • Laisse moi t’expliquer Raph. Ce qu’on fait, c’est génial. Mais on gagne des clopinettes franchement. Avec ma copine, on cherche un appart’ depuis longtemps. Et c’est pas avec ce qu’on fait que je pourrai assumer un loyer. Et la stabilité, Raph. J’ai une âme d’artiste au fond. Je le sais, je le sens. Mais un artiste, c’est pas stable. Et moi je veux de la stabilité.

 

Raphaël n’avait jamais connu de rupture amoureuse mais il était prêt à parier que cela ressemblait à peu de chose près à cette situation. Tout semblait s’effondrer autour de Raphaël, si bien qu’il ne pensait même plus à l'annonce qu’il devait faire à son ami. Leur duo avait duré un an, et en quelques secondes, Quentin avait déclaré qu’il partait. Quentin se pencha vers lui et prit son épaule.

 

  • Quand je t’ai découvert, tu étais en solo. Et tu étais magistral, Raph. Tu as du talent. Tu vas tout déchirer et je serai ton premier fan.

 

….

 

Depuis 6 mois, Quentin n’était pas monté sur scène. Son beau-père lui avait trouvé un bon poste, dans une bonne entreprise qui payait bien. Mais derrière son écran d’ordinateur, Quentin s’ennuyait à mourir.  Le bruit de la machine à café lui rappelait l’ovation du public. L’odeur de son bureau était la même que celle des loges. 

 

“Vais-je vraiment remplir des dossiers  insignifiants toute ma vie ?”

 

Il est vrai que ce genre de pensée déprimait Quentin. Mais il se consolait bien vite en pensant à la paie et à la stabilité que lui octroyait son boulot. Tous les week-ends, il serait libre. Et il aurait quelques semaines de vacances dans l’année. Il n’aurait pas à s’inquiéter pour l’avenir. Sa situation était tout à fait stable. Son salaire serait assuré et permettrait de faire vivre sa future famille. Il coulerait des jours heureux. Le bonheur absolu en fin de compte.

 

Alors pourquoi se sentait-il aussi vide ?

 

 Ce n’est que lorsque l’avenir lui semblait déjà tout tracé qu’il lui paraissait sans intérêt.

 

Le schéma traditionnel de l’emploi stable qui emmène vers la vie de famille n’était pas mal en soi. Ce genre de vie plaisait à des millions d’individus, alors pourquoi pas Quentin ? Peut-être que son esprit d’artiste n’était tout simplement pas fait pour évoluer vers un futur entièrement déterminé. Peut-être que boucler des contrats ne permettait pas de toucher l’âme des gens comme il le voudrait.

 

En fin de compte, Quentin était perdu. Il ne savait pas s’il devait continuer à se mentir à lui-même. Pris dans la tourmente, son premier réflexe fut de demander conseil à son meilleur ami. Il saisit son téléphone et mit toutes ses tripes dans son message. 

Peu de temps après, son portable vibra. Raphaël avait répondu.

 

“Demain soir, vers 23 heures, viens à la colline près du resto turc. Je vais te montrer quelque chose, tu ne vas pas en revenir.”

 

Si ce message n’avait pas directement répondu aux interrogations de Quentin, cela avait eu le mérite de l’intriguer.

 

….



 

Raphaël s’était allongé dans l’herbe. 23 heures 06. Son ami ne devrait plus tarder. Une voix familière jaillit de derrière lui.

 

  • Tu voulais pas qu’on se voit chez moi plutôt ?

 

Quentin atteignait tranquillement le sommet de la colline. Raphaël lui fit signe de s’allonger et son ami s’exécuta.

 

  • Attention, ça va faire très cliché, commença Raphaël, mais j’adore cet endroit pour admirer les étoiles

 

Quentin ricana. 

 

  • Ah oui, donc ta vie est une comédie romantique…Dans la scène d’après, on va s’embrasser non ?

 

Raphaël ignora les moqueries de son ami.

 

  • Les étoiles sont à des années lumières de nous. Pourtant on voit leur lumière. La plupart sont déjà mortes, mais elles brillent tellement qu’on voit encore leur éclat.

 

Quentin le coupa. 

 

  • Euh, c’est lié au déplacement de la lumière ça…

 

  • Viens pas gâcher ma métaphore, s’il te plait. Ce que je veux dire, c’est qu’elles sont mortes, certes. Mais qu’elles brillaient si fort qu’elles ont laissé un éclat dans l’univers qui subsiste après leur disparition. 

 

Raphaël marqua un silence pour reprendre son souffle. 

 

  • Être un artiste, c’est être une étoile. C’est peut-être pour ça qu’on dit “une star” en fait…Un artiste n’existe pas que de son vivant.  Il donne son âme pour ce qu’il crée. Et lorsqu’il meurt, ce qu’il a fait, son éclat, reste. L’artiste vit à travers son œuvre. Si j’ai réussi à faire rire ne serait-ce qu’une seule personne, alors je sais que même si je disparaissais, je vivrai à travers ce moment de bonheur qu’elle a ressenti. 

 

Raphaël lâcha les étoiles du regard et se tourna soudainement vers son ami. Sa voix changea subitement et prit un ton plus grave.

 

  • Quentin, j’ai une maladie terrible. Au départ, les médecins étaient formels : il n’y avait aucun espoir pour moi. Je devais casser ma pipe au bout d’un an ou deux. Mais depuis quelque temps, mon état s’améliore. Je vais un peu mieux mais il ne faut pas s’emballer. Concrètement, je peux rechuter à tout moment.
     

 

Quentin écarquilla les yeux. Visiblement, il ne savait pas comment réagir. Il tenta de prendre la parole mais à peine quelques sons inaudibles s’échappèrent.

 

  • Navré de te l’apprendre comme ça, je le sais depuis très longtemps. C’est pas facile d’en parler mais je voulais te le dire. 

 

Au bout d’un effort qui lui sembla insurmontable, Quentin réussit enfin à articuler quelques mots.

 

  • Mon pote, tu me fais marcher, hein ?

 

Il fixa Raphaël, un sourire niais sur le visage, comme s’il attendait la chute d’une blague. Une chute qui ne viendrait jamais. Raphaël lui lança un regard grave.

 

  • Bref, tu voulais des conseils. Tu as dit que tu étais perdu, que tu te sentais vide au boulot. Alors voilà mon conseil. Vis à fond, Quentin. Profite du temps sur Terre pour faire ce que tu aimes. Le temps, il ne faut surtout pas le gaspiller. 

 

Pendant quelques secondes qui lui semblèrent durer des heures, Quentin resta hagard, fixant silencieusement la voûte céleste. La fraîcheur de la brise nocturne effleurait doucement sa peau. Puis il brisa le silence.

 

  • On est juste une poussière dans l’univers, finalement. Notre vie, c’est une milliseconde par rapport aux milliards d’années de tout ça… 

 

Quentin pointait son doigt vers le ciel.

 

Raphaël esquissa un large sourire avant de répondre :

 

  • Il y a eu un “avant”, donc il y aura un “après”. Nous sommes maintenant dans la milliseconde d’existence que l’univers nous a donnée. Il faut s’en servir de cette milliseconde. Un homme meurt quand il est oublié, alors ne laisse pas les gens t’oublier.

 

Quentin se releva si brusquement que Raphaël sursauta. Il s’approcha de son ami et lui tendit la main. Il avait les yeux qui brillaient d’une lueur intense.

 

  • Relève toi, Raph. On va écrire un spectacle qui sera tellement bidonnant qu’on pourra entendre les rires du public depuis les étoiles.

 

Raphaël s’esclaffa de rire. 

 

  • Finalement, c’est toi qui vit dans une comédie à l’eau de rose.


 

….


 

Les jours qui suivirent, le patron de Quentin avait tenté de l’appeler une bonne dizaine de fois mais ce dernier l’ignorait sans scrupule. Son beau-père était fou de rage. Mais étrangement, sa copine ne lui en voulait pas du tout. Au contraire, elle semblait ravie qu’il fasse ce qui l’enchantait réellement. 

 

Quentin passait l’entièreté de ses journées à travailler avec Raphaël sur leur prochain spectacle. Traversant toutes les pièces de l’appartement pour trouver l’inspiration comme si elle se cachait sous un meuble, le duo proposait quelques esquisses de farces. 

Mais les jours se succédaient et l’écriture n’avançait pas aussi vite qu’ils l’auraient voulu.

Quentin fut le premier à évoquer le problème.

 

  • On veut faire rire les gens, leur rappeler qu’ils vivent. C’est totalement absurde de penser qu’on peut écrire quelque chose comme ça, enfermée dans un appart’. Viens on va se sentir vivre.

 

Et c’est sur ce coup de tête que les deux amis décidèrent de partir pour un road trip d’une semaine dans les montagnes environnantes.

 

Quentin ne savait pas à quel point la flamme de vie de son ami s’était consumée. Raphaël avait lui-même proclamé que son état s’améliorait. Mais au vu du teint pâle de Raphaël et des immenses cernes qui encadraient ses yeux, il ne restait visiblement que de fines braises. Évidemment, Quentin refusait d’imaginer le pire. Il savait au fond de lui que son ami serait assez fort pour vaincre la maladie. Mais la peur ne partait pas. Alors c’était décidé : il allait offrir à son ami une virée phénoménale, que ce soit la première d’une longue série ou la dernière. Quoi qu’il arrive, cette semaine devait être la meilleure de toute l’existence de Raphaël.

 

Cependant, le duo trouvait quand même le temps d’écrire. 

Parfois, ils roulaient à vitesse grand V en s'époumonant sur leurs musiques préférées.

Parfois ils écrivaient.

Parfois ils s’arrêtaient à des points de vue magnifiques pour contempler les crêtes escarpées de la montagnes et les rivières sinueuses qui serpentent les vallées en contrebas.

Parfois ils écrivaient.

Parfois ils s’arrêtaient dans des auberges pour danser et boire tout le long de la nuit avec la population locale.

Parfois ils écrivaient.

 

A la fin de leur périple, Quentin se doutait que son ami souffrait le martyre, même s’il ne disait rien. Cependant Raphaël n’avait jamais eu si bonne mine.

 

Le souffle de la montagne avait apporté avec lui l’inspiration qu’il manquait à Quentin et Raphaël, si bien qu’à leur retour, ils avaient achevé l’écriture de leur spectacle.

 

Une semaine plus tard, ils montaient sur scène. Ce serait un euphémisme de dire qu’ils avaient écrit leur spectacle et répété dans un temps record. Mais ils y croyaient avec ferveur. 

Visiblement, le bouche-à-oreille du retour du duo Quentin & Raph avait porté ses fruits. Ils n’étaient que de petites personnalités locales mais la salle de la ville était pleine à craquer.

 

Raphaël se rongeait les ongles.

 

  • On va les faire exploser de rire, tu verras Raph, lança Quentin par-dessus son épaule, et leur rire atteindra les étoiles.

 

Rassuré par l’optimisme légendaire de son ami, Raphaël parvint à calmer son stress.


 

Le public patientait silencieusement dans l’obscurité de la salle. Tout d’un coup, les lumières jaillirent sur scène. Les deux humoristes firent leur apparition.


 

….


 

Au vu des réactions, le public avait été conquis. Quentin et Raphaël jubilaient en loge. 

 

 - Le passage du garagiste, ils étaient hilares, tu l’as super bien réussi, se réjouit Quentin

 

Raphaël avait l’air lessivé. Il avait le regard vitreux et tremblait de tout son corps. Mais un large sourire se dessinait sur son visage. La respiration haletante, il s’exclama :

 

  • Tu crois qu’on restera dans leurs mémoires ?

 

Quentin opina du chef. Soudainement, on frappa à la porte.

 

  • Raph, ouvre. C’est maman.

 

Raphaël savait que ses parents étaient dans le public mais il se demandait pourquoi ils venaient jusqu’en loge. Après tout, ils devaient se voir à la sortie.

 

Sa mère n’attendit pas sa réponse et entra. Son père lui emboitait le pas.

 

  • Les enfants, c’est à peine croyable !


La mère de Raphaël ne tenait pas en place. Elle tendit aux garçons son téléphone. Raphaël hoqueta de surprise quand il vit la vidéo de son propre spectacle.

 

  • Ce n'est pas autorisé mais quelqu’un dans la salle vous a filmé...

 

Quentin et Raphaël se regardèrent en grimaçant.

 

  • Attendez c’est pas tout, continua la mère de Raphaël, il vous a filmé en direct. Sur les réseaux. Vous savez comment c'est sur internet. C’est tout ou rien.  Parfois on fait le buzz…

 

Elle s’exprimait comme une enfant excitée d’ouvrir ses cadeaux de noël.

 

  • Les enfants, vous auriez pu battre le record du nombre de spectateurs en direct. Au bout d’une heure de spectacle, il y avait des centaines de milliers de gens en direct. Et sur les réseaux, on ne parle que de vous !

 

….



 

Sur le chemin du retour, l’ambiance était festive. Le père de Raphael conduisait gaiement pendant que sa mère imitait des répliques phares du sketch.

Quentin se tourna vers son ami. 

 

  • Des centaines de milliers de gens, tu te rends compte, Raph. Tu m’as dit qu’on devait laisser une trace. Elle est pas trop mal notre trace, non ?

 

En guise de réponse, Raphael toussa sèchement dans sa main. Quentin remarqua du sang au creux de sa paume.

 

  • Raph, tu vas bien ?

 

Quentin n’avait jamais vu un air aussi grave sur le visage de son ami. Raphael plongea son regard vitreux dans le sien.

 

  • Je lutte depuis des semaines. Je suis fatigué, Quentin. Ce soir, un miracle s’est produit. On est entrés dans le cœur de milliers de gens. Ma lumière restera…

 

Quentin le regarda quelques secondes sans comprendre. Puis ses yeux s’écarquillèrent soudainement. 

 

  • Attends, tu … ?

 

Raphaël sourit puis acquiesça d’un signe de tête. Quentin sentit un terrible frisson le traverser. Il se tourna vers les parents de Raphaël et bafouilla d’une voix tremblante.

 

  • Vite, un hôpital ! L’hôpital le plus proche ! Maintenant !

 

Raphaël l’interrompit d’une voix douce. 

 

  • Je suis désolé de t’avoir caché ma rechute, mon pote.

 

Il se tourna vers ses parents. Quentin n’avait jamais vu un air aussi apaisé sur le visage de son ami.

 

  • Papa, maman, je vous ai déjà parlé de ce moment. Je vous ai déjà dit que quand le moment serait venu, je ne voudrais pas voir le plafond fade d’une chambre d'hôpital. En revanche, il y a un endroit que j’aime bien…

 

….



 

Au sommet de la colline, près du restaurant turc, Raphaël s’allongea. Il s’étala de tout son long dans l’herbe, si bien qu’il avait l’impression de ne faire qu’un avec le sol. Ses parents s’allongèrent de part et d’autre et entremêlèrent leurs doigts dans les siens. Quentin s’assit silencieusement à côté.

Raphaël brisa le silence.

 

  • Je n’ai aucun regret, vous savez. Ce n’est que depuis que je suis malade que j’ai l’impression de vraiment vivre. Vous savez ce que je me suis dit, quand j’ai appris que j’allais mourir ?

 

Personne ne répondit à Raphaël. Ses interlocuteurs fixaient les étoiles, trop peinés pour parvenir à articuler le moindre mot.

 

  • Je me suis dit que ça valait plus le coup d’être l’acteur de sa propre vie plutôt que le spectateur d’un million. 

 

Raphaël fut subitement pris d’une crise de toux incontrôlable. Au bout de quelques minutes, il reprit son monologue.

 

  • Ainsi, j’ai décidé de faire ce qui me plaisait et de m’y consacrer à trois cent pour cent. je voulais faire rire les gens et je crois bien que ce soir, c’est chose faite. Je voulais laisser ma petite trace insignifiante dans l'infini. 

 

Sa voix se faisait de plus en plus faible, comme si l’air avait du mal à sortir de ses poumons.

 

  • C’était une super soirée, mais je veux pas tirer ma révérence en mode déprime. Moi, j’espère que mon souvenir vous fera marrer. Ben ouais, on vient au monde en pleurant, autant le quitter en se marrant. 

 

Raphaël refoula une dernière quinte de toux.

 

  • Tiens je vous l’ai raconté celle-là ? Je vous ai pas dit que si j’avais été père, j'aurais mené la vie dure à mes enfants ? Moi je veux qu’ils apprennent la vie.  Quand ils auront 10 ans,  je dresserai un  hibou pour qu’il leur apporte une lettre. “Vous êtes invité à rejoindre l’école de sorcier de Poudlard”. Je leur laisse faire les malins 24 heures. Le lendemain, je renvoie un hibou :“désolé …”

 

Raphaël ne termina jamais cette blague. Cette nuit-là, le sommet de la colline fut déjà humide avant même la rosée du matin.

 

“Ce sont des larmes de rire” se répéta Quentin. “Juste des larmes de rire”











 

  




































 

 




 

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