54. Rien

Par Gab B

Chapitre 12 : Le gouffre

 

Rien

 

Mara fut réveillée par des éclats de voix sous la fenêtre de sa chambre. La chaleur estivale de ces derniers jours avait envahi la demeure, aussi avait-elle ouvert les battants pour laisser entrer l’air plus frais de la nuit. D’ordinaire, la rue qui menait à leur maison restait plutôt calme et elle n’était pas dérangée pendant son sommeil, mais il arrivait à des ivrognes perdus de chanter devant chez eux. Elle allait tâcher de se rendormir en maudissant les soûlards du quartier Volbar quand elle entendit distinctement son prénom parmi les chuchotements.

Repoussant délicatement le bras d’Ilohaz, qui dormait toujours de l’autre côté du lit, elle enfila une chemise de nuit et s’approcha de la fenêtre. Les deux personnes qui se tenaient dans la cour se demandaient si elles devaient frapper à la porte d’entrée ou non. Mara se pencha par l’ouverture et, dans la lumière de la pleine lune, reconnut Mevanor Kegal et sa garde personnelle.

Elle siffla pour les interpeller.

— Qu’est-ce que vous fichez là ? lança-t-elle d’un ton agacé.

— On peut entrer ?

Les prunelles implorantes du cadet des Kegal laissaient paraître sa détresse. Dans quel pétrin s’était-il fourré pour venir l’importuner chez elle en plein milieu de la nuit ? Et où se trouvait son frère ?

— Attendez ici, ordonna-t-elle.

Le plus silencieusement possible, elle sortit de la chambre, dévala l’escalier et accourut vers la porte. Sur le seuil, ses visiteurs lançaient des regards inquiets par-derrière leurs épaules. Leurs vêtements étaient couverts d’une texture grisâtre des pieds à la taille. À l’odeur, elle reconnut de la vase et comprit immédiatement la raison de leur apparence douteuse.

— Vous avez intérêt à me fournir une excellente explication, gronda-t-elle. Ôtez vos chaussures et tâchez de vous faire discrets.

Ils baissèrent la tête et obéirent. Après les avoir menés dans un petit salon qu’elle ferma à clé derrière elle, Mara se tourna vers ses hôtes d’un air menaçant.

— De quel droit vous êtes-vous rendus au gouffre et qu’y avez-vous trouvé ?

— Rien du tout, dit immédiatement la rousse.

Une lueur effrayée brillait au fond de ses pupilles.

— Comment ça, rien ? insista l’administratrice.

Mevanor secoua la tête. Il semblait aussi terrifié que sa compagne et évitait son regard. Craignait-il les répercussions de leur acte impulsif et irresponsable ?

— Les gens avaient raison, Mara, on n’aurait jamais dû y aller.

— Alors, pourquoi venir ici ?

Ses deux interlocuteurs se regardèrent. Leur air sinistre avait d’un seul coup fait place à une excitation presque enfantine, comme s’ils hésitaient à partager avec elle un trésor ou une friandise. Au bout d’un moment pendant lequel il sembla chercher ses mots, il répondit.

— Il y a autre chose. Quand on est revenus au niveau du barrage, on a constaté que le Fleuve est monté beaucoup plus vite que ce qu’avaient imaginé les fontainiers. L’eau a rempli la piste que les bâtisseurs avaient creusée le long de la falaise, jusqu’à atteindre presque le haut de la colline de commandement, et ensuite elle coule en contrebas en détruisant tout sur son passage, même les arbres pétrifiés. On est allés voir de plus près, les troncs sont couchés sur peut-être des centaines de pas, et le Fleuve serpente maintenant loin dans la forêt.

Il fallut un instant à Mara pour visualiser les descriptions du jeune homme, mais les plans du site de construction, imprimés dans son esprit, refirent rapidement surface dans sa mémoire. La piste des bâtisseurs. Bien sûr, le sommet était bien moins haut que le barrage et une fois le col franchi, il n’y avait que les arbres pour arrêter le courant. Ils avaient cru bloquer le Fleuve en érigeant ce barrage, mais ils n’avaient fait en réalité que le détourner de son lit.

— Et Bann ? J’imagine qu’il faisait partie du voyage ?

— Il s’est rendu au quartier Kegal, répondit Glaë. Nous partons ce soir explorer ce nouveau bras du Fleuve et avons peu de temps pour nous préparer. Il a fallu se séparer.

Mara ne put retenir un rire nerveux.

— Donc après vous être déjà rendus deux fois au bout du canyon sans autorisation et sans aucun résultat vous voulez continuer dans votre entêtement ? Voler des vivres, un bateau, et espérer que cette fois l’eau vous mènera quelque part ?

— Nous n’avons pas le choix ! Il n’y a rien au gouffre, Ekvar cherche un prétexte pour nous arrêter, nous devons à tout prix justifier que la construction du barrage n’a pas été vaine ! Attendre que la Cité envoie elle-même des hommes suivre le Fleuve, c’est prendre le risque que cela ne soit jamais fait !

L’agitation qui s’était emparée de Mevanor se répandit jusqu’à Mara. Il avait raison, évidemment. Les Kegal étaient perdus ; elle aussi. Et le Général se chargerait de rappeler à toute la ville leur échec. Leurs quartiers recueilleraient d’ici peu la colère de plusieurs centaines de milliers de personnes ; ils devaient absolument trouver un moyen d’y échapper.

— C’est vrai, admit-elle. Mais rien ne nous oblige à agir si précipitamment. L’expédition officielle n’est pas attendue avant une sizaine.

Ses interlocuteurs eurent d’abord l’air surpris d’entendre qu’elle s’incluait dans leurs plans, puis embêtés. Le visage de Glaë était tordu dans une grimace qui amplifiait la cicatrice en travers de sa bouche.

— Le Général a prévu de partir au gouffre dès demain.

Mara fronça les sourcils. Elle avait assisté le matin même à une séance du Haut Conseil, durant laquelle Nedim avait d’une part annoncé sa démission et d’autre part confirmé que des éclaireurs seraient envoyés au gouffre après la fin des tests de mise en eau, d’ici plusieurs jours. Si l’annonce du départ du Gouverneur n’avait surpris personne tant il avait l’air déprimé depuis un moment, elle n’arrangeait pas les plans de Mara qui aurait aimé avoir plus de temps pour récolter les fruits qu’elle avait semés au barrage. Si elle ne pouvait rien en tirer, il lui fallait absolument trouver un autre moyen de payer les aqueducs qu’elle avait promis à leurs derniers vassaux, et ce avant l’élection d’un nouveau dirigeant. Elle devait d’abord régler ce problème avant de s’atteler à l’expédition des trois aventuriers en herbe.

Mais pourquoi la rousse pensait-elle en savoir plus que l’administratrice sur les intentions d’Ekvar ?

Devant son air interloqué, le cadet des Kegal soupira et lança un regard appuyé à sa compagne, qui soupira à son tour.

— Je lui ai dit que Bann et Mevanor voulaient le prendre de vitesse, alors il a monté ce plan pour les arrêter. Mais j’ai menti. Il pense que nous partons au gouffre demain matin. Voilà pourquoi nous devons absolument quitter la ville cette nuit, avant lui.

— Et pourquoi lui as-tu révélé tout ça ? demanda froidement Mara.

— J’espionne les Kegal pour son compte depuis leur emprisonnement. Il fait suivre plusieurs autres personnes par des hommes de confiance. Le Général croit qu’un grand complot se fomente contre lui, par un groupe qui se ferait appeler le Premier Cercle. Il est persuadé que toi et ton père en êtes complices, ainsi que les parents de Bann et Mevanor.

La rousse leva la tête et secoua les yeux au ciel. Apparemment, elle trouvait que son supérieur ne manquait pas d’imagination.

Presque comme un réflexe, les pensées de Mara se tournèrent vers Ilohaz. Ainsi, sa paranoïa était justifiée. Ekvar devait le soupçonner lui aussi de faire partie du Premier Cercle. Dire qu’il avait cru se faire suivre par les hommes de son père. Mais ce petit manège durait depuis presque un an ! Pourquoi le Général continuait-il à s’acharner, alors qu’il ne trouvait visiblement aucun lien entre ses suspects et l’organisation qu’il traquait ?

— Alors comme ça, Ekvar utilise les ressources de la Garde pour son compte personnel ? Et aucun de vous n’a jugé bon d’avertir le Gouverneur ?

Glaë secoua la tête.

— Il a monté un groupe, en dehors de l’armée, qu’il nomme l’Escadron et qui est financé par les administrateurs Letra. Il recrute des soldats fidèles à sa cause dans toute la ville. C’était mon cas au début, j’ai fait partie de ses toutes premières recrues. Je croyais en ce pour quoi je me battais, la justice et la paix dans la Cité. Mais il m’a piégée et maintenant qu’il a compris que je voulais le quitter, il va certainement essayer de se débarrasser de moi.

Mara ferma les yeux. La nuit était bien trop avancée et elle était bien trop fatiguée pour assimiler autant d’informations. D’abord le gouffre, puis le Fleuve, puis Ekvar et maintenant un escadron, Vélina… 

Elle aurait tout le temps de démêler ça plus tard. Pour le moment, le plus urgent se trouvait devant elle et attendait une réponse de sa part. Ils n’avaient certainement pas pris le risque de venir la voir juste pour lui faire la causette.

— De quoi avez-vous besoin ?

Mevanor fouilla dans son pantalon et sortit une liste de matériel qu’ils ne pouvaient pas réunir eux-mêmes. De la poudre fulminante, des cordes, des torches. La précision de leurs demandes aurait dû la surprendre, mais après tout ils n’en étaient pas à leur coup d’essai.

— Je vais voir ce que je peux faire.

Ils convinrent de se rejoindre au port entre leurs deux quartiers avant l’aube, puis ses visiteurs repartirent, la laissant songeuse et en proie à une émotion qu’elle n’arrivait pas à définir.

Dans sa chambre, Ilohaz s’était réveillé. Il avait allumé une bougie et attendait en feuilletant un livre qu’il avait dû trouver sur une étagère. Quand il l’entendit rentrer, il leva vers elle des yeux inquisiteurs.

Elle lui raconta la conversation étrange qui venait de se tenir tout en troquant sa fine chemise de nuit pour des vêtements d’extérieur. Plus elle parlait et plus le visage de son amant s’assombrissait.

— Je t’accompagne, déclara-t-il quand elle eut fini.

Mara ferma les paupières et prit une longue inspiration. Sa réaction ne l’étonnait pas, elle aurait pu parier qu’il insisterait pour faire partie du voyage. Et elle n’avait pas envie d’une dispute.

– Hors de question. Quelqu’un doit les prévenir.

Il se leva, fit le tour du lit et s’approcha d’elle.

— Je me fiche de ces vieux trouillards, qui ne se mouillent jamais et se cachent derrière les autres. Je ne peux pas…

— Tu ne peux pas venir, Ilo, coupa-t-elle. Je cours déjà bien assez de risques pour nous deux. J’ai besoin de toi pour assurer nos arrières. Les Dieux seuls savent combien de temps nous serons partis. Si dans trois jours nous ne sommes toujours pas rentrés, tu devras monter une expédition pour nous retrouver. D’ici là, personne ne doit apprendre où nous sommes. Dans l’hypothèse où ce canal ne mènerait nulle part, nous ne pouvons pas risquer que les gens comprennent que les Kegal ont, une fois de plus, tenté de prendre toute la ville de court.

Le regard furieux qu’il lui lança arracha presque une grimace à la jeune femme. Mais il ne répondit pas, signe qu’il avait parfaitement saisi son point de vue, même s’il ne l’acceptait pas. Elle retourna à ses préparatifs. Il lui fallait plusieurs tenues de rechange.

— Je pourrais y aller à ta place, proposa le Commandant après un moment de réflexion.

— Arrête d’insister ! C’est moi qui ai entraîné le quartier Volbar dans cette situation, c’est à moi d’aller jusqu’au bout. Je joue la réputation de ma famille, cela ne te concerne pas.

— Pourquoi tu tiens tant à partir ? C’est à cause de l’autre imbécile ?

Mara dut se retenir pour ne pas lui jeter son sac à la figure. Comment osait-il encore douter d’elle ? De ses sentiments ?

— Tu ne crois pas que j’ai suffisamment prouvé que Bann Kegal ne m’intéresse absolument pas ? cracha-t-elle.

— Et pourtant, notre relation doit rester secrète.

Le ton plein de reproches et d’amertume de son amant brisa le cœur de la jeune femme. Quand toute cette histoire serait finie, qu’importeraient les quartiers, les administrateurs, les héritages ? Elle pourrait enfin vivre heureuse avec l’homme qu’elle aimait. Mais d’abord, elle devait s’assurer un avenir, et cet avenir suivait le cours du Fleuve jusque dans la forêt pétrifiée.

— J’ai pas le temps d’avoir cette discussion maintenant. Tu savais très bien dans quoi tu t’engageais, je ne l’ai jamais caché. Si ça ne te plaît pas, tu peux t’en aller.

Le ton froid et détaché de sa déclaration contrastait avec la colère qui brûlait dans les prunelles de son interlocuteur. Sans un mot, il tourna les talons et quitta la pièce. Par la porte qu’il avait ouverte en grand, Mara l’entendit descendre les escaliers et sortir de la maison. Elle s’autorisa juste un instant pour fermer les yeux et regretter ses paroles. Il ne méritait pas cette froideur et ce détachement, qu’elle ne ressentait pas à son égard. Mais c’était le seul moyen qu’elle avait trouvé pour s’assurer qu’il la laissât partir. Puis elle rouvrit les paupières et passa à son tour le seuil de la chambre, son sac de vêtements sur le dos.

Elle devait encore dénicher de la poudre fulminante.

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