Pierre le savait ! Triomphalement, il encadra le résultat : sept cent trente glandors. Ivoire et Ébène n’était pas le seul client de Nous Savons à avoir payé moins cher que ce que l’entreprise prétendait avoir touché de leur part. En réalité, les tarifs de cinq glandors plus deux centimes par foulée carré n’avaient rien à voir avec la réalité. Pierre avait récupéré toutes les données disponibles du côté des entreprises clientes de Nous Savons, et sa conclusion était la suivante : elles payaient en fait deux glandors plus quinze millièmes par foulée carré. À partir de cette nouvelle grille, l’étudiant avait pu recalculer toutes les facturations qu’il n’avait pas réussi à retrouver, et sa conclusion était la suivante : l’année dernière, Nous Savons avait prétendu avoir touché sept cent trente glandors de plus que ce qu’elle avait réellement gagné.
Et encore, cela ne concernait que les entreprises. Parce qu’ils avaient aussi des particuliers parmi leurs clients. D’ailleurs, les recettes gagnées auprès des particuliers représentaient dix fois plus que celles des entreprises. Fallait-il là aussi considérer qu’ils n’avaient gagné que les trois quarts de ce qu’ils avançaient ? Non, la situation était plus compliquée. Pierre le savait : les tarifs de trois centimes de glandor par foulée carré étaient exacts. En tout cas, c’était ce qu’avait payé son père pour le dernier nettoyage de la maison familiale.
Non : le doute portait plutôt sur le nombre de clients. À en croire Nous Savons, ils nettoyaient en moyenne vingt-six maisons par jour. Mais ils n’employaient qu’une cinquantaine d’enfants, qui ne travaillaient que huit battements par jour, plus une douzaine d’adultes. C’était clairement irréaliste. Nous Savons mentait, soit sur son nombre de clients, soit sur son nombre d’employés. Mais cela, ce serait à l’ogresse de le découvrir.
Le carillon retentit et Pierre se hâta de ranger les registres. Olivier l’attendait pour dîner, ils allaient se cuisiner une soupe de fleurs dans l’une de leurs chambres d’internat. C’était la période de révision avant les examens, tous les élèves de la classe de Pierre étudiaient ensemble, sous les tilleuls de la place principale, mais Pierre avait jugé plus important de vérifier les comptes de l’entreprise de nettoyage. Il connaissait ses cours, il pouvait bien manquer une journée de révisions. D’autant que démasquer une fraude pouvait potentiellement lui rapporter des points supplémentaires. Enfin, on verrait bien.
Mais Olivier avait un autre sujet de préoccupation.
« Il m’a provoqué en duel, ce fils de bouse ! En duel ! Juste parce qu’il ne digère pas que j’ai signalé aux autorités compétentes qu’il battait sa femme !
- C’est un mauvais perdant, dit Pierre. S’il ne voulait pas d’ennuis, il n’avait qu’à pas la frapper.
- Les gens comme lui veulent le divorce et l’argent du divorce, soupira Olivier. Il sait que s’il la répudie, il devra lui rendre sa dot, alors que si elle s’enfuit, il n’aura rien à payer. On devrait punir plus sévèrement ce genre de comportements.
- Au moins, il est enregistré, il ne pourra pas recommencer avec sa prochaine femme. »
Olivier hocha la tête. D’ordinaire, une femme qui fuyait la maison de son mari avait un délai d’une octaine pour porter plainte au commissariat de son district, trois jours si elle habitait en ville. Sinon, elle était considérée comme déserteuse et son mari pouvait rompre le mariage pour faute grave. Mais la plupart des femmes avaient peur, ou honte, ou ne connaissaient pas la loi. Pour remédier à cela, certains barons avaient décrété que les maris déjà connus pour des comportements violents, étaient présumés coupables, et la dot était saisie par la justice. L’épouse avait toujours un délai d’une octaine (ou trois jours) pour récupérer son argent ; dans le cas contraire, les deux étaient fautifs, lui pour violences, elle pour désertion, et l’argent revenait de droit à l’Empire.
« En attendant, me voilà avec un duel sur les bras.
- Olivier ! Tu ne vas quand même pas accepter ?
- Refuser un duel est bien plus déshonorant que de perdre en bonne et due forme.
- Contre un type pareil, pour un motif aussi risible, tout le monde comprendra !
- Les gens de l’escrime ne sont pas, comme toi, des administrateurs dans l’âme. Pour eux, la déloyauté envers ses amis n’est pas moins grave que les violences conjugales. Et puis, ce n’est pas le motif qui compte. Je refuse de passer pour un lâche.
- Mais avec un type pareil, comment peux-tu être sûr qu’il ne dépassera pas les limites du duel honorable ?
- Ne t’en fais pas. La date et le lieu ont été fixés, nous serons arbitrés par le maître d’armes et une vingtaine d’élèves au moins seront présents. Devant tant de témoins, il ne peut que respecter les règles. Battre sa femme, ça passe, mais tuer un confrère… S’il essaie d’aller au-delà du premier sang, il sera banni à jamais de la guilde. »
Pierre haussa les épaules, moyennement convaincu. Pourquoi les hommes étaient-ils si obsédés par l’idée de régler leurs problèmes à l’épée, alors qu’il existait une administration efficace pour le faire intelligemment ? Et quitte à régler soi-même les problèmes dérisoires, pourquoi le faire avec des objets pointus et risquer de se blesser ? Ne pouvaient-ils pas plutôt organiser des tournois de bilboquet ? Puis Pierre se souvint que lui aussi était un homme, alors il n’était pas supposé critiquer.
La soupe de fleurs était prête. Il s’agissait principalement de chou fleur, mais aussi quelques fleurs de capucine et de plantes végétariennes. En complément, Pierre avait amené du fromage qui lui avait été laissé par ses parents ; les deux étudiants en tartinèrent sur des toasts, puis ajoutèrent un filet de nectar.
« J’ai bien compris que tu désapprouves, mais… accepterais-tu tout de même d’être mon second ?
- C’est bien parce que c’est toi », soupira Pierre.
Trois jours plus tard, le moment fatidique était arrivé. Olivier mena Pierre jusqu’à la cour d’armes où lui et ses camarades prenaient leurs leçons d’escrime. Celui-ci n’y avait jamais mis les pieds. Après tout, il n’était ni noble, ni intéressé par une carrière militaire, ni excité par l’idée de faire des trous dans les gens. Mais Olivier, issu de l’aristocratie, avait été initié au maniement de l’épée dans ses jeunes années, et cela lui avait plu. Ainsi, une fois par octaine, durant l’une des deux journées que les étudiants avaient de libre, le jeune homme traversait la Chevelue pour aller prendre ses leçons auprès d’un maître d’armes.
Pourtant, à sa grande surprise, Pierre reconnut l’adversaire de son ami. Il avait déjà rencontré cette montagne de muscles mâtinée d’ogre aux cheveux clairs. C’était chez Renard, quelques lunes auparavant. C’était l’un des types qui buvait du cidre en mangeant des mille-pattes.
Le duelliste était en train de s’échauffer et n’avait pas remarqué Pierre. Mais il n’était pas le seul à être présent :
« Salut, l’étudiant ! C’est toi, le second d’Olivier ? Comme le monde est petit ! »
Les trois autres de chez Renard étaient là, eux aussi. L’humain au gros nez, le métisse à la tache de vin sur la joue, et l’espèce d’elfe qui avait mis la main aux fesses de Lili.
« Eh, fais pas cette tête ! reprit l’humain ; à croire qu’on est ennemis jurés simplement parce que nos amis se battent en duel ! Moi, c’est Faucon, lui, Hippopotame, et lui, Harold. »
Pierre se présenta, d’abord méfiant ; mais il se rendit bien compte que l’ambiance n’était pas aussi tendue qu’il ne l’aurait imaginé. C’était plutôt, comme l’avait dit Olivier, une manière comme une autre de mettre fin à une dispute sans perdre son honneur. D’ailleurs, si on oubliait qu’Hippopotame devenait grossier après une pinte de cidre et que leur comparse battait sa femme, les gaillards étaient, somme toute, plutôt sympathiques.
Le maître d’armes appela les seconds. Pierre et Harold devaient remettre à Olivier et Obélisque leurs casques et leurs armes. Il y avait une épée courte – qui, paradoxalement, était la plus longue des deux – et une dague – terme qui désignait, visiblement, une épée encore plus courte. Pierre tendit l’épée à la main droite d’Olivier, mais celui-ci secoua la tête et la prit de sa main gauche. Olivier était pourtant droitier ; mais apparemment, dans un duel d’honneur, il fallait respecter le protocole et prendre l’épée la plus longue de la main gauche. La majorité des fées étaient gauchères, donc les règles disaient qu’il fallait prendre l’arme la plus longue de la main gauche. Pierre connaissait cela. C’étaient les règles. Même si les règles étaient inadaptées, il fallait les suivre, parce que c’était comme ça.
Une fois les duellistes équipés, ils se positionnèrent face à face, saluèrent et levèrent leurs épées.
« Quatre… Trois… Deux… Un… Partez ! »
Les belligérants s’élancèrent l’un vers l’autre ; leurs épées s’entrechoquèrent, quatre fois, cinq fois, puis le maître d’armes siffla. Une coupure bien nette marquait l’avant-bras gauche d’Obélisque.
C’était terminé. Harold prit son ami par l’épaule, le débarrassa de ses armes et s’affaira à bander sa blessure. Pierre, dont les connaissances sur son rôle de second étaient purement théoriques, l’imita avec un temps de retard. Heureusement que ce n’était pas à lui de s’occuper des premiers soins, car il n’aurait pas su comment s’y prendre.
« Bien joué, dit Obélisque.
- Merci. Je ne m’attendais pas à gagner.
- Les duels, c’est toujours une moitié de talent et une moitié de chance. La chance a tranché entre nous, je m’excuse donc pour m’être énervé suite à ton signalement. »
C’était un honnête perdant, Pierre devait le reconnaître. Les duellistes se serrèrent la main, s’échangèrent une bolée de cidre (remplacée par du jus de pommes pour Olivier, puisque, en tant qu’étudiant, il n’avait pas droit à l’alcool) et se souhaitèrent une bonne fin d’octaine.
« Je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi cordial, confia Pierre à son ami sur le chemin du retour.
- Pourquoi cela ? Parce qu’on a des épées ? Justement, c’est la meilleure méthode pour évacuer la rancœur sans se brouiller ! »
Il était tard, le quinzième carillon sonnait déjà. Les deux amis rejoignirent le centre-ville, Olivier déposa ses affaires dans sa chambre et se rafraîchit le visage. Mais en sortant de l’internat, ils croisèrent quelqu’un que Pierre ne s’attendait pas à voir de sitôt.
« Marthe ? Qu’est-ce que tu fais ici ?
- Citoyen ! Je vous cherchais. Bonjour citoyen, ajouta-t-elle en se tournant vers Olivier ; je suis désolée de vous déranger, mais je dois parler au citoyen Pierre. Nous devions nous voir l’octaine prochaine, mais l’affaire est trop grave. »
Olivier fronça les sourcils.
« Ce n’est quand même pas une maîtresse que tu as mise enceinte ?
- Bien sûr que non : c’est mon informatrice. Les comptes de Nous Savons ne sont pas bons et je les soupçonne de fraude. Dis-nous tout, Marthe. »
La jeune fille sortit de sa salopette le carnet que lui avait confié Pierre ; et elle colla sous les yeux ébahis des étudiants, des dizaines et des dizaines de pages recouvertes de chiffres.
« Ils enlèvent des enfants. À chaque nouvelle lune, un enfant disparaît à Nous Savons. Ils essaient d’être discrets, mais j’ai demandé à tous les Frères et toutes les Sœurs de la ville, et en mettant ensemble toutes les disparitions d’enfants qui travaillaient chez eux, c’est très régulier. J’ai tout résumé ici. Quant aux chiffres que vous m’avez demandé, citoyen, les voici. J’ai feuilleté le registre quand le secrétaire ne regardait pas pour estimer l’argent qu’ils gagnent à chaque intervention, et selon mes calculs, ils sont en déficit de presque cent cinquante glandors par octaine.
- Tu sais écrire ? s’étonna Olivier.
- Non, j’ai fait semblant, ironisa Marthe. Est-ce que cela vous suffit ? Est-ce que vous pourrez empêcher la prochaine disparition ? Et retrouver ma sœur ? »
Pierre ne répondit pas tout de suite. Le fé-lutin avait le nez plongé dans les calculs de Marthe.
« Plus que cent cinquante glandors. Tu n’as pas compté la taxe foncière, ni le matériel, et les recettes gagnées grâce aux entreprises sont fausses. Je referai les calculs, mais il est clair qu’ils fraudent à tous les niveaux. Est-ce qu’on pourra empêcher la prochaine disparition ? Ta sœur a disparu il y a trois octaines, c’est cela ? Si je fais vite, j’ai moyen de terminer le dossier demain. Ce sera largement suffisant pour ouvrir une enquête. Il reste encore cinq jours avant la nouvelle lune, c’est cela ? Un peu court, mais si on le soumet en procédure accélérée… ça devrait le faire. Excellent travail, Marthe. »
L’ogresse les salua et fit mine de repartir. Mais Olivier l’arrêta :
« Attends ! L’administration aura peut-être besoin de t’avoir sous la main. Que dirais-tu si je te recommandais pour travailler à la bibliothèque de l’université ? »