6 - le poids de la valise

Par Yvaine

Ève, juillet

Quand je suis descendue du taxi, je n'ai pas su quoi faire.

J'ai marché vers l'aéroport, instinctivement,

assaillie par le tumulte de la ville

- j'aimerais pouvoir dire que c'est pour ça, parce que

je n'avais plus l'habitude de tout ce monde

que j'ai fait marche arrière

mais ce serait mentir -

la vérité, c'est que

je savais très bien ce qu'il fallait que je fasse

mais j'étais terrifiée.

Alors, comme d'habitude, j'ai fui.

J'ai regardé l'avion partir et moi,

je suis restée là.

J'ai regardé ma dernière chance droit dans les yeux

et, comme si ça n'importait pas tant,

je l'ai laissée filer.

 

Ophélie, juillet

Ce qu'Ophélie craignait le plus, c'étaient les questions. Les comment va Florence ?, les pourquoi tu n'as pas appelé depuis l'été dernier ?, les et la vie de couple alors ?. Elle redoutait les regards emplis de pitié lorsqu'elle avouerait la vérité, et c'était peut-être pour cette raison qu'elle ne leur avait rien dit quand c'était arrivé, qu'elle avait tout gardé pour elle. Peut-être, aussi, parce qu'ils n'auraient pas su comment l'aider, comme ils n'avaient pas su comment aider Ève. Ophélie ne voulait pas retenter l'expérience, alors elle n'avait rien dit.

Elle descendit du train avec un soupir, traînant sa lourde valise derrière elle. Elle avait ramené ses cheveux blonds en un chignon, mais cela n'empêcha pas la chaleur de l'assaillir lorsqu'elle quitta la gare, comme un mois de juillet qui commençait sans tarder. Elle était nerveuse à l'idée de tout ce qui pourrait advenir dans les semaines qui venaient, mais ses pas la portaient instinctivement vers la maison des parents de Milo, comme si elle savait que c'était là qu'elle devait aller. La seule fois où elle s'était rendue chez Milo, c'était pour l'aider à déménager, et malgré le peu de temps qu'ils y avaient passé, elle avait adoré l'air marin et le défilé des touristes en shorts et tongs dans la rue. Elle avait hâte de retrouver cette atmosphère, malgré toute la nervosité qu'elle ressentait.

À peine avait-elle appuyé sur la sonnette que la porte s'ouvrit. Milo lui apparut, grand sourire dans son short multicolore, tenant une bouteille de limonade dans la main. Il avait changé depuis la dernière fois, s'était rasé la barbe et avait laissé ses cheveux boucler. Elle avait toujours trouvé qu'ils étaient plus beaux au naturel.

"Te voilà enfin, s'écria Milo. On commençait à s'inquiéter ! Rentre, on a gardé un peu de fraîcheur à l'intérieur. Ève n'est pas avec toi ?"

Ophélie déposa sa valise dans l'entrée et ôta ses chaussures avant de répondre que non, Ève n'était pas avec elle ; qu'elle avait dû prendre le train suivant, plus pratique depuis l'aéroport, qu'elle devrait arriver dans la soirée. Milo lui glissa d'autorité un verre entre les mains et y versa de la limonade, avant de la guider vers le salon.

"Léandre et Cara sont déjà là, on était en train de planifier les activités. Entre la plongée et les musées, tu préfères quoi ?

- Les musées, sans hésiter, répondit-elle en souriant."

Elle savait que Milo préférait la plongée. Son air faussement bougon lui donna raison, la faisant rire. C'était si facile de plaisanter à nouveau avec Milo comme si rien n'avait changé.

Si seulement...

"Ophélie, ma chérie ! s'exclama Cara."

Elle l'enlaça malgré la sueur et les vêtements collants, ravissante avec son rouge à lèvres incarnat et sa robe noire. Ophélie salua Léandre d'un signe tandis que Cara se reculait, et retint un éclat de rire en constatant que les manifestations de joie de son amie lui semblaient toujours aussi exacerbées. C'est too much, disait-il sans cesse quand ils étaient au lycée. Cara s'en fichait ; elle adorait le voir lever les yeux au ciel.

Ils s'assirent à quatre dans le salon, et la conversation ne mit pas longtemps à toucher le sujet qu'Ophélie voulait éviter. Ce fut Léandre qui posa la question, avec un sourire discret et l'intention de regarder Ophélie vanter les mérites de son épouse dans un long monologue.

"Et avec Florence, ça va ? Elle n'a pas été trop déçue de te voir partir cet été ?"

Pour qu'il ne soit pas mal à l'aise, Ophélie enfila son sourire le plus naturel et lança :

"Non, ça va. Et toi, comment vont tes colocataires ?"

Elle devenait une experte pour détourner la conversation. Quand la nuit serait tombée, dans son grand lit aux draps fleuris, cela ferait partie des sujets qui l'empêcheraient de dormir. Mais pour le moment, elle faisait semblant.

Il était vingt-et-une heures quand Cara jeta un regard inquiet à l'horloge.

"Ève n'était pas censée arriver plus tôt ?

- Sur la discussion de groupe, elle avait dit vingt heures trente, affirma Milo.

- Peut-être que son train a eu du retard, tenta Cara. Ça arrive souvent, ces choses-là."

Ophélie et Léandre échangèrent un regard, à travers lequel ils constatèrent qu'ils pensaient la même chose : si son train avait eu du retard, Ève les aurait prévenus.

"Je lui envoie un message, déclara Léandre. Pour savoir."

Les pizzas qu'ils avaient commandées arrivèrent un quart d'heure plus tard, et toujours pas de nouvelles d'Ève. La soirée avait beau être agréable, ils n'étaient pas au complet sans elle. Ils sursautèrent tous quand un message fut envoyé sur le groupe de discussion. Ce fut Ophélie qui le lut la première, comme si elle s'y attendait.

ÈVE - Salut, j'ai eu un imprévu, je ne pourrai pas venir. Désolée. Prenez soin de vous.

Bref, concis, incisif. La vérité masquée, et un mensonge que tous perçaient à jour. Ophélie laissa retomber son téléphone sur le canapé et reposa son assiette sur la table basse, l'appétit coupé. Elle se doutait déjà qu'Ève ne viendrait pas, et apparemment, elle n'était pas seule.

"C'est peut-être sa santé, tenta Milo. Depuis l'accident, c'est compliqué."

Léandre se tendit - presque imperceptiblement pour qui n'y prêtait pas attention -, et Ophélie ne put s'empêcher de remarquer que ses doigts trituraient l'ourlet de sa chemise avec nervosité. Il se renfermait automatiquement à la mention de l'accident, alors Ophélie détourna le regard, accordant à son ami le temps de reprendre ses esprits.

"Pourquoi elle ne nous aurait pas prévenus plus tôt ? On aurait pu aller la chercher à la gare, ou à l'aéroport, on se serait organisés, rebondit Cara. Léandre, à quoi tu penses ?"

Ce dernier hésita quelques instants avant de déclarer :

"Je pense qu'elle ne voulait pas venir, de toute façon."

Cara se referma brutalement, le regard soudain sombre.

"Tu ne peux pas mettre ses problèmes de santé sur le compte d'une mauvaise volonté.

- Ce n'est pas mon intention, se reprit Léandre. Je suis juste convaincu que cette idée de se réunir cet été, c'était trop difficile pour elle.

- Pourquoi ? rétorqua Milo. Elle est venue toutes les autres fois."

Les mots s'échappèrent de la bouche d'Ophélie sans qu'elle ait le temps d'y réfléchir à deux fois.

"Parce que ça fait longtemps qu'elle a abandonné l'idée de ce groupe d'amis. On s'est éloignés les uns des autres dès la fin du lycée, et c'est déjà un miracle qu'on se parle encore sept ans après. S'il y a une personne qui sait à quel point cette amitié est hasardeuse, c'est Ève."

Et, comme Milo n'avait pas l'air de comprendre, comme Cara se mordait nerveusement la lèvre et que Léandre s'affaissait, assailli par la culpabilité, Ophélie eut l'envie d'ajouter que ce n'était la faute de personne, qu'il n'y avait rien à faire, qu'Ève avait toujours douté d'elle-même, et qu'ils ne lui avaient pas donné tort ce jour-là, à vingt ans. Mais elle ne dit rien. C'était leur faute, et il fallait qu'ils prennent leurs responsabilités.

Cara brisa le silence la première.

"Qu'est-ce que je lui réponds ?"

Personne ne répondait, alors Ophélie reprit la parole.

"Qu'on comprend, et qu'elle est la bienvenue à n'importe quel moment."

Quelques secondes plus tard, tous les téléphones sonnèrent lorsque Cara envoya le message sur le groupe de discussion.

CARA - Pas de souci ! Tu es la bienvenue si tu peux nous rejoindre plus tard, on serait ravis de te voir. Ce n'est pas pareil sans toi.

Ce soir-là, alors qu'elle ne parvenait pas à dormir - sans surprise -, Ophélie se dit qu'il faudrait probablement plus d'une tentative pour ressouder leur groupe d'amis. Il faudrait convaincre Ève qu'elle y avait sa place. Et, surtout, à un moment où un autre, il leur faudrait s'excuser.

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Banditarken
Posté le 29/11/2024
Je ne m'attendais pas à ce que les retrouvailles aient si vite lieu et pour autant, c'est très plaisant de voir le groupe quasi au complet. Cela dit, ça pose plein d'autres questions, concernant cet accident, ces excuses qui n'ont pas été faites, bref, on a envie de rester et pour eux, et pour l'intrigue, c'est top !
Yvaine
Posté le 01/12/2024
Hello Banditarken,

En effet, les retrouvailles sont rapides, mais je peux t'assurer que la suite ne sera pas sans péripéties !

Je suis ravie que ce roman te plaise.

Bonne lecture à toi !
Mathilde Blue
Posté le 23/11/2024
Coucou !

Heureuse de les voir se réunir enfin, même si le groupe est incomplet sans Ève (même si son désistement n'est pas surprenant). Je n'ai pas grand-chose à dire de plus, si ce n'est que j'ai hâte de les voir enfin interagir les uns avec les autres et faire tomber leurs masques. Peut-être qu'Ève finira par les rejoindre ?

À bientôt !
Yvaine
Posté le 24/11/2024
Hello Mathilde Blue,

En effet, il n'y a aucun monde dans lequel Eve aurait pu venir sans se poser de questions.

J'espère que la suite saura répondre à tes attentes !

A très vite.
coeurfracassé
Posté le 26/08/2024
Coucou !
Merci pour toutes tes réponses précédentes <3
Je suis heureuse de t'annoncer que cette histoire me captive toujours autant ;-)
Mais mon Dieu, Ève était censée venir !!! Pourquoi n'est-elle pas là ? Et on aurait dit que Léandre s'en veut un peu plus que les autres pour cet accident... Hâte de découvrir le comment du pourquoi.
Deux petites remarques :
- Ce qu'Ophélie craignait le plus, c'était les questions. Les "comment va Florence", les "pourquoi tu n'as pas appelé depuis l'été dernier", "et la vie de couple alors ?". --> J'ai trouvé étrange au niveau de la ponctuation. Peut-être qu'il faudrait mettre un ? partout, ou alors le sortir des derniers guillemets... Je ne sais pas trop, mais ça me paraissait bizarre.
- Pour qu'il ne soit pas mal-à-l'aise --> Je crois qu'il n'y a pas de tiret, à "mal à l'aise".
Donc voilà, sûrement à très vite !
Yvaine
Posté le 26/08/2024
Hello coeurfracassé,

Cela me fait très plaisir de voir tes questionnements ! Ravie que ce roman te plaise.

Merci pour tes remarques formelles, je m'en vais corriger cela !

Bonne journée à toi.
Raza
Posté le 24/08/2024
Ahlala il n'y a plus rien après, il va falloir que j'attende!
Bon, j'ai dévoré cette histoire, que j'ai ouverte sans trop savoir pourquoi, et tu m'as bien accroché, pour sûr. Le fait qu'Eve ne vienne pas est une surprise pour moi, mais cela ne fait que relever mon intérêt. Que oeut il se passer?
Yvaine
Posté le 25/08/2024
Le prochain chapitre arrive tout de suite, mais je suis ravie de voir ton impatience !
Yvaine
Posté le 25/08/2024
Merci pour tes commentaires et tes remarques précieuses.
RienQueJoanne
Posté le 24/08/2024
J'ai l'impression de regarder une scène & les pensées des personnages comme un spectateur fraîchement arrivé, qui essaye de recoller les morceaux. J'espère que quoi que soient les raisons, Eve arrivera à recommencer à vivre aussi bien qu'avant.
J'en profite pour dire que j'aime beaucoup le titre de l'histoire :)
Yvaine
Posté le 24/08/2024
Je suis heureuse que tu aies cette impression ! N'hésite pas à m'en faire part si ça devient trop embrumé, si l'on n'y voit pas assez clair.

Merci <3
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