Par Greg, avec circonspection, le 12 décembre 201*
« C’est en moi que se tapit...
Moi, mon pire ennemi. »
Nous revoilà déjà sur le terrain de basket. Ces derniers jours sont passés comme dans un rêve, et je ne parle pas de ce cauchemar qui ne me lâche pas. Non, tout s’est passé assez agréablement dernièrement. J’ai évité toute confrontation avec mes parents, ce qui du côté de mon père n’a pas été compliqué : il n’est pas rentré depuis dimanche. J’ai arrêté de me montrer désagréable inutilement à l’école, sans pour autant spécialement rechercher de la compagnie. Certains amis de Jason me saluent. On n’a pas encore réellement eu de conversation, mais c’est déjà un bon début. Je n’ai pas vraiment besoin qu’ils deviennent mes amis, ce serait trop demander, mais c’est important pour Jason qu’ils m’acceptent, je pense.
J’ai bien essayé de faire un effort dans ce sens en venant m’installer avec eux à la cantine, mais je n’ai pas tenu longtemps. Avec toute la bonne volonté du monde, ça fait trop. Déjà que j’ai du mal à supporter les bousculades dans les couloirs ; le réfectoire et ses odeurs, c’est trop me demander.
Quand j’ai expliqué ça à Jason lundi, il s’est excusé d’avoir insisté. Je pense que ça m’a fait du bien de partager ce tracas avec quelqu’un, de m’être montré honnête. Plus encore quand le lendemain, il est venu me trouver pendant la pause avec des théories sur ce qu’il a nommé mon « irritabilité ». Enfin, je ne suis pas encore sûr d’être ravi qu’il qualifie cela ainsi, mais… C’est l’intention qui compte, non ? Alors voilà, d’après lui, soit j’ai des super pouvoirs, soit je suis un taré qui accorde plus d’importance à certains sens. Dans les deux cas, ça porte le même nom, et je le trouve plutôt classe : l’hyperesthésie. Ah, et on a conclu que comme ça affectait tous mes sens, ça devait plutôt être les super pouvoirs. Enfin, je soupçonne Jason d’avoir un peu forcé cette conclusion pour me faire plaisir, mais en effet, ça me plaît plus que l’option de la pathologie psychologique… Alors bon, je ne l’ai pas contredit.
On n’est pas vraiment revenu sur notre dispute, ni sur ce qu’il a dit à ce moment. J’imagine qu’il faudra qu’on clarifie ça à un moment, mais… J’ai l’impression qu’il vaut mieux attendre un peu. On se raconte déjà beaucoup de choses, s’il a envie de m’en parler, ça viendra. Moi qui le prenais pour quelqu’un de parfaitement intégré socialement, je me rends compte que ça n’a pas toujours été rose pour lui non plus. Entre la mort de sa maman et le harcèlement scolaire qu’il a subi, ça me semble miraculeux qu’il soit toujours si souriant.
– Bon, on joue ou tu continues de chercher le sens de la vie en regardant l’horizon ?
Il le balance comme une blague, mais je sens bien son inquiétude. On vient peut-être de milieux très différents, mais on partage au moins une chose : cette peur de voir l’autre nous tourner le dos. Depuis samedi, il y a quelque chose qui a changé entre lui et moi. J’ai l’impression, presque à tout moment, de le comprendre. C’est probablement d’avoir tant parlé, mais par moments c’est assez perturbant : c’est comme si je comprenais mieux ses émotions que les miennes.
– Si c’est une raclée que tu veux, je ne vais pas te faire attendre plus longtemps !
– C’est ce qu’on va voir, ramène-toi !
Je donne le premier assaut, et marque. Jason est plus grand que moi, mais franchement, il n’est pas très bon. Si je ne lui laissais pas parfois des opportunités, il ne marquerait pas beaucoup. Je pense qu’il le sait, mais on s’en moque, on s’amuse bien tous les deux.
Il fait froid et le vent cinglant n’encourage en rien les gens à s’aventurer dehors. Personne aux alentours, juste nous deux, un ballon de basket et un panier. Et qu’est-ce que ça fait du bien ! J’étais bien conscient de m’être refermé sur moi-même, mais j’avais oublié à quel point c’est agréable de se laisser aller, de laisser tomber les barrières.
C’est son tour d’attaquer, et je compte bien lui opposer une défense en béton ! Quoique… Alors qu’il s’approche lentement en dribblant, cherchant ostensiblement une ouverture, je me dis qu’il serait plus drôle de le laisser tirer et de contrer au dernier moment. Alors je recule. Il n’hésite pas une seconde, fonce en avant et tire.
Je saute, les bras tendus pour arrêter la balle, mais quelque chose retient mon attention ; au lieu de l’attraper ou de la bloquer, elle me file entre les doigts et entre directement dans le panier. Je la laisse bondir jusqu’à la grille de l’aire de jeu, sans la poursuivre. Je suis vraiment perturbé, et le pire est encore de ne pas savoir pourquoi. Je n’arrive pas à mettre un nom sur la sensation, mais elle est des plus désagréables. Un trou dans mes perceptions. Ou non, pas exactement. Un peu comme si je voyais les contours de quelque chose, mais qu’il n’y avait rien à l’intérieur. Un objet invisible, ou plutôt inexistant, mais quand même là. Or mon regard est toujours fixe, pas sur la balle ou sur le grillage, mais quelque part entre les deux, les maisons par-delà réduites à un arrière-plan flou.
– Greg ?
La voix de Jason brise le charme, et je me retourne, déjà incapable de convoquer la sensation qui m’occupait tout entier l’instant d’avant.
– Ça va ? C’est si choquant que ça, quand je fais un beau panier ?
Sous la blague, l’inquiétude. Il sait qu’il y a autre chose et me laisse le choix d’en parler ou pas.
– Je ne sais pas, j’ai été pris par une sensation bizarre. Comment te décrire ça…
C’est pendant que je me creuse la tête pour trouver une explication satisfaisante, que je le vois. Un individu à la démarche bizarre s’avance droit vers nous. Droit sur moi en fait. Son regard étrangement vide semble fixé sur moi. Peut-être que sa démarche n’est due qu’à son âge avancé… Ses cheveux blanc s’échappent de sous un béret marron et encadrent un visage sillonné de rides.
En temps normal, je serais peut-être allé vers lui pour lui demander si je peux l’aider. J’aurais fait quelque chose en tout cas pour briser ce silence inconfortable pendant qu’il s’approche. Mais je n'y arrive pas. Alors que je le regarde, la même sensation bizarre me revient. Cet inconfort perturbant de regarder quelque chose en ne réussissant pas à l’imaginer comme il est.
– Qu’est-ce qu’il nous veut, à ton avis ? demande Jason qui s’est retourné en me voyant fixer un point derrière lui.
Au moins il me confirme que ce n’est pas mon esprit qui me joue un nouveau tour. Cet homme est bien là, ce n’est pas un nouveau cauchemar éveillé. Ça ne suffit pas à me rassurer pourtant.
– J’en sais rien, mais il me fout les jetons.
Le vieillard continue d’avancer, son visage impassible toujours tendu vers moi, le menton un peu avancé, les bras le long du corps… Sa démarche est vraiment bizarre. Instinctivement, je me mets à reculer, et Jason m’emboîte le pas.
Je me pose la même question que Jason, mais plus que ça, j’ai le sentiment que quelque chose cloche. Il y a un problème avec cette personne, mais je ne saurais pas dire lequel, hormis son attitude bizarre. Il y a quelque chose de plus… profondément perturbant.
Je n’ai cependant pas le temps de découvrir ce que c’est exactement : une personne encapuchonnée s’approche de nous en courant, et l’individu louche prend la fuite, plus rapidement que je ne l’aurais cru possible, vu son âge avancé. Sans un regard en arrière, il part dans la direction opposée à celle du nouvel arrivant. Intrigué, j’observe celui-ci attentivement. De taille moyenne, silhouette athlétique, une mèche de cheveux châtain dépassant de sous la capuche… Et cette odeur ! Je connais cette personne ! Elle est dans notre classe d’anglais… Quel était son nom encore ?
– Jess !
J’ai crié son nom dès qu’il m’est venu, surprenant Jason dont le regard voyage entre Jessica et moi.
Elle s’est arrêtée dans sa course et lève la tête vers nous, révélant son visage, confirmant son identité. Sa surprise d’avoir été reconnue passe cependant rapidement, et plutôt que de venir vers nous et de s’expliquer, elle repart à la poursuite du vieillard, déjà hors de vue.
Jason et moi la regardons s’éloigner. Lorsqu’elle tourne au coin de la rue, Jason décide de rompre le silence bizarre qui s’est installé.
– Euh… Tu as une idée de ce qui vient de se passer ?
– Nope, aucune, mais je compte bien demander des explications demain…
– En cours d’anglais… Mais comment l’as-tu reconnue ? demande Jason.
Je hausse les épaules, la réponse me semble assez évidente, puisque ses vêtements la cachaient bien.
– Son odeur. Elle utilise toujours le même shampoing aux fleurs et au miel. C’est assez caractéristique.
L’explication me vaut un regard que j’ai du mal à qualifier.
– T’es un mec bizarre, tu sais ça ? Un jour il faudra qu’on ait une discussion sur ce qui est normal…
Je ne sais pas trop quoi répondre, je ne sais pas s’il est moqueur ou sérieux. Il a l’air sincèrement intrigué cependant. Une telle discussion pourrait s’avérer intéressante…
– Quand tu veux, mon gars ! Mais là il est temps de rentrer.
– Ouais, il se fait tard. À demain !
Alors on rentre, chacun de son côté. J’ai l’esprit plein de questions, et je suis convaincu qu’il en va de même pour Jason. Je serais bien resté avec lui plus longtemps pour chercher des réponses, mais si j’arrive en retard pour le souper, ma mère va me trucider. Un jour il faudra que je renégocie l’heure à laquelle je dois rentrer…
Et Greg qui a un odorat sur développé, je comprend que la cantine soit un enfer !
Bien maintenant j'ai e'vie de connaître la suite...
Ça fait plaisir de lire tes commentaires enthousiastes, merci !
Bon, clairement, il a les sens sur développé le petit xD Je comprends même pas pourquoi Jason ne fait pas une remarque dessus tout de suite, on ne reconnait pas les gens de loin à l'odeur de leur shampoing quoi ='D Surtout dans une situation aussi étrange où visiblement, il y avait un petit vieux qui en avait après Greg. L'une des personnes que la maman voulait éviter ? En tout cas, clairement, Jessica le connait et doit avoir un début d'idée de ce qui se passe, on va peut-être en apprendre plus =D
Enfin bon, sinon ça fait plaisir de voir Greg baisser un peu la garde et tenter de faire des efforts <3 Bon, c'est pas parfait, ça aurait été bizarre, mais ça fait plaisir, et au moins, s'il arrive à communiquer avec un autre être vivant, c'est déjà ça !
Bon courage pour la suite =D Pluchouille zoubouille !
Héhé, les choses commencent à se mettre en place, il y aura bientôt plus de réponses !
Là je suis en train d'hésiter à vous livrer un chapitre du point de vue de Jess ou d'attendre encore un peu avant de le faire.
Bientôt mon héros sera un être (presque) social ! o/
Merci ! Les encouragements font plaisir. :-)
Ce soir j'ai repris quelques lectures PA, après une grande pause, et en venant jeter un œil sur ta nouvelle histoire je me suis retrouvée à lire tout ton début d'affilée XD
Alors, ça se lit de façon hyper fluide et les personnages ont un côté hyper attachants, avec leurs difficultés à nouer des liens les pauvres, et leurs introspections, c'est ça qui m'a accrochée direct!
Quelques moments m'ont un peu perdue sur les derniers chaps (par exemple quand Jason dit "C'est sûr qu'un noir gay, qui en voudrait?" j'ai pas trop compris ce que ça venait faire là. En plus, si Jason soupçonne Greg d'être un raciste homophobe, je vois pas pourquoi il rechercherait son amitié!
Et puis j'ai été un petit peu perdue à partir de leur dispute sur le terrain de basket, mais j'imagine que c'est voulu, vu qu'il y a beaucoup de mystères…
Bon je reviendrai voir tout ça, je suis obligée de faire des pauses dans mes lectures, pour arriver à écrire, mais sache que je repasserai dans quelques temps, j'espère que tu vas mettre la suite!
Je ne t'en veux certainement pas ! Je suis content que ce début d'histoire t'ait accroché. Il y a encore beaucoup de choses que je dois changer/améliorer, et cette fameuse réplique de Jason en premier... Sur le moment ça m'avait paru une bonne idée, mais en changeant certaines autres répliques, elle n'a vraiment plus aucun sens...
Quant au dernier chapitre... Il y a mystère et incompréhension. S'il y a des descriptions qui ne sont pas assez claires ou des choses qui paraissent vraiment bizarres, dis-le. ;-)
Merci d'être passée ici !
PS : je viens de voir que tu as sorti ton chapitre 13 ! Parfait pour mon voyage en train x)
J'étais étonné que Greg qui est plutôt introverti appelle sa camarade en gueulant comme ça, en plus par son surnom, alors qu'il lui a jamais parlé. Malgré tout, j'aime bien comment est introduite cette Jessica, qui est très mystérieuse !
Bon, go me convertir en auteur d'horreur alors ! xD
J'ai beaucoup hésité pour la scène d'introduction de Jess et finalement opté pour celle-ci. Je pourrais peut-être ajouter un truc comme "me surprenant, et Jason par la même occasion", parce qu'en effet, c'est plus que ça lui échappe quand il trouve le nom qu'autre chose...
Merci pour ton commentaire ! :-)
PS : j'ai pris un peu de retard, mais j'essaierai de poster le prochain chapitre ce weekend !
J'ai beaucoup aimé ce chapitre, qui nous en apprend à la fois beaucoup... et pas trop. Il est relativement court, et pourtant tu arrives à consolider l'amitié entre Greg et Jason, en dévoiler plus sur Jason, introduire Jess, et nous faire flipper un bon coup avec ce vieillard aux allures de zombie...
La partie révélations/mystère et super bien gérée je trouve.
Il faut croire que j'ai appris du maître ! ;-P
J'essaie de distiller les infos plutôt que de tout balancer d'un coup... On va voir jusque quand je tiendrai ^^..
Content de savoir que ça t'a plu !