L’alarme chantante de son téléphone portable le tira doucement de son sommeil diurne. Une main pâle se glissa hors des couvertures et toucha l’écran sur la table de nuit pour faire taire la mélodie. Après quelques grognements étouffés dans l’oreiller, Lester se redressa en position assise et bailla assez largement pour que sa propre main ne suffise pas à couvrir l’angle presque obtus de sa mâchoire. Aucune importance, il était seul.
Le vampire regarda l’heure ; dix-sept heures trente et une. De toute façon, il ne dormait jamais après son alarme. En pyjama de coton gris fin malgré le froid ambiant, il reprit visage humain, remonta sans empressement jusqu’au salon et fit chauffer de l’eau pour le thé.
Les deux tasses étaient déjà prêtes et couvertes d’une petite soucoupe lorsque la porte d’entrée s’ouvrit. Léonie fit son apparition ; le sourire aux lèvres et le rose aux joues, elle laissa choir son sac dans le hall et rejoignit Lester presque en entrechat. Ce dernier haussa un sourcil tandis qu’une de ses commissures se soulevait d’un millimètre.
— Quelqu’un est de bonne humeur.
Son amie se planta devant lui.
— Tu devineras jamais ce qui vient de se passer, trépigna-t-elle.
Lester lui lança un regard plat, debout au milieu de la cuisine et pas encore entièrement réveillé. En face de lui, son amie sautillait sur place comme un écureuil ayant abusé d’une boisson énergisante.
— Je vais tenter ma chance : tu as rencontré le sosie de Mary Curie et tu lui as demandé un selfie.
— Quoi ? Mais non, arrête tes bêtises et écoute-moi.
— Eh, tu m’as mis au défi de devin-
— Quelqu’un a posté dans l’un des groupes Facebook dont je fais partie, le coupa-t-elle à toute vitesse. Tu sais, l’un de ceux qui me permettent de trouver des trésors cachés lorsque les gens font des vides greniers et ne savent pas quoi faire de leurs "vieilleries".
— D’accord. Tu faisais du scrolling pendant tes heures de travail. Que s’est-il passé ensuite ?
Cette fois, elle ignora la taquinerie et repêcha hâtivement son téléphone dans son sac en bandoulière. Lester la vit pianoter avec exaltation, puis elle tourna l’écran vers son visage impassible. Aussitôt, toute envie de se rendormir le déserta, et ses yeux s’arrondirent.
Il était en train de contempler la numérisation d’une photographie ancienne. Il eut l’impression de ressentir la texture du vieux papier entre ses doigts. Chaque visage de ce bataillon français et britannique lui était familier. Sans exception. L’un en particulier. Son attention se focalisa sur les traits de cet homme ; brun, à peine plus grand que lui, le regard fier et le sourire bienveillant. La voix d’Oliver Brown lui revint en échos indistincts, s’adressant à lui depuis les souvenirs d’une époque révolue qui le hantait toujours.
Une saveur douceâtre, métallique et diffuse, qu’il ne connaissait que trop bien, lui picota la langue. Comme une porte poussée par un courant d’air, son visage se ferma, et ses yeux s’assombrirent. Le sourire de Léonie tomba, et elle abaissa lentement le téléphone. Elle fut la première à briser le silence.
— Un certain John O’Brien l’a trouvée dans le grenier de son père. Cet homme aux cheveux clairs sur la photo, à droite… Il te ressemble tellement. Et je me suis souvenu de ce que tu m’as dit sur ton grand-père. Tu ne m’avais jamais précisé qu’il s’était battu du côté des français.
Sans soutenir son regard, il détourna la tête d’un air absent. Léonie reporta son attention sur son téléphone.
— Il y a aussi d’autres effets personnels, dont l’uniforme. Regarde.
Elle fit défiler chaque image, et le malaise de Lester grandit. Il connaissait chacun de ces objets. L’odeur tenace et renfermée du masque à gaz resurgit et le fit tiquer. Il serra les dents.
— Ne le contacte pas, lui dit-il.
Léonie parut décontenancée, puis gênée.
— Je… lui ai déjà parlé. Je lui ai dit qu’on récupérerait les affaires si tu reconnaissais cet homme comme ton grand-père. Tu veux les retrouver, pas vrai ?
— Non.
Son amie ouvrit la bouche, la referma, cligna des yeux plusieurs fois de suite.
— Pardon ? Tu ne veux pas récupérer l’uniforme de ton grand-père ?
— Non.
Les sourcils froncés au-dessus de ses yeux arrondis, Léonie posa sur lui un regard réprobateur, presque choqué.
— Lester, c’est un héritage familial d’une valeur inestimable ! Tu as l’air d’aimer et de respecter ton grand-père, honorer ce qu’il te reste de lui serait la moindre des choses.
— Quelqu’un d’autre le fera à ma place. Je ne veux pas de ça chez nous.
Ses mots frappèrent Léonie comme une gifle.
— Comment tu peux dire ça ? s’emporta-t-elle d’une voix colérique et outrée. Personne ne pourra le faire mieux que toi ! Tu es son descendant !
À son tour, Lester fronça les sourcils. Contrairement à Léonie, il ne haussa pas le ton. Sa voix resta monocorde, froide et sans appel.
— Je suis son descendant, alors je déciderai seul de ce que ces objets deviendront. Et je décide qu’ils ne finiront pas ici.
— Pourquoi ?
Il la regarda dans les yeux, même en ayant envie de détourner le regard. Léonie semblait révoltée. Bien sûr qu’elle l’était, comment aurait-elle pu réagir autrement ? Elle ne pouvait pas comprendre. Il ne lui en disait jamais assez pour cela. Il refusait de lui donner une chance de compatir. Ce n’était pas de la faute de son amie. Ce n’était pas vraiment de la sienne non plus.
— Ce n’est pas comme ça que je veux me souvenir de lui. N’insiste pas.
Il espéra que Léonie laisserait tomber, qu’elle comprendrait. Cette coïncidence leur tenait trop à coeur, mais d’une manière trop différente. Lester se sentait trop personnellement atteint. Léonie, trop passionnée et engagée.
Désemparée et ne sachant que faire de son indignation, elle leva les mains et grinça des dents en serrant les poings.
— Tu es… une vraie tête de mule ! Tu te rends compte à quel point ces objets sont précieux ? L’histoire qu’ils portent ?
Lester baissa les yeux au sol et soupira par le nez. Il n’attachait pas d’importance aux objets, Léonie le savait. Mais elle ne le comprenait pas toujours. De la part d’une antiquaire, il n’y avait pas de quoi être surpris.
— Dis-moi au moins si quelqu’un d’autre que toi peut les récupérer, ajouta-t-elle d’un ton presque suppliant malgré le ressentiment dans sa voix. Un oncle ? Une tante ? Des cousins ?
Lester avait avoué à Léonie que ses parents n’étaient plus de ce monde, et qu’il était enfant unique. En revanche, il avait toujours été vague sur sa famille lointaine. Le moment était venu de donner une réponse. Encore une.
— Non. Il n’y a personne d’autre.
— Mais tu ne peux pas laisser-
— La discussion est close. S’il te plaît.
Sans recroiser son regard, Lester se détourna et monta à l’étage. La conversation avait assez duré, et sa réponse ne changerait pas.
Une fois dans la chambre, il troqua son T-shirt blanc et son pantalon de coton pour une chemise noire et un jean foncé. En redescendant, il aperçut Léonie du coin de l’oeil, assise à la table de la cuisine, dos au salon. Il n’y repassa pas, attrapa son manteau et ses clefs, puis sortit de la maison. L’air nocturne l’accueillit avec froideur, et il s’en emplit avidement les poumons en disparaissant à travers les rues de Teddington.
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Léonie fulminait dans le silence que Lester avait laissé derrière lui, partant mener sa vie nocturne en la laissant à sa frustration sans plus d’explication. Comment était-ce possible de manquer autant de respect à un membre de sa famille ? Peut-être Lester ne tenait-il pas son grand-père en haute estime, après tout. Ce qui était étrange, car selon ses dires, il ne l’avait jamais connu. Sa grand-mère ou ses parents lui auraient-ils donné une mauvaise image de cet homme, à tort ou à raison ?
Assise sur le canapé, sa tasse jaune tournesol dans les mains, elle posa son regard sur le mug rouge resté sur le comptoir de la cuisine. Son expression s’adoucit. Elle s’en voulut de s’être emportée devant lui. La nature secrète de Lester la laissait parfois penser qu’il ne lui faisait pas confiance, mais elle n’était pas en droit de le forcer à se confier. Peut-être son refus cachait-il vraiment une histoire familiale compliquée dont il ne souhaitait pas parler.
Plus compréhensive avec un peu de recul, Léonie n’en était pas plus satisfaite pour autant. Elle attrapa à nouveau son téléphone posé sur la table basse et rouvrit les clichés des reliques du sergent Carrel. Son ami lui avait un jour révélé le prénom de son aïeul. A. Carrel, pour Albert Carrel. Le grand-père de Lester.
Il y avait trop de questions sans réponses, et trop d’enjeux à ses yeux. Elle ne pouvait pas laisser ce trésor se perdre et s’éparpiller dans une brocante. Elle en avait retrouvé la trace ; ce ne pouvait être qu’un signe du destin. Elle devait le récupérer. Lester n’avait pas à le savoir. S’il ne souhaitait pas être impliqué dans le sort de ces objets, alors elle ne l’impliquerait pas. Mais elle allait s’y impliquer elle-même.
[Bonsoir John. J’ai parlé à mon colocataire, il s’agit bien des possessions de son grand-père. Quand et où puis-je venir les chercher ?]
Léonie n’attendit pas longtemps avant d’obtenir une réponse :
[Bonsoir Léonie. Je suis ravi d’apprendre que ces objets retournent finalement à leur héritier. À vrai dire, j’espérais pouvoir le rencontrer en personne et les lui remettre en main propre, serait-ce possible ?]
La jeune femme fit la moue. Tout le monde semblait vouloir l’éloigner de cette histoire, mais elle n’avait pas dit son dernier mot.
[Malheureusement il est très occupé en ce moment, il m’a demandé de les récupérer pour lui. Je me déplacerai s’il le faut.]
Cette fois, la réponse mit plus de temps à lui parvenir.
[J’habite loin de Londres, mais j’y passe souvent. L’adresse sur votre profil est-elle celle de votre domicile ? Je pourrais venir vous déposer le paquet.]
Léonie haussa les sourcils, agréablement surprise.
[En fait c’est l’adresse de ma boutique, mais si vous pouvez tout y déposer, ça m’arrangerait ! Mon ami y passe régulièrement, j’en profiterai pour lui remettre ces objets à l’occasion.]
La réponse arriva rapidement :
[Parfait, alors disons la semaine prochaine ? Je vous contacterai la veille de mon arrivée. Bonne soirée.]
Léonie eut un immense sourire. Mission accomplie. Lester ne serait jamais au courant de la visite de John O’Brien au Oakes Antiques. Les souvenirs et les reliques de guerre étaient saufs.
Elle avait fini son thé depuis un long moment lorsque son estomac commença à protester. La jeune femme trouva la motivation de s’atteler à la cuisine d’un poulet au cumin accompagné de frites au four. Cela impliqua de descendre à la cave, ce qu’elle fit en allumant toutes les lumières sur son passage.
Pendant un court instant, Léonie s’immobilisa au milieu de l’escalier en pierre, et balaya la pièce souterraine du regard. C’était étrange. Elle n’avait jamais eu peur de ce genre d’endroit, elle n’aurait pas dû craindre celui-là — surtout en sachant qu’il s’agissait de la "chambre" de son meilleur ami. Une aura inexplicable la mettait mal à l’aise. Léonie se sentait surveillée, même en sachant qu’il n’y avait personne d’autre. Elle jeta un regard angoissé vers le fond, là où les ombres s’amassaient dans le renfoncement de béton qui échappait toujours à la lumière de l’ampoule.
À pas rapides, elle descendit les marches restantes et bifurqua à droite de la pièce. Dans l’angle se trouvaient les étagères où reposaient leurs réserves de nourriture (ou plutôt, les siennes). La jeune femme dut se mettre sur la pointe des pieds pour atteindre la caisse de pommes de terre et en saisit quelques-unes. En abaissant ses bras, elle accrocha malencontreusement le coin d’un poster des Rolling Stones ; la pâte collante qui maintenait le papier contre le mur se détacha, et le grand format se mit à pendre dans le vide.
Léonie jura et plaça les pommes de terre en hamac dans le creux de son pull, tenant le tout d’une main et usant de l’autre pour réparer sa maladresse. Elle se figea en plein geste. Derrière l’affiche noire et rouge (à vrai dire, pile au centre), se trouvait un impact. La couche de plâtre était enfoncée comme après un choc violent et concentré, et même le béton se trouvant en-dessous comportait des fissures.
Elle fronça les sourcils et se tourna vers le reste de la pièce. À leur emménagement, il n’y avait eu aucune affiche. Elles avaient fleuries, une par une, au gré des envies de Lester. Désormais, il y en avait sept. Mal à l’aise à l’idée de s’approcher du fond de la cave, la jeune femme se cantonna aux trois posters les plus proches de l’escalier. Décollant et soulevant deux coins, elle découvrit le même phénomène derrière chacun d’entre eux.
Son malaise s’accentua, et ses questions se multiplièrent. Les murs avaient été intacts à leur emménagement trois ans auparavant, elle en aurait mi sa main à couper. Léonie passait si peu de temps dans la cave qu’elle n’avait rien remarqué. À son grand malheur, elle savait exactement à quoi comparer ces marques qui criblaient les murs : des coups de poing. Autrefois, elle avait connu un homme extériorisant sa colère ainsi. Cependant, même cet homme n’aurait pas eu la force d’entamer aussi profondément un mur aussi solide.
Qu’avait fait Lester ? Comment ces marques étaient-elles apparues ? Les questions la poursuivirent en dehors de la cave tandis qu’elle remontait, replongeait le sous-sol dans l’obscurité et refermait prestement la porte derrière elle. Léonie se sentit mieux une fois revenue dans la cuisine ; sa respiration ralentit, elle alluma la télévision pour profiter d’un bruit de fond rassurant qui chasserait le silence. Bientôt, le crépitement du poulet cuisant dans la poêle s’y ajouta. Une discussion avec son colocataire s’imposait.
J'aime beaucoup la manière dont tu nous entraînes avec Léonie de découverte en découverte, on sent que ses soupçons croissent et ça ne rend l'histoire que plus palpitante. D'une manière ou d'une autre, Lester ne pourra pas lui cacher son secret longtemps. Entre l'arrivée de "John O'Bryen" et tous les indices qui s'accumulent, on se doute bien que la bombe à retardement finira par imploser et que Léonie comprendra la vérité.
J'ai déjà hâte de lire la suite.
Léonie va de découverte en découverte et son inquiétude aussi va croissante. Elle se pose des questions sans toutefois pouvoir encore y apporter réponse, mais je devine que sa curiosité va devoir à présent être satisfaite ce qui risque de la mettre en grand danger. D’autant qu’elle ne tient pas compte des désirs de Lester concernant son soi-disant ancêtre. La tension monte…
Je poursuis…