Et j'inspire.
Yeux ouverts.
Étalée sur le matelas, joue contre un oreiller recouvert de bave.
Ma peau moite colle au drap. Yohri dort à poings fermés.
Enfin !
Quelle nuit horrible. Merci à mes chromosomes de m'autoriser à faire semblant. Sinon, j'aurais été foutue. Pas une once de plaisir ne m'a fait vibrer.
Que faire, maintenant ?
Si je le veux, je peux m'engager dans une course à pied longue de plusieurs heures — je ne m'endormirai pas de sitôt. La saleté enfouie sous ma peau me démange, je m'agite. Sous la couette, son cœurtex d'or rejette le peu de lumière qu'il peut absorber.
Il a atteint l'apogée. Je dois le briser.
Comment ?
J'avais tout prévu jusque-là. J'avais mon objectif en tête, mais l’élaboration de mon plan s’était arrêté à cette nuit-là.
Pour les détruire, lui et cet objet…
Je dois penser comme une Absinthe.
Pour une bonne cause. Pour papa.
Je n'en suis pas une. Je souhaite seulement le sauver.
Alors…
Je suis égoïste.
Inconvenante.
Sans-cœur.
Lâche.
Pitoyable.
Monstrueuse.
Égocentrique.
De l'air. S'il vous plaît.
À pas de loup, je me glisse hors de la couette, enfile mes vêtements qui traînent çà et là, et me réfugie dans sa luxueuse salle de bain pour m'asperger d'un peu d'eau, de quoi me rafraîchir les idées. Je n'ose plus me regarder dans les yeux. Ma peau rougeoyante et mes cheveux ébouriffés parlent d'eux même. Ma détermination m'a souillée… mais c'est pour papa.
Comment briser ce cœurtex en m'assurant qu'il reste réparable ? Comment le voler ? Yohi m'en empêchera, et suite à ce rappel détaillé de sa musculature, je ne suis pas sûre d’être en mesure de l’affronter en face à face.
Sans-coeur.
Égoïste.
Oui…
Comme Laurane a brisé papa.
Pour l’imiter, je dirai à Yohri tout haut ce que je pense tout bas — et même ce que je ne pense pas, ainsi que ce que les autres pensent. Je lui vomirai des mots horribles, et ce sera le coup de grâce. Toutefois, de telles immondices ne s’improvisent pas. J’ai donc de quoi m'occuper jusqu'à ce qu'il se lève.
J'inspire une grande bouffée d'air et reviens dans sa chambre. Je dois être là quand il —
sera réveillé.
Il est réveillé.
Sa bouille éreintée me paralyse. Il se frotte les yeux comme un bébé sortant d'une longue sieste. Je déteste les bébés.
— Ah, j'pensais que t'étais partie, marmonne-t-il. J'ai eu peur qu'tu me fasses le même coup, mais bon. Après tout c'qu'on a vécu, j'crois que c'est juste moi qui suis parano.
Vanadis.
C'est le moment.
La pièce est ta scène.
Cet échange marquera le bouquet final.
Un. Point. C'est. Tout.
— J'avais oublié mon sac.
Ce dernier m'attend près du bureau. Je m'y tangue en sa direction, comme de peur que ses lanières m'empoisonnent.
— Désolée, mais… non, je suis pas désolée, en fait. J'ai essayé, j'ai vraiment essayé, mais j'y arrive pas. Je ressens absolument rien pour toi et cette nuit a solidifié ce fait. Enfin, t'as même pas remarqué que j'ai pas joui pour de vrai !
— Quoi ?
Des perles de déni coulent de son front aux mille crevasses.
— Tu m'as bien entendue, affirmé-je.
— Attends, tu te fous de moi ?
Il bondit, prêt à m'emporter dans sa tornade. Mon talon recule et se heurte au mur. Yohri contourne le lit et me sépare de la porte de sortie. Je ne suis pas en train de briser son cœurtex... je l'enrage juste. S’éternise une tirade — un pâté de mots incompréhensibles. Je balaie la pièce du regard à la recherche d'une issue de secours.
— Réponds-moi ! gueule-t-il, en vain. Tu m'écoutes même pas ?
— J'ai pas que ça à faire. Non, mais, tu t'es vu ? Tomber amoureux de la grosse quand elle est plus grosse ? Tu crois que ça se fait, ça ? J'ai jamais connu plus superficiel que toi, comme type !
Ses yeux cessent de me menacer. Touché, coulé. Je progresse. Il se secoue le crâne pour se défaire de mes critiques comme de puces.
— Tu mens. Ç'a aucun rapport avec ça, c'est juste qu'avant…
— Te trouve pas d'excuses.
— J'me trouve pas d'excuses ! J'contrôle pas mes émotions ! C'est mon cœurtex !
— Et t'assumes même pas…
— Tu m'accuses après oser rompre avec moi ?
— Je romps avec personne. On n'a jamais été ensemble. Mes baisers ont jamais été sincères. J'ai vou… j'ai voulu essayer de ressentir quelque chose. T'as été mon cobaye. Et un mauvais, en plus de ça. Tant pis.
Son cou se balance et écrase ses épaules. Je l'enfonce toujours plus, mais à la place, de nouveaux balbutiements grondent. Ma respiration ne tient plus la route, submergée par des torrents de honte et de fatigue. Mon cœurtex… que dégage-t-il ? Je le sens défensif, sans pouvoir expliquer pourquoi, comme s'il ne m'appartenait plus, ou s'il tentait de m'arrêter. Etait-ce encore cette force mystique, qui avait voulu m'empêcher de détruire le cœurtex de remplacement ?
— J'comprends pas, murmure-t-il. Attends, j'viens de vivre une des meilleures semaines d'ma vie, on baise et… c'est fini ? Tu cherchais qu'ça, finalement ? Comme d'hab ? Je t'ai même demandé si t'étais consentante !
— Au moins, tu auras compris que… ouais. Y'a que ça qui m'a jamais intéressé chez toi. C'est exactement ça. Pourtant, cette nuit, c'était à chier. T'es pas foutu de me rendre heureuse. Je comprends mieux ce qu'Oriane m'a dit sur toi, maintenant.
— De… quoi ? Qu'est-ce qu'elle t'a dit sur moi, l'autre ?
— Oh, t'es jaloux ?
— Dis-moi ! s'emporte-t-il.
Mon regard ne cherche plus un moyen de m'échapper, mais une possible contre-attaque. La rage dans sa voix, la tension dans ses muscles, la haine dans ses yeux… mon plan a fonctionné, mais j’ai désormais libéré un loup de ses chaînes, et j’ignore comment l’en échapper.
Un homme reste un homme, même s'il donne tout pour paraître sympathique.
Je déglutis.
— Simplement que tes parents te considèrent comme le moins talentueux de la famille. Que tout ce que tu fais, Oriane le fait mieux.
Ses fossettes écrasent ses yeux tremblotants de confusion. Adieu le torse bombé, il est relâché ; ses pieds griffent la moquette.
— Tu mens.
J'y suis presque. Pourvu qu'il me croie.
Des décharges électriques m'interrompent dans mes phrases et mes pensées. Je dois lutter contre moi-même, contre quiconque voulant m'empêcher de sombrer dans la folie. Car cette entité ne comprend pas… que tout ça, c'est pour papa.
— Ah oui ? Alors comment tu expliques leur réaction quand tu es devenu ECO ? Tu as mis de temps à y arriver, contrairement à elle. Trois ans de plus, au moins.
— Elle l'est pas encore.
— On a passé le test. Elle le sera dans quelques mois, tout au plus. Un record. Elle te surpasse en tous points et tout le monde le sait. Tu crois être populaire, mais les gens te parlent seulement par pitié. J'ai vu comment tes potes te regardaient, ce soir. Tu trouves pas ça bizarre que dès que je suis là, ils sont euphoriques, alors que tu me les avais décrits comme… blasés ? Même moi, je suis mieux que toi. Et je suis pas foutue d'être ECO.
— Qu'est-ce que t'essaies de faire, là ?
— Moi ? Je… Je m'explique. C'est ce que tu m'as demandé, non ? Je peux juste partir, si tu veux !
— Non. T'essaies de m'enterrer, corrige-t-il, la main sur son cœurtex vacillant. On a brisé le cœur de ton papounet alors t'as décidé d'te venger sur le monde en jetant ton dévolu sur quelqu'un qui a non seulement réussi ce que tu n'es pas foutu de faire, mais qui a aussi toujours ses deux parents pour l'aimer et s'occuper de lui !
Pour…
Pour qui se prend-il ? Croit-il me connaître, à vouloir me lire comme un livre ouvert ? Il ne pourrait pas plus s'éloigner de la vérité. Une étincelle de courroux contrecarre les plans de l'énergie qui m'empoisonne. Je m'y attache. Les dents grincent.
— Parce que tu mérites d'être ECO, toi, alors que tes parents ont tout fait à ta place ? Ton seul exploit, c'est d'être né dans la bonne famille, alors que même Oriane se bat pour prouver sa valeur depuis qu'elle est petite. Moi, j'ai lutté toute ma vie pour débarrasser cette ville des Absinthes… mais je crois que j'ai trouvé pire qu'eux. T'es pas moins égocentrique et inconscient que ces Sans-Cœurs.
— Tu peux pas m'briser. J'm'étais préparé à ça. Maintenant, dégage avant que moi j'me débarrasse de toi.
— Tu vas enfin me frapper, c'est ça ? Je sais que ça te démange.
— Me tente pas.
— Comment réagiraient tes parents ; ou le monde, face à cette famille modèle qui héberge un fils qui victimise les femmes ?
— Tu l'as dit toi-même. Ils ont tout fait à ma place. Ils redoreront notre blason et t'enverront avec ta mère sans problème.
Un craquement.
Mon cœurtex.
Je ne suis pas ma mère, non.
Je ne suis pas ma mère.
À pas d'éléphants, Yohri m'affronte. Ses doigts me lacèrent le bras, il me déboîte l'épaule jusqu'à la porte. Le poids de l'amour que m'a porté papa toutes ces années, et celui des efforts que j'ai prodigués ces dernières semaines, m'enfoncent dans le parquet.
Je refuse d’y croire. Des jours interminables à jouer la manipulatrice pour repartir bredouille ?
Impossible.
Un vent d'affolement me pousse contre lui.
Donne.
Moi.
Ça !
— Dégage ! crache-t-il.
Ma mâchoire explose comme si un marteau l'avait fracassée. Une onde de choc soumet mon corps à une vive douleur, et mes organes à un pilonnage. Il m'a frappé. Violemment. Son cœurtex, a l'air libre, se fissure. Ma cible. Je m'élance. Mes ongles s'enfoncent dans les craquelures. Les siens broient mon organe. Un ouragan de venin m'emporte. Il coagule mon sang, mon corps, mon âme.
Mon genou s'écrase contre son caleçon. Il suffoque, et son emprise me libère. Des coups de poing et de coude me frôlent. Je détale et le plaque contre le coin du mur. Le boucan me brise les tympans. Une vibration m'emporte. La sueur humecte mes lèvres. Mon bras sur son cou, je puise dans mes forces, mais ma vision s'obscurcit. Le même marteau m'enfonce le nez dans le crâne. Une flaque de lave s'y déverse. De nouvelles gouttes atteignent ma langue. Du sang, cette fois.
Ce n'est pas lui que je veux. C'est son cœurtex.
Je m'élance de nouveau et agrippe le précieux organe, crâne contre le ventre de l'homme, que j'accule. L'étincelle de rage devient tonnerre. Incendie corporel. On électrise mon cuir chevelu — il m'en arrache. Mes pieds glissent. Je lui aplatis l'intestin. Mes jambes flageolent. Mes forces se concentrent dans mes bras, mes doigts. Ils céderont avant le cœurtex.
Je le sens.
Maintenant…
Le vide entre mes paumes.
Mes poings contre son torse.
Un hurlement, un craquement ; un jet bordeaux me recouvre.
Des éclats d'or s'écroulent à nos pieds.
Je l'ai brisé.
Il s'est effondré dans mes mains comme du sable mouillé. Les deux principaux morceaux m'ont échappé. Je n'ai attrapé que du sang, qui coule en grosses gouttes entre mes doigts, qui se fond au mien. Plongé dans un océan de pourpre. Yohri vit une transe psychédélique, les pupilles plus dilatées que ses iris. De ses orifices ruisselle aussi bien de la bave que de la morve. Son regard me transperce.
Maintenant.
J’arrache les éclats dorés de leur flaque rouge. Deux. Trois. D'autres sont étalés à travers la pièce. Quatre. Près du lit. Cinq. De la salle de bain. Six. Des bruits de pas — ceux d'Yohri ? Il avance, mais pas au même rythme. Quelqu'un d'autre arrive.
Le marteau — non, une massue me brise la mâchoire et me jette contre le mur. Mon corps s'y étale, et s'effondre comme une pyramide de cartes. Mes dents menacent de tomber elles aussi : chaque soupir me plante un couteau entre les os. Cet arrière-goût de métal…
Ma paume pelote les joints et le papier peint jusqu'à ce que je me relève. Des morceaux de coeurtex ont retrouvé le parquet.
Une ombre.
Je cabriole et balance un bras. L'éclat dans ma main lui déchire la joue. Du sang, toujours plus de sang, et de palpitations, et de venin dans mon cœurtex — mes muscles ne suivent plus, son bureau m'accueille. Une voix interpelle Yohri et l’immobilise soudain. Mon pied fracasse de nouveau son entrejambe ; je chavire en arrière. Pour papa.
Je creuse ma tombe, là. Mon avenir est déjà tracé.
Tant pis.
Deux. Trois. Quatre morceaux, enfoncés dans ma poche. Cinq. Six. Il revient. Je titube vers la table de chevet. Projecteur. Livre. Lampe.
Lampe.
Je l'agrippe et l'écrase contre son crâne. Le choc, lourd, n'épargne ni l'ampoule ni le blond, qui chute contre la porte, immobile, vide d'énergie. L'arme me glisse des mains.
On frappe à l'entrée. Oriane ? Evalyn ?
Plus le temps de réfléchir.
La fenêtre. Je l'ouvre, largue mon sac à l'extérieur, et grimpe sur la bordure. Les yeux fermés, je me laisse tomber et rejoins mes affaires.
L'herbe du jardin amortit ma chute, mais je tremble, et les objets se dédoublent. Je déverse le contenu de mes poches dans mon fourre-tout et accours vers la plate-forme métallique. Ils vont me voir. À travers les buissons, les fleurs, je rejoins l'ascenseur et l'escalade.
Nouvelle chute. Chez les voisins d'en dessous. Des cris me motivent à déguerpir. Cette fois, mon bras hurle à la mort, peut-être déboîté, mais mes jambes détalent, toujours plus loin, toujours plus bas.
C'est fini.
C'est fini.
C'est fini.