Les filles n’en étaient pas totalement convaincues quand, une demi-heure de marche plus tard, le curieux convoi qu’ils formaient s’arrêta. Ils faisaient face à un haut bosquet épais que la lumière du soleil ne parvenait pas à percer. Les alentours étaient anormalement silencieux ce qui n’était pas pour les rassurer. Hélas, il semblait que c’était leur destination car sans un regard pour eux, la jeune chef s’approcha de la haie, tendit le bras pour écarter les branchages et s’enfonça dans le bosquet jusqu’à ce qu’on ne la distingue même plus.
Avec stupeur, les trois ados furent poussés sans ménagement au travers des buissons : les feuilles et les branches leur griffèrent la peau et ils se couvrirent instinctivement les yeux. Pendant ce qu’il leur parut être de longues secondes, ils avancèrent tant bien que mal, en ayant pleinement conscience des pointes de lance dans leur dos. Soudain, Thomas ne sentit plus d’obstacles devant lui : il ouvrit les yeux et les ferma aussitôt, ébloui. Surpris par cette lumière aussi aveuglante que brutale, il trébucha et s’étala de tout son long dans l’herbe. Un soldat le remis sur pieds en lui broyant le bras au passage et Thomas put observer la clairière dans laquelle ils avaient débouché.
« Clairière » était un moindre mot pour désigner l’étendue qui s’offrait à son regard. Lorsque celui-ci se fut accoutumé à la luminosité inattendue d’un lieu autant entouré et surplombé de feuillages, Thomas l’aperçut enfin : la raison pour laquelle il était certain d’avoir atterri en Arvainnie, celle pour laquelle il était si heureux d’avoir été sauvagement capturé par des inconnus sans aucun sens des bonnes manières.
Un arbre (à défaut de connaître un autre mot) se dressait devant eux. Un arbre dont le tronc était aussi épais que sa maison en Aer, dont la hauteur dépassait celle d’un immeuble de 20 étages et dont les branches avaient la largeur de plusieurs bus mis côte à côte. Celles-ci soutenaient des dizaines, peut-être des centaines de maisons en bois, reliées entre elles par des passerelles et des échelles de cordes vertigineuses. Pour mettre de la vie dans ce tableau extraordinaire, des Arvannes de tout âge couraient partout, comme si les habitants ne savaient pas se déplacer autrement. Dans les arbres, à terre, à cheval, le lieu fourmillait littéralement.
Happé par ce qu’il voyait, Thomas n’avait pas réalisé à quel point la clairière était bruyante. Tous les sons lui parvinrent en bloc comme si on lui avait sonné une cymbale au creux de l’oreille : des cris, des rires, des bruits de ferraille, les sabots des chevaux, l’acier des haches contre le bois… Il y en avait trop, partout, Thomas ne savait plus où donner de la tête, il était à deux doigts de se sentir mal…
Elia, attentive à ces choses-là et non moins impressionnée, soutint son ami par le coude.
– Tout va bien ? s’enquit-elle.
Incapable de parler, Thomas hocha la tête, dans un état second.
– C’est absolument dingue, chuchota Iris. J’ai l’impression d’être en train de rêver. Qui aurait pu imaginer que… …qu’un monde pareil pouvait exister ?
Loin de paraître émue, la chef et les autres membres du groupe entrainèrent le trio vers un escalier qui faisait le tour du tronc de l’arbre transgénique.
– On ne va pas monter là-dessus, si ? questionna Elia d’une voix tremblotante.
L’Arvanne la dévisagea d’un air méprisant et ne prit pas même la peine de lui répondre. Thomas au contraire espérait avec ferveur qu’ils allaient gravir ces marches. En réalité, il n’avait qu’une envie, c’était de se mettre à courir partout autour des arbres comme les autres Arvannes.
– Je les emmène chez Artemia, annonça la cheffe à ses chasseurs en leur tendant le lièvre qu’elle portait autour de la taille. Allez mettre vos prises à la réserve, je vous rejoins aux écuries.
Les trois ados furent bien obligés de suivre la jeune femme dans les hauteurs. L’arbre semblait animé : son écorce se modulait sous les inflexions de l’Arvanne et le tronc s’adaptait de façon à faciliter leur démarche. Thomas s’amusait comme un fou. Il sautait tel un cabris de marche en marche, de marche en branches, en évitant de justesse les Arvannes qui se déplaçaient en sens inverse. Contre toute attente, leur geôlière ne semblait pas être agacée par son attitude : au contraire, elle l’observait d’un air appréciateur.
– Tu dois avoir du sang arvanne, déclara-t-elle.
Ils étaient arrivés à une altitude suffisante pour colorer le visage d’Elia d’une teinte verdâtre. Sur leur branche, ne se tenait qu’une seule maison qui semblait défier les lois de la gravité. Ses deux étages étaient construits en biais et reposaient sur les branches supérieures grâce à une architecture compliquée. Elle était trouée de grandes fenêtres encadrées de décorations en bois poli et de pierres précieuses. Un palais dans un arbre : le trio n’était pas au bout de ses surprises.
– C’est là que je veux vivre, chuchota Thomas à ses amies.
Sans un mot, leur guide poussa la porte de la maison et jaugea les trois adolescents d’une mine sévère pour les tenir au silence. Ils entrèrent avec appréhension dans un petit vestibule richement décoré tandis que la jeune femme allait frapper à la porte du fond. Tous les quatre attendirent quelques minutes sans bouger, durant lesquelles ils virent leur geôlière se raidir de plus en plus, jusqu’à se transformer en piquet. Enfin, une jeune fille fit son entrée : grande et mince, elle avait des cheveux châtains filandreux et des cernes sous les yeux. Ce ne pouvait pas être la femme qu’ils étaient censés craindre.
– Artemia va vous recevoir, à présent, annonça-t-elle en s’effaçant dans une deuxième pièce.
L’Arvanne la leur désigna avec sévérité. Ils n’eurent pas d’autre choix que d’y pénétrer, la boule au ventre. Thomas était effrayé par cette rencontre qui mettait de la réalité dans son rêve éveillé. Iris aurait voulu être chez elle à jouer de la musique. Elia n’avait pas peur d’Artemia, elle redoutait davantage que les deux autres fassent quelque chose qui les trahirait.
La cheffe des Arvannes ne l’était pas pour rien. Elle bénéficiait d’une aura dominatrice qui donnait à Thomas l’envie de s’enfuir en courant. Sa peau était aussi noire que celle de la jeune femme derrière eux, mais toute ressemblance s’arrêtait là. Ses longs cheveux bruns étaient bouclés, et sertis d’anneaux d’or sur le devant. Elle était penchée sur un large bureau en bois précieux, mais on devinait ses traits marqués qui la faisait paraître plus âgée que ce qu’elle n’était réellement. Elia lui donnait une trentaine d’année.
Comme elle ne prêtait aucunement attention aux personnes qu’elle avait reçues, le trio eut tout le loisir d’inspecter la salle. Pleine de lumière, elle était vaste et mettait en valeur son élément central : la chair richement ouvragée sur laquelle était installée Artemia. Les pierreries qui la constituaient brillaient de mille feux à la lueur du jour. Les murs étaient garnis de peintures représentant en majorité des paysages luxuriants, et de vitrines dans lesquelles Thomas put observer des géodes aux cristaux impressionnants.
– Ces trois jeunes gens ont été trouvés dans la forêt par nos chasseurs, expliqua la geôlière d’une voix mesurée. Ils ont dit être perdus.
Enfin, Artemia posa sa plume et leva la tête. Tout comme les autres Arvannes, son visage était décoré d’arabesques dorées sur les tempes et les paupières et même au ras de ses cils. Ses yeux de jais les détaillaient avec minutie comme le ferait un chasseur avant de dépecer sa proie.
– Qui êtes-vous ?
La voix avait un accent dur, imparable, elle fusa comme une flèche dans l’air.
– Comme nous l’avons dit à vos camarades, nous venons d’Érédie. Je m’appelle Elia Sorel, voilà Iris Tanner et Thomas Burcet, répéta Elia sous tension.
Artemia ne broncha pas, si ce n’est son regard qui augmenta d’intensité.
– Noaly, lâcha-t-elle sans cesser d’observer Elia. Laisse-nous.
Leur guide s’inclina rapidement et partit sans bruit. Elle avait été loin d’être cordiale, et pourtant, Elia se prit à regretter sa présence : ils se retrouvaient seuls face à Artemia et le jeune fille qui les avaient faits entrés.
– Vous n’êtes pas Érédits, décréta la cheffe. Vous connaissez Ramsovu, n’est-ce pas ?
Ils hochèrent la tête, non sans remarquer que contrairement à la dénommée Noaly, Artemia prononçait le nom de leur professeur avec mépris.
– Il nous a parlé de vous trois. Il disait que vous alliez peut-être venir et qu’il fallait vous amener à lui.
Elle marqua une pause, attendant une réponse qui ne vint pas. Ainsi, Ramsovu avait deviné qu’ils viendraient en Aether ?
– Encore l’une de ses expériences étranges, poursuivit-elle en guettant leur réaction. Il ne faut pas croire que vous êtes spéciaux, jeunes étrangers. Il prétend certaines choses de temps en temps pour distraire ces imbéciles de citadins, mais sachez que les Arvannes ne sont pas dupes. Nous ne nous laisserons pas embrigader par ses pures inventions. Alors n’essayez même pas de tenter de me convaincre qu’il a raison, suis-je claire ? dit-elle en s’avançant au-dessus de son bureau.
Iris, Elia et Thomas n’avaient pas tout compris à son discours. Comme d’habitude, il leur semblait qu’il leur manquait des clefs pour décoder les paroles des habitants d’Aether. Une seule idée en ressortait : Artemia voulait les impressionner pour les dissuader d’écouter Ramsovu.
– Nous voulons juste le retrouver, précisa Iris. Si vous pouviez nous prêter un moyen de transport, nous pourrions y aller maintenant…
La cheffe parut étonnamment rassurée par ces paroles.
– Ce serait risqué, contra Artemia en croisant les mains devant elle. Vous attendrez demain. Un Arvanne vous guidera. Et vous ne reviendrez pas.
À cet instant, l’un d’eux entra en trombe dans la pièce sans se donner autant de mal que Noaly pour être respectueux. Il avait dans les quinze ans, le teint olive et les cheveux bouclés d’un noir de jais. Comme tous ses pairs, il était tout de cuir sombre vêtu et une lame brillait à sa ceinture.
– Tu as dit à Noaly que je ne pourrais pas aller patrouiller ? prononça-t-il avec colère sans se préoccuper des témoins.
Toute la réserve d’Artemia fondit comme neige au soleil. Elle se leva brutalement et ses yeux lancèrent des éclairs. L’instinct de survie de Thomas lui hurlait de se mettre à terre tant qu’il en était encore temps, mais l’inconnu tint sa position.
– Je ne te permet pas d’entrer comme cela ici, Varaï, avertit Artemia. Nous en parlerons ce soir comme tel était prévu.
– Et c’était prévu que tu m’interdises d’y aller ? gronda le jeune homme.
– J’aurais préféré que tu le saches de ma bouche. Ce n’était pas le rôle de Noaly de t’en informer.
– Laisse Noaly en dehors de ça. C’est toi la responsable. J’ai tous mes droits concernant les patrouilles et tu le sais pertinemment.
– Tu n’as pas les mêmes droits que les autres lorsqu’il est question de se mettre en danger ! s’écria Artemia qui semblait perdre patience. Le Sud est un vrai guêpier en ces temps. Les intrus sont plus déterminés que jamais à nous prendre nos terres. Quant à toi, tu as des devoirs. Je ne veux pas en discuter maintenant.
– Moi non plus. Ma décision est prise et rien ne pourra m’empêcher de partir.
L’Arvanne sortit à grandes enjambées sans un dernier regard.
Artemia semblait bouillonner de l’intérieur mais sans vouloir laisser paraître quoi que ce soit.
– Syra, grinça-t-elle à l’intention de la jeune fille restée dans un coin. Amène ces trois jeunes gens à Noaly. Dis-lui qu’elle est en charge d’eux jusqu’à demain. Et fais venir Demetra et Hybalt.
Trop heureux de s’en être si bien sortis, le trio suivit la jeune Syra avec empressement.
Une fois qu’ils eurent retrouvé l’air extérieur, un poids semblait s’être envolé de leurs épaules. Un sourire était revenu sur les lèvres d’Elia et Thomas se retenait de sauter sur place.
– Je. Vais. Dormir. Dans. Un. Arbre !
– Ne te réjouis pas trop vite. Notre nounou est aussi ta geôlière préférée, remarqua Iris.
Syra murmura quelques mots que les trois amis ne comprirent pas tant elle parlait bas. Sans attendre une réponse de leur part, elle s’élança vers l’escalier.
– Elia, je crois qu’on a trouvé plus timide que toi !
– Il y a de quoi quand on bosse pour une femme comme Artemia, grimaça Thomas. Même moi, elle me réduirait au silence.
– Impossible !
Ils se lancèrent à la poursuite de la jeune fille qui avait dévalé le tronc transgénique et les attendait à son pied. Sans un mot, elle poursuivit sa route à travers la clairière encore bondée. Certains Arvannes contemplaient les trois ados avec curiosité. Ils hâtèrent le pas pour essayer de ne pas perdre leur guide de vue : pour une fille aussi frêle, elle était rapide.
Ils passèrent devant d’autres édifices en bois, en briques, en pierres, mais sur la terre ferme cette fois, découvrant un véritable village autour de l’arbre-immeuble.
Ils retrouvèrent Syra devant un long bâtiment en pierres de tailles, troué de larges ouvertures à intervalles réguliers. Il n’y avait pas de doute quant à la fonction du lieu : l’odeur du crottin y était omniprésente. Les écuries Arvannes étaient immenses : ce qu’ils voyaient n’en était que la façade extérieure. On devinait une vaste cour de l’autre côté, encadrée par des dizaines d’autres boxes.
Le trio fut bientôt entouré de chevaux de toutes les tailles et de toutes les couleurs : Iris n’en avait jamais vu autant dans un même endroit. Elle manqua de se faire renversée à plusieurs reprises par un cavalier et ce fut avec un soupir de soulagement qu’elle parvint aux côtés de Syra.
Celle-ci était en plein conversation avec Noaly dans l’un des boxes. La jeune femme pansait soigneusement la robe d’un étalon baie en écoutant Syra. Ce qu’elle racontait ne semblait pas lui plaire car elle fronçait de plus en plus les sourcils.
– Très bien. Tu lui diras que je passerai la voir demain.
– Et… Pour Varaï ? s’enquit Syra d’un air apeuré.
– Je me charge de lui, répondit Noaly avec fermeté. Vas-y, maintenant.
La jeune fille s’exécuta avec soulagement sans un regard pour le trio.
Leur ancienne geôlière était à présent concentrée sur son travail : face à une impressionnante selle ouvragée qui reposait sur un établi, elle s’appliquait à nettoyer le cuir avec amour.
– Noaly ? se permit Elia. Je crois que vous avez hérité de nous.
– C’est ce qu’il semblerait, en effet, acquiesça-t-elle en se passant une main sur son front. Je m’étonne d’ailleurs qu’Artemia vous laisse en liberté. Qu’avez-vous pu lui raconter ?
Elle les toisa avec moins d’animosité que de curiosité et les trois ados ne se sentirent pas obligés de répondre. Elle paraissait plus détendue, et beaucoup moins belliqueuse sans son couteau et sa lance.
– Oh, je ne tiens pas à ce que vous me résumiez votre vie. Je vous demande simplement de ne pas me raconter de mensonges, à l’avenir.
Iris s’apprêta à répliquer avec véhémence mais Noaly la coupa :
– Vous n’êtes pas Érédits : ça se voit comme le nez au milieu de la figure. À part toi qui pourrait y prétendre, ricana-t-elle en désignant Iris du menton. Tu as la même proportion à jouer les fortes têtes quand tu devrais t’en abstenir. Cela dit, vous n’êtes pas d’ici non plus. Si je n’avais pas toute ma tête, je jurerais que vous viendriez de… Mais c’est impossible.
Le trio rit sous cape : n’était-ce pas exactement ce qu’ils avaient pensé avant de débarquer en Aether sans trop savoir comment ? Ce mot avait alors disparu de leur vocabulaire.
– Nous ne confirmerons rien, déclara Elia avec un sourire. Nous ne tenons pas non plus à vous mentir.
– Tutoies-moi, je t’en supplie, balaya l’Arvanne d’un geste. J’ai l’âge d’être ta sœur, pas ta grand-mère.
Grisée par cette marque d’amitié, Elia afficha un grand sourire. Iris, elle, était moins bien disposée envers celle qui les avait capturés quelques instants plus tôt. Elle se méfiait de la capacité des Arvannes à changer du tout au tout de comportement à partir d’une décision d’Artemia. Le libre-arbitre existait-il dans ce pays ?
– On peut t’aider ? questionna Thomas avec avidité.
Depuis qu’ils étaient arrivés en Arvainnie, Iris l’avait vu prier pour que d’autres paires d’yeux lui poussent afin qu’il puisse tout observer. Elle le soupçonnait aussi de vouloir se cacher dans un arbre pour ne plus jamais en sortir.
– Puisque vous êtes là, vous n’avez qu’à m’aider à nettoyer ça.
Ses mains gantées désignèrent le matériel de chasse : dagues, poignards, lames plates, courtes et longues, il y en avait pour tous les goûts. C’était inhabituel pour le trio d’observer des armes blanches qui n’avaient pas la place dans un musée mais qui avaient déjà servi de façon plutôt récente.
Thomas s’en approcha avec avidité et Iris se promit de le tenir à l’œil.
– A ton service. On commence par quoi ?
Noaly lui mit dans les bras un flacon qui contenait du liquide transparent et plusieurs morceaux de feutrine. Il eut l’air d’un enfant le jour de Noël. Sous les yeux inquiets d’Elia, il s’empara de la lame la plus effrayante encore constellée de tâches écarlates.
– Fais attention de ne pas te couper, Burcet, recommanda Iris avec une moue désapprobatrice. Ce ne sont pas des couteaux à beurre.
Thomas lâcha un petit rire de serial killer qui fit pâlir Elia. Au contraire, cela parut amuser Noaly et Thomas en fut emplit de fierté. Il s’appliqua d’autant plus à astiquer les outils.
– Vous faites toujours tout ce que vous dit Artemia ? lâcha Iris sous les yeux effarés de ses amis.
À leur échelle, il ne leur était certes rien arrivé d’imprévu depuis bien longtemps. Noaly lui décocha un regard sévère et à la fois un peu démuni.
– C’est le principe d’une cheffe.
– J’ai bien compris mais pourquoi elle l’est ?
Noaly éluda la question.
– Tu as du toupet pour juger notre modèle politique après seulement quelques heures chez nous, lui fit-elle plutôt remarquer.
– J’en ai assez vu, je crois. Et si les gens doivent recevoir son approbation pour pouvoir sortir de chez eux, je crois que ce n’est pas le meilleur. Même toi en dirait que tu as peur d’elle.
Elia retint son souffle. Thomas était à deux doigts d’assommer Iris avant que Noaly ne le fasse elle-même.
– Ce n’est pas le cas, grinça celle-ci.
– C’est l’impression que tu donnais, répliqua Iris avec suffisance.
– Tu confonds peur et respect due à la fonction. Ce dont tu sembles être dépourvue.
– Merci.
– Ce n’est pas un compliment.
– Je le prends comme tel.
Noaly marmonna trois mots dans sa barbe que les adolescents ne comprirent pas.
– Comme tu n’es pas Arvanne, je vais m’efforcer de ne pas relever. Et à présent, si Thomas a terminé de jouer avec mes couteaux, nous allons pourvoir monter dîner.
Elia prit une discrète mais soulagée inspiration, Thomas déposa les poignards avec regret là où il les avait trouvés, et Iris, inconsciente de l’angoisse qu’elle avait provoquée chez ses amis, suivit Noaly l’air de rien.
– Au fait, je ne vous ai pas prévenu mais Varaï dîne avec nous ce soir, lança cette dernière.
Les trois ados hochèrent la tête non sans remarquer que le ton de Noaly avec lequel elle prononçait le prénom était empreint d’exaspération, de résignation et d’une pointe de fierté.
– Il a quelques désaccords avec Artemia, intervint Elia.
– En effet, répondit l’Arvanne avec un véritable sourire cette fois-ci.
– Et elle ne le met pas au cachot ? risqua Thomas en plaisantant à moitié.
Nolay éclata d’un rire moqueur.
– Pas Varaï. Le cachot est réservé aux étrangers.
Thomas se demanda si elle était sérieuse. Et si oui, si Iris allait y finir.
Quand ils parvinrent à la maison de Noaly, beaucoup moins grandiloquente que la demeure d’Artemia mais toute aussi impressionnante – le fait qu’elle soit dans un arbre y était pour beaucoup – le trio s’aperçut que Varaï les avait devancé.
Il était adossé à la porte et travaillait un morceau de bois avec une lame abîmée. À leur arrivée, il leva la tête et les détailla d’un regard inquisiteur. Quand Noaly croisa son regard, elle poussa un soupir et leva les yeux au ciel.
– Varaï, ça t’ennuierais beaucoup de me laisser ne serait-ce qu’une journée de répit ? questionna Noaly avec sévérité.
Le jeune homme ne lui répondit pas.
– Vous étiez chez Artemia, affirma-t-il plutôt. Et vous êtes invités chez Noaly, maintenant.
– Il semblerait, en effet, répondit Iris d’un ton ferme.
Varaï planta son regard dans le sien. Il n’était pas accusateur, simplement curieux.
– Qui êtes-vous ?
Iris en avait sérieusement marre, de cette question. Elle songeait à s’attacher une étiquette avec son nom, son prénom et sa situation sociale sur le front afin qu’on cesse de la lui poser.
– Des gens sympas, répondit Thomas avec un grand sourire. Je suis Thomas, voilà Iris et Elia. Et toi, tu es mon idole : vraiment, la façon dont tu as débarqué toute à l’heure, c’était très théâtral, j’apprécie. Tu l’avais travaillé, non ?
– Peut-être un peu, rit l’intéressé qui paraissait surpris du comportement de Thomas. Cela-dit, vous ne vous êtes pas mal débrouillés non plus. La plupart des gens fondent en larmes quand ils ont droit à un tête à tête avec Artemia.
– Je ne vois pas pourquoi, répliqua Iris. Il faut arrêter de la déifier, ce n’est qu’un être humain.
Varaï la toisa d’un œil sombre.
– Un être humain qui dirige notre pays.
– Laisse tomber, Varaï, conseilla Noaly. Iris ne comprend pas encore le concept de respect.
– Et elle est encore ici ? s’étonna-t-il.
– Oui, je te remercie, grinça Iris. Même si ce n’est pas mon vœu le plus cher.
– Rien ne t’empêche de partir, rétorqua Varaï.
Thomas et Elia échangèrent un coup d’œil paniqué. Et voilà, sans comprendre comment ils en étaient arrivés là, la situation déraillait. Une fois de plus.
– Si, riposta Iris en s’avançant d’un pas menaçant. Figure-toi que ta formidable dirigeante de pays refuse de nous laisser partir.
– Je n’ai jamais dit qu’elle était formidable.
– Ça suffit ! s’exclama Noaly. Nous allons dîner tous ensemble, que cela vous plaise ou non. Alors maintenant vous allez arrêter de vous disputer comme des putois, et entrer vous mettre à table c’est compris ?
Iris fusilla une dernière fois Varaï du regard, et poussa la porte d’entrée non sans le bousculer au passage. L’Arvanne croisa brièvement les yeux de Noaly.
– C’est elle qui a commencé, répliqua-t-il avec un sourire en prenant la suite d’Iris.
À l’intérieur, ça sentait les épices et les légumes grillés. Une belle tablée était dressée en plein centre d’une petite pièce bien éclairée par de nombreuses lanternes. Noaly s’effaça par une porte dissimulée et revint les bras chargés de plats fumants.
– A table, maintenant ! annonça-t-elle.
Le trio s’assit en observant, curieux, les mets qui constellaient la table. Des viandes juteuses, des légumes parfumés, les ados se rendirent compte que tout cela réveillait leur faim. Thomas se servit sans hésitation d’une jolie purée violette avant même que les Arvannes se soient installés
– Ta sœur commence à me courir, Noaly, grommela Varaï en s’affalant sur son siège.
Il avait sa place attitrée à la table de leur hôte, ne put s’empêcher de remarquer Elia.
– Je sais, soupira Noaly.
– Ta sœur ? répéta Thomas sans comprendre.
– Artemia, précisa rapidement la jeune Arvanne.
– Artemia est TA SŒUR ?!
– Oui.
– Pas de chance, commenta Iris.
Noaly l’ignora superbement.
– Tu pourrais y mettre du tien, reprocha-t-elle à Varaï. Tu sais pertinemment que ça la hérisse quand tu débarques chez elle. Tu contestes son autorité.
– Et moi ça me hérisse qu’elle me couve comme un enfant.
– Parce que tu ignores pourquoi ?
– Difficile de l’oublier, grinça Varaï en jouant avec son couteau.
Le trio suivait la joute verbale en oscillant entre les deux Arvannes comme à un match de tennis. Le sujet semblait avoir été maintes fois abordé, l’exaspération mutuelle des deux parties était palpable. Malgré tout, ils distinguaient l’affection qu’ils se portaient, semblable à celle d’un frère pour une sœur et loin des émotions qui circulaient entre Artemia et Noaly.
– Tu sais que si je pouvais faire quelque chose, je le ferais, soutint cette dernière d’une voix plus douce.
Elle se pencha légèrement en avant, la flamme d’une bougie donnait à son visage un aspect velouté.
– Varaï, sois prudent, je t’en prie, insista-t-elle.
Le jeune homme esquivait volontairement son regard, ses yeux cachés par ses boucles sombres, il continuait de tourner son couteau avec adresse. Lorsqu’il les leva, son visage était fermé, mais il hocha la tête.
Noaly ne parut pas satisfaite, mais elle poussa un soupir et s’enfonça dans sa chaise, l’air las. Elle esquissa un sourire et se tourna vers Elia.
– Excusez ces petites discussions de famille. Vous en avez bien trop entendues aujourd’hui.
– Vous êtes… hésita Elia, son regard allant de Varaï à Noaly.
– Parents ? Pas par le sang. Je suis le mentor de Varaï.
– Plus pour longtemps, rit Varaï.
Noaly lui sourit avec indulgence.
– Qu’est-ce que ça signifie ? s’enquit Thomas avec curiosité.
L’Arvanne parut heureuse de changer de sujet. Elle se redressa et entreprit d’expliquer :
– En Arvainnie, lorsqu’un jeune est en âge d’apprendre, un Arvanne plus expérimenté choisit de s’occuper de son éducation, jusqu’à ce qu’il soit autonome.
– De quelle genre d’éducation tu veux parler ? demanda Elia avec un coup d’œil pour Varaï qui les observait en silence.
– Toute sorte de chose : la chasse, le combat, l’escalade, l’art de parler en public, l’histoire de notre pays…
– Les bonnes manières ? intervint Iris avec sarcasme.
Varaï leva un sourcil.
– Trop facile, ricana-t-il.
– Entre autres, sourit Noaly. Il semble que j’aie échoué sur certains points.
Le repas se poursuivit dans une bonne entente. Les trois étrangers remarquèrent à peine que Varaï les étudia avec soin jusqu’à ce qu’ils se disent bonne nuit.
Voilà un chapitre bien rempli.
La découverte des Arvannes est sympathique. Et la situation évolue de manière intéressante avec la présentation de l'étrange trio que forme Noaly, Varaï et Artemia. On sent aussi que Thomas va avoir du mal à se faire accepter (surtout par Artemia), et c'est prometteur pour la suite. Quant à Iris et son irrespect (elle a bien raison ^^), j'ai hâte qu'ils apprennent qu'elle a un rang bien plus élevé que le leur (pour peu que Ramsovu ne les ait pas menés en bateau, ce qui serait inattendu, mais pas inintéressant).
On a une bonne vision de l'architecture Arvanne avec les descriptions (j'ai bien aimé l'idée de mettre des pierres précieuses dans leurs murs), je suis curieux d'en savoir plus sur leurs autres modes de vie. On sent aussi des tensions militaires aux frontières, mais je ne sais pas s'il s'agit d'escarmouche ou d'un plus grand danger.
La motivation de Thomas à rencontrer "son" peuple est palpable et on sent toujours les liens qui unissent le trio.
Bref sur le fond, c'est vraiment cool ^^ félicitations.
Pour la forme, c'est loin d'être mauvais, mais on sent que des tournures de phrases pourraient être simplifiées pour alléger, ainsi que certains mots en surplus retirés. (surtout que cela irait bien avec la légèreté agréable de ton écriture)
On retrouve par contre le même "problème" de rythme, à savoir des phrases souvent de la même taille et avec une structure très proche. Tu gagnerais surement à en couper certaines (quand il y a trop de "et" à la suite) ou à déplacer tes compléments au milieu des phrases plutôt qu'à les garder au début. Je ne sais pas si tu l'as déjà fait, mais relire le texte à voix haute est pas mal aussi. Surtout que parfois on travaille trop une phrase et on oublie qu'elle est dans un tout (désolé si c'est un peu bateau comme conseil).
Dernier point plus spécifique, tu utilises à la fois "la chef" et "la cheffe" (par oublie je suppose). Et si tu pars sur de l'écriture plus inclusive, à mon avis tu peux très bien écrire "la mentore".
En tout cas, ces chapitres sont toujours sympas à lire quand je veux me détendre un peu et c'est très chouette.
Bonne continuation !
Merci pour ton ressenti général : j'en suis très contente.
Je suis étonnée que tu sois si d'accord avec Iris. Je m'attendais à ce que les lecteurs en soient plutôt agacé. Mais tant mieux si ça suscite des réactions inattendues.
Heureuse aussi que ça te détende!
Je vais faire attention à ta remarque sur les longueurs des phrases, c'est intéressant.
Merci encore et à bientôt!