9. La fèsta de Bainac

Les tambourins avaient commencé à retentir dès l'aube. Les cris, les applaudissements, sans oublier ces affreuses cornemuses, ou plutôt les ancêtres des cornemuses, vrillaient les tympans de l'occupante, aggravaient un mal de crâne qui prenait racines dans ce rêve dont elle ne conservait toujours pas le moindre souvenir. L'oreiller qu'elle avait, alors, plaqué contre sa tête n'y avait rien changé, et la musique s'était insinuée par-delà le tissu et les plumes. Il devait être à peine neuf heures lorsqu'elle avait, à contre cœur, émergé de son avalanche de draps, pour prendre la direction de la salle de bain avec flûte en fond musical. On ne pensait jamais assez aux insomniaques, cette fange opprimée de la population. Au moment du café, moment sacré s'il en est, elle eut même droit à la chorale juste sous ses fenêtres. Mais pas la simple chorale de quartier, non celle qui chante en canon et en occitan. 

Elle avait bien tenté de penser à autre chose, de s'occuper la tête, mais vers midi, lorsqu'elle avait eu la bonne idée de mettre du Gojira à fond sur son téléphone, c'était Barbie qui avait fini par débarquer dans le salon, façon météorite pré-apocalyptique, en lui ordonnant de mettre fin à cette torture auditive. Dans un premier temps, elle avait pensé qu'elle lui parlait de la fanfare médiévale et avait tenté de lui expliquer qu'elle n'avait pas les pleins pouvoirs sur le village, mais bizarrement, il s'avérait que Blondie ne goûtait que très peu le Death Metal. Elle préférait la chorale des septuagénaires du village. Soit. Cette fille n'avait aucun goût, puisque même Sir Elton John n'avait pas trouvé grâce à ses yeux, la veille. Résistant à son envie première de lui pourrir l'existence en augmentant encore un peu le volume, Astrée préféra se débarrasser de cette présence nuisible en faisant taire son téléphone, laissant, de ce fait, les tambourins réintégrer l'espace sonore. 

Enfin seule, elle avait fini par se sustenter d'un sandwich très approximatif, perchée sur le rebord d'une des plus hautes fenêtres de la Gentilhommière. Un oeil sur les festivités, elle se remémorait l'époque où elle avait adoré ça.

Dans un autre contexte, elle s'était volontiers prêtée au jeu. Elle avait enfilé robe et coiffe, mais le plus souvent, haut-de-chausses et large culotte. Elle avait aimé ces réjouissances, elle y avait pris part, décevant tout le monde chaque fois qu’elle avait refusé le rôle de la baronne au profit de celui du baron. Elle avait joué, dansé, festoyé, et même tournoyé... Il s'agissait d'une tradition locale, des fêtes qui s'étendaient sur plusieurs semaines et avaient le don d'attirer des nuées de touristes. Parce qu'à Beynac, tout ou presque était resté en l'état depuis le XIIIème, il était si simple de se retrouver projeté dans un lointain passé, sans avoir à fournir le moindre effort d'imagination. Ce n'était plus les gens en costume d'époque qui faisaient tâche, c'était les autres, tous les autres, ceux qui avaient eu le mauvais goût d'enfiler un jean. Les villageois passaient tout l'hiver à se confectionner de somptueux costumes qui feraient leur fierté lorsque, fin juillet, ils transformeraient Beynac en faille spacio-temporelle. 

Et justement, fin juillet était là, et avec lui ces couleurs et blasons qui s'affichaient où que l'œil se portait. Ses couleurs. Son blason. Symbole d'une famille qui avait perdu tout prestige et s'apprêtait à céder les dernières miettes au plus offrant. Pas de quoi se réjouir, donc, et encore moins apprécier l'hommage rendu par tout un village. Mais avait-elle seulement le choix ? Cela faisait bien trop longtemps qu'elle demeurait cloîtrée entre ces murs. Si les habitants s'étaient montrés suffisamment respectueux pour ne pas trop la déranger, avec les fêtes, il en serait tout autrement. Elle se devait d'y faire une apparition, et plus tôt ce serait chose faite, plus tôt elle pourrait réintégrer son isolement volontaire.

 

*

 

La mèche de droite par-dessus celle du milieu, puis celle de gauche par-dessus celle de droite devenue celle du milieu. C'est le mantra que se répétait, tout bas, la petite voix dans son dos. Une toute petite voix armée de tout petits doigts qui sévissaient avec dextérité dans sa chevelure libérée. Une jambe étendue en travers du banc, et l'autre se balançant dans le vide, Astrée se laissait faire docilement. Du bout des doigts, elle piochait distraitement dans une assiette quelques croquants du Périgord, sorte de biscuits secs aux amandes dont la région s'était fait la spécialité. La musique battait son plein, la fête aussi, et finalement, ce n'était pas le calvaire qu'elle s'était imaginé. La touffeur de la journée avait cédé place à une brise rafraîchissante et légère, qui faisait onduler les lampions dont l'esplanade avait été habillée. De longues tables alignées suivaient le tracé au dessin ancestral, un rectangle assez approximatif de plusieurs centaines de mètres carrés, tandis que le centre était réservé à la musique et la danse. Le tout éclairé par les seuls lampions et quelques bougies disposées sur les tables, offrait une atmosphère particulière, à la fois festive et bizarrement apaisante.

À moins que ce dernier point ne soit dû qu'à la petite et entêtante voix dans son dos, ainsi que la douce pression que chacun de ses gestes exerçait sur son cuir chevelu. Un délice. Et maintenant qu'elle avait cessé de tresser, elle s'appliquait à glisser des fleurs, extraites et volées des bouquets agrémentant les tables, dans sa création capillaire. Un deuxième spécimen miniature avait pris place entre les jambes de la jeune femme et, accoudé à la table, organisait une course de figues sur la nappe en lin beige. Visiblement, la plus petite des figues menait la course et accusait l'autre de s'être trop empiffré devant la télé. Rose et Jules, respectivement six et quatre ans, les petits-enfants de Jeanne. Pendant que cette dernière s'occupait de la pitance, et que leurs parents faisaient Dieu sait quoi, Astrée s'était portée volontaire pour les occuper. Ça ne la dérangeait pas le moins du monde, ainsi elle avait une bonne excuse pour faire banquette, et, il fallait bien l'avouer, ce duo n'était pas sans lui rappeler son frère et elle au même âge. 

Qui plus est, sa position avait tendance à susciter une forme de pitié chez les autres adultes qui n'avaient de cesse de lui apporter victuailles et de s'enquérir de son bien-être. Avait-elle besoin de quoi que ce soit ? Souhaitait-elle un peu plus de croquants ? Un verre de vin, peut-être ? Si bien qu'elle en avait pris la mauvaise habitude, désormais, et une fois son verre vide, se retrouvait à l'agiter dans son dos en attendant qu'on s'empresse d'y faire couler un peu de Cabernet-Sauvignon. 

C'était exactement ce qu'elle était en train de faire, d'ailleurs, le bras s'étirant loin derrière elle, tandis qu'elle gardait un œil sur Jules dont la grosse figue tentait d'étouffer l'autre, lorsque le verre lui échappa des doigts. Elle ne l'avait pas lâché, pas plus qu'il ne s'était fracassé sur la pelouse, non, on le lui avait bel et bien ôté de la main. Pour la resservir plus aisément ? C'est ce qu'elle avait pensé, dans un premier temps, mais puisque son verre tardait à revenir, elle finit par douter de cette théorie et inclina la tête en arrière pour s'informer de l'identité du voleur de verre.

Qui d'autre que lui, évidemment ? En matière de pourrissage de vie, il était passé maître. La tête renversée, elle ne discernait que le haut de son visage, le reste étant caché derrière le gobelet dont il liquidait la fin de contenu. Génial, un nouvel adjectif à ajouter à la collection : sans-gêne.

— Mon verre ! se plaignit-elle, la tête toujours renversée.

— Oh, c'était le vôtre ? s'enquit-il en penchant la tête à son tour afin de rétablir une sorte d'équilibre. Et moi qui pensais que vous faisiez preuve d'hospitalité pour une fois.

Bien. Il lui faisait des reproches, désormais. Il la menaçait de la jeter du haut de la falaise et se sentait autorisé à se plaindre de son manque d'entrain à son encontre ?

— Je peux m'asseoir ? ajouta-t-il, imperturbable devant l'hostilité clairement affichée par la jeune femme.

— Non ! s'entendit-elle répondre sèchement.

Astrée se dépêcha de redresser la tête pour ne plus lui offrir que son dos, ou une partie de son dos. Il n'eut même pas à demander pourquoi, puisqu'elle s'empressa d'ajouter : 

— C’est la table des enfants, les plus d'un mètre soixante ne sont pas autorisés. Et vous êtes clairement plus grand que ça.

Pourquoi n'allait-il pas retrouver Barbie ou mieux encore, pourquoi ne retournait-il pas se terrer à la gentilhommière ? N'était-ce pas ce qu'il faisait à longueur de journée ? C'était même assez étrange et saugrenu de le surprendre ici. Suffisamment pour, qu'à cette simple pensée, Astrée se retourne vers lui, sourcils froncés, ouvertement perplexe quant à cette vision de lui dans un tel décor.

— C'est ton frère ? perça la petite voix dans son dos. 

Présence qu'elle avait totalement occulté avec l'arrivée du Captain Igloo. Elle eut à peine le temps d'émettre un « non », que Rose enchaîna : 

— Ton mari, alors ?

— Quoi ? Non ! Jamais de la vie ! explosa la jeune femme les joues en feu. 

Un cri du cœur qu'elle tenta de modérer aussitôt, ne souhaitant pas paraître insultante en plus d'inhospitalière. 

— Je suis trop jeune pour être mariée.

— Ma tata elle est vieille comme toi, Astrée. Elle est mariée avec tonton depuis avant que j’suis né, annonça un Jules en pleine dissection de figue.

— C'est qui, alors ? demanda sa sœur d'un ton trop mâture pour son jeune âge.

— Je suis son locataire, vient-il, bizarrement, à son secours.

— C'est quoi un locataire ? poursuivit Rose, imperturbable, en plantant un bourgeon dans la tignasse de la jeune femme.

— C'est une flaque ! trancha son frère, laissant les deux adultes interdits, échangeant un premier regard spontané pour l'occasion. 

Devant le silence qui s'ensuivit, le petit garçon délaissa ses fruits écrasés pour se tourner vers eux, et s’expliquer : 

— De l'eau qu'est à terre, c'est une flaque, non ?

Voilà qu'il doutait de lui. Il fronçait un seul sourcil, affichait une expression apeurée sur son tout petit visage. Il craignait d'avoir dit une bêtise. Une attitude qui fit naître un élan de tendresse chez la jeune baronne qui, d'un mouvement doux, vint déposer un baiser sur la petite tête blonde.

— C'est exactement ça, mon Jules. Ce monsieur est ma flaque.

Un large sourire aux lèvres, elle dirigea ces dernières jusqu'à la tempe de l'enfant, puis le relâcha pour que, victorieux et fier, il s'en retourne s'amuser avec ses jouets de fortune. Rose, quant à elle, demeurait plus perplexe, et s'apprêtait à se lancer dans un contre-argument lorsqu'une autre voix la fit taire. Une voix haut perchée et nasillarde, une voix qui s'accompagna d'une fine main glissant sur une épaule masculine.

— Soïa...

Sa voix roucoulait. Comment une voix pouvait-elle roucouler ? Ni suave, ni sensuelle, juste profondément agaçante. Astrée était-elle la seule à la percevoir de la sorte ? Tout en elle lui inspirait une profonde antipathie, de sa voix à sa grotesque tenue pour ce genre d'événement. Une antipathie réciproque aux vues du regard que cette dernière lui lança en découvrant qui retenait ainsi son prince charmant. Astrée tenta bien un petit signe de main en guise de bonjour, totalement ironique, mais la blonde se contenta de détourner les yeux pour les reporter sur l'homme glaçon.

— Allons-y, trancha-t-elle tandis qu’elle glissait son bras autour d'un biceps masculin.

Elle ne lui offrait d'autre choix que de la suivre, puisqu'elle avançait, déjà, dans la direction opposée à cette tablée. Un dernier regard envers Astrée, un regard étrange qu'elle n'aurait su retranscrire, entre soulagement et agacement, et il lui emboîta le pas pour disparaître dans la foule de danseurs.

— Il est super bizarre, ta flaque, annonça Rose qui reprenait son atelier coiffure.

— En effet, renchérit Astrée.

Elle s'arracha à la contemplation d'un dos pour reporter son attention vers son... Oh... 

— Et il est parti en embarquant mon verre !

 

*

 

Quelques instants plus tard, ce fut au tour de Jeanne de faire son apparition. Son tablier tâché en divers endroits, et sa coiffe ne la différenciait pas beaucoup de d'habitude. Une assiette creuse dans une main, un verre plein dans l'autre, elle avançait en leur direction sans pour autant parvenir à détacher son regard de la foule dansante. Sa robe d'un beau bleu pâle tombant droit jusqu'à ses sabots dissimulait bien mal son embonpoint rehaussé par le tablier accroché à ses hanches. Elle avait dû passer des jours et des nuits à coudre sa tenue qui, pourtant, n'était pas celle d'une noble dame. Jeanne était peut-être la seule personne présente à s'enorgueillir de sa condition. Elle ne cherchait pas à jouer un rôle qui n'aurait pas été le sien en s'affublant d'un costume trop richement paré. Astrée ne comptait plus le nombre de nobles d'un jour, qui festoieraient jusqu'au petit matin dans leur tenue d'apparat.

— Eh bien, Monsieur Taciturne se serait-il radouci ? demanda la vieille matrone.

Elle déposa une gamelle pleine d’enchaud sous le nez d’Astrée, cette spécialité de la région, à base de viande de porc piqué d'ail le tout accompagné de salade et de pommes de terre rissolées. Combien de temps avaient-ils consacré à préparer ce festin pour autant de monde ?

— Mange, t'es trop maigre ! ajouta-t-elle devant le regard lancé par la jeune femme au plat qu'elle venait de lui servir.

— Je me suis déjà empiffré de croquants, je n'ai plus très... commença Astrée en repoussant l'assiette avant de se rappeler la première intervention de la grand-mère. Attends, comment tu sais qu'il s'agissait de lui ?

— J'ai un très bon angle de vue depuis mes marmites. 

Jeanne désigna le coin où d'autres femmes du village s'activaient encore, servant la foule de touristes en costume ou non, qui leur tendait des assiettes vides avec impatience.

— Non, je voulais dire comment tu as su que c'était lui et pas quelqu'un d'autre venu me saluer ?

— Tu veux dire malgré ta description très précise et Miss Jovialité qui s'interpose ?

Le sourire complice qu'elle lui lança lui fit immédiatement regretter d'avoir passé plusieurs heures en sa compagnie, dans l'après-midi, surtout en ayant connaissance de cet art délicat dont elle maîtrisait toutes les ficelles : inciter à la confidence. Jeanne savait écouter. L'air de rien elle amenait les gens à lui parler, à s'en ouvrir à elle. Peut-être était-ce sa bonhomie, ou bien sa rapidité d'analyse, mais le résultat était toujours le même, on s'épanchait sur son épaule, on révélait ce qu'on ne pensait même pas savoir. Evidemment, elle promettait de ne jamais rien répéter à qui que ce soit, mais qu'en serait-il lorsqu'on lui poserait des questions ? Parviendrait-elle à retenir sa langue ? Dans un si petit village, les sujets de conversation se faisaient rares, alors pensez, la petite baronne et son si désagréable locataire... Tout un programme en plusieurs épisodes !

— Et puis, je connaissais déjà sa cara ¹... poursuivit la vieille femme en se faisant une place aux côtés de son petit-fils. 

Et devant le regard perdu que lui lançait Astrée, elle jugea bon de préciser : 

— Il est venu au bureau de Poste, il y a quelques jours. D'ordinaire c'est la mularde ² qui s'en vient nous gratifier de sa bonne humeur communicative, mais ce jour-là, le bonhomme est venu seul. J'te l'avais pas dit ?

Non, non elle avait dû omettre ce si léger détail lorsque la jeune femme se plaignait de ce type, en long, en large et en travers, et des complications qu'ils représentaient, lui et sa bimbo de luxe.

— Quoiqu'il en soit... reprit-elle en faisant glisser quelques mèches blanches échappées de sa coiffe. Il n'avait pas vraiment l'air de chercher à t'éviter.

— Il voulait juste me piquer mon verre de vin, rétorqua-t-elle, s'empressant de se rappeler la présence du nouveau verre plein apporté par Jeanne.

— Oui, je suis sûre que c'est ton gòt ³ de vin qu'il a cherché d’l’agach ⁴ à travers la foule pendant deux bonnes minutes en arrivant, se moqua-t-elle. C'est d'ailleurs pour ce même gòt de vin qu'il s'est déplacé jusqu'ici, lui qui n'était pas sortit de ses nâoutours ⁵ jusqu'à cette semaine.

— Faut dire qu'il est vraiment bon, ce vin, répondit Astrée à défaut d'avoir quelque chose à opposer au dernier argument de la vieille femme. 

Et, joignant le geste à la parole, elle s'empressa de finir son verre d'un simple trait.

Le regard sévère de la septuagénaire pesa de tout son poids sur la frêle silhouette, jusqu'à ce qu'un soupir laisse échapper son trop plein de frustration. Non, Astrée ne jouerait pas le jeu, Astrée n'avait que faire de ce que pouvait fantasmer la vieille matrone au sujet des intentions de cet homme. Astrée savait, elle avait lu dans ses yeux. Et bien que tout soit encore un peu brouillon, elle n'avait aucun doute, il ne nourrissait pas une once de romantisme à son égard. Au contraire, elle le dérangeait, elle l'agaçait, elle le mettait en colère rien qu'en existant, semblait-il. Ça n'expliquait rien, mais cela permettait, déjà, de mettre de côté toutes les théories romantico-grotesques de Jeanne. 

Consciente qu'elle n'en obtiendrait pas davantage, cette dernière opta pour une approche différente, et tendit le bras pour caresser, du bout des doigts, l'une des tresses qui partait des tempes de la jeune femme pour aller se perdre dans son dos.

— Je regrette que tu n'aies pas voulu enfiler ta robe, mais je dois bien avouer que cette coiffure est très jolie.

— Tu aimes, Mamai ⁶ ? s'empressa de s'enquérir l’enfant avec une fierté à peine dissimulée.

Cela faisait presque une heure qu'elle opérait sur la chevelure d’Astrée. Elle avait tiré, divisé, tressé et fleurit, créant six fines tresses parfaites. Elles allaient des tempes jusqu'au-dessus de l'oreille, et se rejoignaient sur la nuque pour n’en former plus qu'une dans laquelle fleurissait tout ce que la table avait jadis compté de décoration florale. Astrée ne pouvait observer le résultat, mais Jeanne n'étant pas la première à s'arrêter pour s'extasier, elle se doutait que l'enfant avait son futur métier au bout de ses petits doigts.

Après avoir vigoureusement félicité sa petite fille, Jeanne revint à l'essentiel, à ce qui l'inquiétait le plus, à savoir Astrée elle-même. Une petite baronne qui ne paraissait guère dans son assiette, s'alimentant peu, s'intéressant peu, et continuellement perdue dans la contemplation de son verre.

— Tu devrais y aller doucement avec le vin, il tape fort, celui-là, tenta-t-elle de la mettre en garde.

— J'y suis habituée, mentit l'autre.

Observer son père sombrer dans l'alcool n'avait pas fait d'elle une experte du domaine, ni n'avait renforcé son endurance. Mais puisqu'il s'agissait de son unique échappatoire du soir, elle refusait qu'on l'en prive. Toute la soirée elle n'avait fait que forcer des sourires auprès de tous ces gens, tous ces visages, ces mains qui s'en venaient se poser sur ses épaules, joues, cheveux. Ils saluaient le retour de l'enfant prodigue, et s'informaient, au passage, de la bonne santé de ses parents. Evidemment, ils ne savaient pas. Comment pourrait-il en être autrement ? Et puisqu'elle ne souhaitait pas gâcher la fête, elle se contentait d'hocher la tête en leur assurant que tout le monde allait pour le mieux, avant de s'enfiler une nouvelle gorgée de vin pour faire passer le goût âpre du mensonge.

La musique avait cessé un instant, et la jeune femme reposa son verre pour applaudir, par automatisme, la foule des danseurs dont elle n'avait pas observé le moindre mouvement. Elle tournait le dos à la piste, n'ayant de visibilité que sur le reste du paysage, au-delà des festivités. Aussi ne vit-elle pas approcher l'homme, et sursauta lorsque la main se déposa sur le haut de son bras.

— Dame Astrée... la salua la voix bourrue en entrant dans son champ de vision.

— Capitaine ? s'étonna-t-elle peinant réellement à remettre l'homme sans son fidèle uniforme. 

Il l'avait troqué au profit d'une chemise ample bouffant de son pantalon pourpre lui-même rentré dans des bottes toutes aussi larges. Un simple gilet par-dessus la blouse ouverte sur le devant, laissait entrevoir un poitrail velu. Son bonnet rouge sur sa calvitie et le capitaine n'était plus que simple paysan. Bluffant.

— Une Volte Gaillarde, annonça-t-il comme si cette simple évocation expliquait cette main offerte et tendue vers elle.

— Non, Capitaine, je ne dan...

— Taratata ! la coupa-t-il. Je ne veux pas entendre de non. On manque de danseurs chevronnés pour montrer à tous ces parigots ce qu'est le réel talent !

Il avait refermé ses doigts sur les siens, et ne se laissait pas attendrir par les divers arguments dont elle l'accablait. Elle aussi était parisienne. Elle n'avait plus dansé ça depuis des siècles. Elle ne savait plus comment faire. Ou encore, elle était tellement maladroite, l'entraîner sur une piste de danse pouvait relever du crime contre l'humanité.

— Tu n'es pas et ne sera jamais une parisienne, lui rétorquait-il en l’entrainant vers la piste, Rose dans leur sillage. Et la volte, c'est comme le vélo, ça ne s'oublie pas !

Pourvu qu'il dise vrai ! Elle avait certes appris lorsqu'elle était enfant, et s'était révélée passablement douée, mais... N'est-on pas doué en tout lorsque l'on est gamin ? Se souviendrait-elle seulement des pas ? Les paumes moites, elle en laissa une dans celle du capitaine, et glissa l'autre dans la petite main d'une Rose enchantée. Elle aurait pu se rassurer en se disant que si une enfant de six ans ne semblait pas avoir peur, il n'y avait aucune raison qu'elle soit terrifiée par cet exercice, mais puisque les gamins sont doués pour tout ! Et terrifiée, elle l'était, bêtement, tandis que les tambourins, violons et cornemuses entamaient leur symphonie dissonante d'un autre âge. Elle tenta de raisonner son palpitant, et se laissa entraîner. 

Deux pas à droite, on lève les bras, deux pas à gauche, on lève les bras. Simple. 

La majorité des danseurs étaient en costume d'époque, mais à mesure que la danse progressait, la ronde grossissait de touristes plus ou moins désinhibés par la boisson qui coulait à flot depuis de nombreuses heures désormais. Astrée, elle, n'avait clairement pas assez bu. 

Deux pas à droite, on lève les bras, deux pas à gauche, on lève... Ha non, on saute. 

Rapidement, plus rapidement que prévu, les automatismes lui revinrent, et les pas s'enchaînèrent sans qu'elle n'ait plus à y penser. 

Deux pas à droite, on pivote, deux pas à gauche, et on saute. Et puis on enclenche la rotation de la ronde. Pied droit en avant, pied gauche en arrière, pieds joints. 

Rose riait aux éclats à chaque saut. Entourée de deux adultes, elle décollait du sol et, définitivement, aimait vraiment ça. Du moins, jusqu'à ce qu'elle repère sa copine, de l'autre côté de la ronde, et décide de piquer un sprint pour la retrouver, profitant de la diversion offerte par un instant où chaque danseur devait faire un tour sur lui-même. Astrée ne remarqua sa désertion qu’au moment où sa main en rencontra une autre, bien trop grande et forte pour être celle de l’enfant. Instantanément la chaleur électrique se répandit de sa paume jusqu'à son bras et affuta ses nerfs.

— Tuez-moi ! grinça-t-elle entre ses dents.

 

 

 

 

¹ « Cara » visage en occitan. ² « Mularde » terme insultant désignant, à l’origine un canard à gaver en patois périgourdin. ³ « gòt » un récipient pour boisson en occitan. ⁴ « l’agach » le regard en occitan. ⁵ « les nâoutours » les hauteurs en patois périgourdin. ⁶ « Mamai » Mamie en patois périgourdin. 

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Morgane64
Posté le 20/03/2021
Je suis d'accord avec Belette, le rythme est bien, entre l'ambiance de la fête (j'ai beaucoup aimé l'idée que les villageois costumés ne dépareillaient pas dans un village restés intact, et que c'était au contraire les touristes qui faisaient tache, c'est vraiment bien). Et l'humour vient ponctuer ce moment, rendant plus légères les pensées d'Astrée. Très bien !
Je t'ai noté des petites coquilles juste après :
salle de bain avec flûte/tardait revenir
OphelieDlc
Posté le 26/03/2021
L'inspiration du village en fête avec les touristes complètement anachroniques, c'est totalement inspiré par le Pays.

Merci pour ton retour, et je file corriger les coquilles !
Belette
Posté le 12/11/2020
On alterne entre les ruminations d'Astrée et des dialogues amusants, entre tension et euphorie de cette fête de village, c'est vraiment très sympa comme rythme. Ca rend ton chapitre très dynamique et en même temps ça te permet de dire plein de choses très différentes.

Si j'avais juste un bémol ce serait concernant le vocabulaire de Jeanne. C'est super sympa de caser des mots périgourdins, mais il y en a presque trop dans ses phrases-là, ça a un peu haché ma lecture parce qu'il fallait que je scrolle toutes les deux lignes pour aller voir la signification. Je garderai Mularde (parce qu'il est vachement drôle", gòt, nâoutours et Mamai, mais essaie d'alléger un peu peut-être.
Et puis, par expérience, puisque j'habite juste à côté du Périgord et que ma grand mère est EXACTEMENT comme cette Jeanne, c'est plus disséminé que ça les expressions locales. Mais après c'est un avis personnel, c'est toi qui décide ;)

Ce n'est qu'un détail, sinon j'ai vraiment adoré ce chapitre, c'est l'un de mes préférés pour l'instant. ;) Et l'autre iceberg (d'ailleurs j'admire ta capacité à lui trouver toujours plus de surnoms sans jamais te répéter, c'est hilarant) qui se pointe comme de par hasard... ça promet une danse pour le moins intéressante !
OphelieDlc
Posté le 13/11/2020
Merci !! Sincèrement merci ! Parce que le patois de Jeanne est un gros point d'interrogation à mes yeux. Ce personnage est librement inspiré de ma propre grand-mère dont on ne comprenait qu'un mot sur deux. Mais puisque cette dernière parle le basque, j'imagine que c'est un tantinet différent des patois régionaux. Et puisque je maîtrise que très peu le patois du Périgord, c'est une prise de tête colossale à chaque fois que Jeanne ouvre la bouche.
Du coup, dans le chapitre 11, j'ai limité le patois en suivant tes conseils. Pourras-tu me dire ce que tu en penses ? D'autant plus que tu as l'expérience qu'il faut avec ta propre "Jeanne". Tu es la Belette de la situation ! :))
(Et dans le 11, je ne mettrais pas de glossaire, parce que je pense que si patois il y a, il faut qu'il reste compréhensible, même si c'est parfois seulement le contexte de la phrase qui aide à la compréhension)
Belette
Posté le 13/11/2020
Pour le patois, ce qu’on peut faire si tu veux c’est que je te fais une liste des expressions que j’ai entendu couramment dans le patois périgourdin (ma grand mère est limousine mais ça reste proche) ou d’expression qui me viennent et je te les poste sur ton JdB ?
Ahah si ça peut d’aider, ravie d’être une Belette utile ! ;)
Yes, je te dirais ça !
OphelieDlc
Posté le 13/11/2020
Ah mais oui, avec grand plaisir !
Merci pour ton aide, Belette ! :))
Notsil
Posté le 04/11/2020
Coucou !

Difficile de trouver du temps pour lire avec le Nano ^^

J'ai beaucoup aimé ce chapitre très festif, et les incursions de plus en plus fréquentes de M. Taciturne ;)

J'ai vu 2-3 fautes :

"elle y avait prit part, décevant tout le monde chaque fois qu’elle avait refusé le rôle de la baronne au profit de celui du baron." -> pris ?

"et, accoudé à la table, organisait une course de figues sur en lin beige." -> je pense qu'il manque des mots à la fin (une nappe ?)

"Eh bien, Monsieur Taciturne se serait-il radoucit ?" -> radouci ?

Pauvre Astrée, elle essaie de faire bonne figure mais c'est difficile ^^ Heureusement qu'elle a Jeanne et le gendarme pour la forcer à aller s'amuser. La dernière phrase est une tuerie, ça va encore faire des étincelles !

J'aime que tout le monde ou presque la voit casée avec l'autre bonhomme, et je me demande comment va se passer la danse, du coup :p
OphelieDlc
Posté le 05/11/2020
Diantre ! Que de fautes sur ce chapitre ! Et dire qu'une bonne truelle avait déjà fait l'objet d'une correction. Comme quoi, les nuits blanches d'écriture ça n'aide pas !
Je vais vite éditer tout ça ! Merci !!

Bon Nano, Notsil ! ;)
Merci pour ta lecture et ton oeil de lynx.
Vous lisez