Un silence lourd et sidéré régnait dans l’habitacle. Les mains de Cole étaient crispées sur le volant, Lester se tenait immobile sur le siège passager et regardait droit devant lui. Quant à Léonie, qu’ils avaient récupérée avant de quitter Richmond, elle remuait nerveusement sur la banquette arrière. De temps à autres, le conducteur lançait un regard rapide et toujours sidéré en direction de Lester.
— T’es sérieux Enfield ? Tu viens de nous exfiltrer façon commando. Tu nous dois des explications.
— Tourne à gauche, dit Lester sans quitter la route des yeux.
— C’est pas la direction de Teddington, protesta Cole.
— J’ai dit tourne à gauche.
Il n’ajouta pas "exécution" mais sa voix le suggérait si fort que le conducteur activa son clignotant gauche et quitta la route principale. Ils en étaient à leur troisième "détour insensé", comme Cole les appelait. Ils n’avaient rien d’insensés. Cependant, même Léonie commençait à demander des explications.
— Tu vas nous dire ce qui se passe à la fin ? lança-t-elle en se penchant entre les deux sièges avant. Tu sais d’où venait ce coup de feu ?
— Il venait des toits, répondit Lester sans se retourner. Mais il nous visait.
— Ou peut-être qu’il ne visait que toi, suggéra Cole d’une voix nerveuse. Bon sang, dans quelle merde tu t’es fourré ?
Lester lui-même ne pouvait pas le prouver, mais il savait que son collègue avait raison. Cette balle lui avait été destinée.
— Aucune, dit-il sans avoir l’impression de mentir. Du moins, pas que je sache.
— Tous ces détours, c’est pour brouiller notre piste ? lâcha soudain Cole dans un éclair de lucidité. Oh pardon, la tienne.
— Pour la deuxième fois, je n’ai rien fait qui justifie ce qui vient d’arriver. J’ignore s’il a tenté de nous suivre, mais je préfère prendre des précautions. Tu peux reprendre la route de Teddington maintenant.
Cole quitta la petite route cabossée pour rejoindre un axe plus fluide. La plupart du temps, il gardait les yeux sur la route, mais les regards en biais qu’il lançait à Lester suggérèrent qu’il avait encore des choses à dire.
— Comment t’as fait ? demanda-t-il après un instant de silence.
— Comment j’ai fait quoi ?
— Par où je commence ? Déjà, comment tu as su que le tir allait nous arriver dessus plusieurs secondes avant le coup de feu ?
— J’ai vu le tireur sur le toit.
— Ouais, admettons. Comment t’as fait pour me maintenir contre ce mur ?
Léonie haussa un sourcil perplexe.
— Tu as plaqué Cole contre un mur, Lester ?
— Il aurait été assez stupide pour se mettre à découvert.
— Avec un seul bras ! insista le concerné en lançant un regard à Léonie. Et j’avais du mal à respirer. Pendant un instant, c’était comme si… je sais pas, comme si t’avais eu la force de dix hommes.
À travers le rétroviseur intérieur, Lester vit l’expression de Léonie changer. La perplexité et le doute s’insinuèrent sur ses traits, comme si elle venait de réaliser quelque chose. Le vampire s’en méfia, et opta pour la solution la plus facile : le déni.
— Oh, ça… Ce sont des symptômes de l’état de choc, Burman. Après t’être presque reçu une balle en pleine rue, qui pourrait t’en vouloir ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire que tu avais l’impression d’employer toute ta force, alors que ce n’était pas le cas. Je t’assure que je t’ai à peine senti lutter. Il est aussi normal d’expérimenter des difficultés respiratoires dans ce genre de situation.
Cole le dévisagea dangereusement longtemps ; Léonie s’inquiéta de la trajectoire de la voiture tandis que le conducteur ouvrait et fermait la bouche comme un poisson hors de l’eau en cherchant des mots assez forts pour exprimer son désaccord.
— Tu te fous de moi ? T’es docteur ou quoi ?
— Non, juste renseigné. Tourne à droite.
Cette fois, l’indication de Lester correspondait à la route de Teddington. Cole avait simplement failli passer tout droit au croisement. Ils se garèrent dans la rue, en face de la maison prise en sandwich entre les deux grands immeubles rouges. Léonie proposa à Cole de rentrer, mais ce dernier déclina et ne fit que les déposer. Avant de redémarrer cependant, il ouvrit la vitre de sa portière et appuya son coude sur le bord.
— Eh, Enfield.
Lester s’arrêta et se retourna, attendant silencieusement que Cole s’exprime.
— Merci. Pour tout à l’heure. Je sais pas ce qui s’est passé, mais je serais peut-être plus là pour me le demander si t’avais pas réagi.
Après toutes les questions et la méfiance de son collègue, il ne s’était pas vraiment attendu à de la gratitude. Ces mots le touchèrent sans doute plus qu’il ne l’aurait voulu. Après un signe de tête adressé à Cole, Lester se détourna et suivit Léonie à l’intérieur de la maison.
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La jeune femme déchargea littéralement ses affaires dans l’entrée, puis s’écroula sur le canapé du salon. Son ami s’approcha et la couvrit d’un regard inquiet.
— Tout va bien ?
— Non, tout ne va pas bien. Tu t’es fait tirer dessus ! Comment tu peux rester aussi calme ?
— Il n’y a eu aucun blessé.
— Par miracle ! s’écria Léonie en levant les bras en l’air. C’est vrai ce que tu as dit dans la voiture ?
— À quelle partie tu fais référence ?
— Quand tu dis n’avoir rien fait pour t’attirer ce genre d’ennuis.
Il la regarda droit dans les yeux. Il tuait deux à trois personnes par semaine. Il lui arrivait d’en blesser d’autres, de laisser la vie à certaines de ses victimes. Une à deux fois par mois, il dérobait également des poches de sang dans les hôpitaux, pour ses réserves personnelles. Cela lui permettait de passer plusieurs nuits sans chasser. À part cela, non, il n’avait rien fait pour mériter une balle dans la tête.
— Je te le promets, Léonie.
La jeune femme se détendit dans le fond du canapé. Elle lui faisait confiance - heureusement pour tous les deux. Mais aujourd’hui, il sentait que cela ne suffirait peut-être pas.
— Je vais faire du thé, dit-il à mi-voix.
— Attends, je vais le faire. Ça m’occupera.
Il la laissa se lever et se rendre à la cuisine au fond du salon. Tandis qu’il prenait place à son extrémité du canapé, elle sortit silencieusement la tasse jaune soleil, et la rouge sang. Ses gestes étaient saccadés, maladroits. Plus que d’habitude. Heureusement que la préparation du thé ne nécessitait pas de couteau. Elle aurait besoin de temps avant de se remettre du choc. Prendre une journée de repos serait une bonne idée.
— Je peux te parler de quelque chose ?
Léonie était toujours dos à lui, remplissant la bouilloire. Lester sentit que le sujet était sérieux, et qu’il n’y réchapperait pas. Les mains croisées sur son ventre, il fit de son mieux pour avoir l’air détendu.
— Bien sûr.
Laissant l’eau chauffer, elle se tourna vers lui. Un pli à la fois soucieux et perplexe assombrissait son visage parsemé de quelques taches de rousseur.
— L’autre jour, dans la cave, j’ai… J’ai trouvé quelque chose.
Le vampire se tendit, mais son malaise passa inaperçu. Il attendit la suite.
— Je sais ce que dissimulent tes affiches, annonça-t-elle d’une voix grave. Dis-moi la vérité. Qu’est-ce qui s’est passé dans cette pièce ?
Dans cette pièce, Lester aurait voulu s’y trouver à l’instant. Léonie passait si peu de temps dans la cave qu’il ne s’était pas attendu à ce qu’elle remarque l’état du mur - qui était encore en parfait état quelques semaines auparavant. Il ne pouvait décemment pas prétendre que cet impact était là depuis le début. Elle n’était pas stupide. Et désormais, il la sentait même suspicieuse. Lester aurait donné n’importe quoi pour avoir sur la langue quelques gouttes de son sang, afin de pouvoir ressentir les émotions de la jeune femme, et peut-être deviner les pensées qui lui traversaient actuellement l’esprit. Les siennes s’organisaient tant bien que mal pour trouver une excuse.
— Je… je suis désolé de ne pas te l’avoir dit, commença-t-il en baissant les yeux.
— M’avoir dit quoi ?
Il hésita. Peut-être, oui peut-être, que cela pouvait fonctionner. Il décida de tenter le tout pour le tout.
— J’ai abîmé les murs lorsque j’ai essayé de fixer d’autres étagères. Ça ne s’est pas passé comme prévu. Je comptais simplement faire réparer les dégâts sans t’ennuyer avec ça.
Léonie le dévisagea un instant, interdite. Elle savait qu’il bricolait souvent dans la cave. Mentalement, Lester croisa les doigts pour qu’elle ne rejette pas cette excuse.
— Je me serais pas mise en colère tu sais, dit-elle au bout de plusieurs secondes.
— Je sais.
— Tu me dis la vérité ?
— Bien sûr.
Derrière elle, la bouilloire bipa, réclamant son attention. Léonie se retourna pour remplir les deux tasses d’eau chaude et d’un sachet de thé chacune. Elle le rejoignit, déposa les deux mugs fumant sur la table basse, puis s’assit à l’extrémité opposée du canapé. Son expression semblait trop préoccupée pour que Lester en soit rassuré. Il n’aimait pas lorsque son entourage se posait trop de questions à son sujet. C’était généralement les moments qui annonçaient son départ prochain. La nécessité de disparaître, de se faire oublier, de changer et de cesser d’exister.
— Tu sais que tu peux tout me dire, glissa doucement Léonie.
Sans la regarder, Lester hocha imperceptiblement la tête et afficha un petit sourire triste. Les gens prononçaient toujours ces mots avant de savoir, quels que soient les secrets enfouis. Mais très peu se montraient à la hauteur d’une telle promesse.
— Excuse-moi pour le mur. Je m’en chargerai avant que la propriétaire le remarque.
Léonie soupira.
— C’est rien, t’en fais pas.
Il fut presque surpris de constater qu’elle semblait réellement y accorder peu d’importance. Du moins, elle ne semblait pas fâchée contre lui. Ils prirent chacun leur tasse entre leurs mains, appréciant la chaleur qui s’en diffusait. Léonie trouva la sienne trop chaude, car elle la reposa sur la table basse au bout de quelques secondes. Le silence qui régnait était moins détendu que d’habitude. Elle fut la première à le briser.
— Je veux pas qu’il t’arrive quelque chose. Tu devrais éviter de sortir jusqu’à ce que la police retrouve celui qui a essayé de…
Elle ne finit pas sa phrase. Lester haussa les épaules.
— Qui que ce soit, il m’a peut-être tiré dessus pour me punir d’avoir abîmé le mur.
Léonie pouffa dans le creux de ses paumes. La nervosité faisait encore trembler sa voix, mais Lester se félicita d’avoir provoqué un éclat de rire dans une telle situation. La jeune femme cacha son visage entre ses mains.
— Je devrais pas en rire… C’est grave ce qui vient de se passer. Tu crois que la police va le retrouver ?
Il était persuadé que non. Mais il se devait de rassurer son amie. De toute façon, s’il y avait une prochaine fois, il décida qu’il se chargerait lui-même du sort du tireur.
— J’en suis sûr.
Visiblement un peu plus tranquille, Léonie déroula son plaid et s’enveloppa dedans, utilisant les angles pour se saisir à nouveau de sa tasse trop chaude. Les rayons timides d’un soleil matinal commençaient à filtrer à travers la fenêtre de la cuisine et celle du salon.
— Tu devrais rester ici pour les prochains jours, conseilla Lester.
— Oui, répondit-elle sans hésiter. C’est plus prudent. De toute façon, la plupart des commerces dans la rue seront sûrement fermés jusqu’à nouvel ordre.
Il hocha la tête. Au fond de lui, il savait que ce tir n’avais jamais visé Cole, ni même aucun passant présent ce jour-là. Il considérait plusieurs possibilités ; plusieurs fois dans sa carrière de journaliste, il avait écrit des articles traitant de meurtres ou de disparitions. L’un de ces écrits aurait pu mettre en rage l’auteur d’un crime, qui sait. Ou bien… Oui, ou bien quelqu’un avait percé à jour son secret. Quelqu’un savait peut-être qu’il était lui-même un criminel. Il allait devoir se montrer prudent.
Heureusement pour lui, le vampire avait une bonne raison d’échapper à d’autres questions de la part de sa colocataire ; il était plus de dix heures du matin, et il éprouvait l’envie de se retirer dans sa réconfortante obscurité. Léonie le laissa monter à l’étage pour se doucher, puis il s’exila dans la cave pour s’écrouler sur son lit. Il plongea dans un sommeil troublé, n’ayant pas d’autre but que de laisser passer le jour, qui ferait bientôt place à une nouvelle nuit.
Ton style est fluide, ton texte se lit tout seul et ton histoire est intrigante :-)
Les questions deviennent toujours plus embarrassantes et les réponses de moins en moins convaincantes, mais je doute que Lester s’abandonne à la confidence. Léonie est bien trop fine mouche pour ne pas finir par s’interroger sur la nature de son ami, d’autant que Cole vient de lui fournir un argument supplémentaire.
Je poursuis…