Une jeune femme chevauche le long des côtes irlandaises. Le crépuscule teinte le ciel d’une jolie couleur orangée, une petite brise porte avec elle l’odeur iodée et l’humidité de la mer.
La fille monte à cru. Cramponnée à la crinière de son Frison, elle se laisse porter là où le vent l’emporte.
Il n’y a que de cette manière qu’elle se sent libre : loin du château, sur le dos de son destrier. Sa servante insiste toujours pour l’accompagner au cas où un malheur surgirait mais cette dernière finit toujours par rester et sa maîtresse s’en va, seule.
Le bord de la falaise pointe le bout de son nez. La fille tire doucement les crins du cheval pour le faire ralentir. Il passe du galop au trot, puis, se met au pas pour finalement s’arrêter. Elle descend de sa monture. Elle foule l’herbe grasse de ses pieds nus et s’avance jusqu’à apercevoir l’océan se fracasser contre les rochers. L’air s’est rafraîchit ; les perles de rosée ont détrempé le bas de sa robe, ce qui lui glace les pieds.
En levant les yeux pour admirer l’horizon, ce n’est pas de l’eau qu’elle découvre mais des dizaines et des dizaines de longs navires à la proue haute et courbée avec à leur bord, quelques 200 hommes. Les voiles colorées sont gonflées par les courants d’air.
Elle a entendu de nombreuses histoires sur ces bateaux et surtout, sur le peuple qui les navigue. L’accostage de ces drakkars sur les côtes irlandaises annoncent un mauvais présage. Plusieurs villages se sont vus pillés et ravagés à l’arrivée des vikings.
Elle enfourche son cheval et le presse. Elle doit revenir dans son village le plus rapidement possible et mettre ses gens à l’abri. L’arrivée de ces barbares n’est plus qu’une question de temps.
Sur place, elle ordonne à tout le monde de quitter l’enceinte de la forteresse, d’aller se cacher dans les sous-sols secrets du château et de n’en sortir sous aucun prétexte. Elle confie les villageois à sa servante. Les vikings ne sont qu’à quelques heures et passeront forcément par leur village.
Elle s’est installée sur son trône. Elle attend les vikings avec impatience.
Un jour s’est écoulé. La nuit tombe. La jeune femme sourit, ravie que ses ennemis gagnent les portes du village à ce moment de la journée. Elle maîtrise les combats de nuit.
Les gardes ont pour ordre de ne pas allumer les torches.
Il fait déjà sombre mais elle distingue un groupe de cavaliers qui s’approche. Ils sont huit. Seulement deux d’entre eux ont l’allure de vikings : le cavalier à la tête du groupe – le leader – et l’homme placé à sa droite. Les autres sont équipés comme des Saxons.Un homme avec des cheveux hirsutes, une femme blonde et un prêtre les accompagnent.
Vêtu d’une armure de cuir bouilli et de fourrure, le chef avance au pas, suivi de ses acolytes. Un groupe beaucoup plus important – environ mille hommes – se tient en retrait plus loin sur une colline boisée.
Le petit groupe est surpris de ne pas voir âme qui vive. Les espions envoyés à leur arrivée sur les plages de l’île avaient mentionné la présence de villageois dans les champs alentours. Cependant, ils n’ont croisé personne. Toutes les torches sont éteintes, hormis celles des cavaliers. Ils n’y voient pas grand-chose, d’ailleurs.
L’’homme aux cheveux décoiffés se place à côté du chef.
— Uhtred, ça sent pas bon. C’est pas par hasard qu’il n’y aucune lumière. Le maître des lieux a l’habitude de la nuit. Méfie-toi.
Le sang de la jeune femme ne fait qu’un tour. Elle reconnaît l’accent bien de chez elle. Que fait cet Irlandais avec eux ?
Le dénommé Uhtred tire son épée du fourreau. Le pommeau est ornée d’une pierre d’ambre à son extrémité.
— Eh bien, allons tout de même chercher le seigneur de ces terres, suggère-il avec un fort accent danois.
Il descend de son cheval, imité par l’Irlandais et le second viking, probablement Danois lui aussi.
Les trois hommes marchent vers la porte principale de la forteresse mais Uhtred leur ordonne soudainement de s’arrêter, intrigué par quelque chose. Un mouvement furtif sur les remparts. Il reste perplexe. Est-ce une ombre créée par la flamme de sa torche ou y a-t-il réellement quelqu’un ou quelque chose à proximité ?
— Sihtric, murmure-t-il.
Le second Danois fait un pas.
— Donne le signal.
Sihtric remonte sur son cheval et lève sa torche vers le ciel noir et la rabaisse brusquement.
Le petit groupe ne bouge plus. La jeune femme se concentre, à l’affût du moindre bruit, du moindre geste. Elle entend les sabots des chevaux marteler le sol, la respiration haletante des fantassins. La horde téméraire se rue vers les murs de pierre de la forteresse.
La jeune femme a parfaitement conscience que son village est perdu. Elle l’a su dès l’instant où ses yeux se sont posés sur les drakkars accostant sur son île. Elle ne peut rien faire d’autre qu’attendre. Elle a sauvé la majorité de ses gens mais ceux qui sont restés vont forcément mourir dans les flammes, ils ne sont pas invincibles. Les vikings sont trop nombreux.
Les hommes de la colline se rapprochent du petit groupe.
— Boucliers ! s’époumone Uhtred.
La première ligne se forme. Puis la deuxième et la troisième. Le bois des boucliers s’entrechoquent. Le mur avance. Les voix masculines grondent au rythme de leurs foulées. Une brèche s’ouvre et les boucliers engloutissent Uhtred, Sihtric et l’Irlandais. Ils cognent le sol de leurs pieds jusqu’à la porte qu’ils ouvrent sans difficulté.
Uhtred se fige et fait signe aux autres de s’arrêter. C’est trop facile. La jeune femme esquisse un sourire.
— Uhtred, il faut qu’on sorte de là, suggère l’Irlandais. Crois-moi…
Le chef effleure l’ambre de son épée. Il est impossible qu’un village entier attende de se faire massacrer, enfermé dans des remparts.
Dans un silence qui ne dit rien qui vaille, Uhtred demande à quelques hommes d’ouvrir toutes les portes.
Elle se délecte de la déception qui noie leurs visages après avoir découvert que les maisons étaient vides. Toutes. Sans exception. Il fixe alors le château. Il y a forcément quelqu’un à l’intérieur, pense-t-il. Impossible qu’un village entier puisse déserter l’enceinte en seulement un jour.
— Brûlez les maisons, ordonne Uhtred en hurlant.
Il continue de fixer le château, persuadé que quelqu’un se cache dedans. Il espère que cette personne va se montrer et éviter ainsi à son domaine de se faire réduire en cendres.
Deux hommes attrapent des torches et les allument. Ils incendient les toits de chaume des maisons et des réserves de provisions pour l’hiver.
— Allez, on sort.
Les portes se referment, laissant la forteresse vide de ses intrus. Les Danois observent de loin leur œuvre. Rapidement, les flammes s’élèvent jusqu’au ciel, le bois craque et s’effondre. Des cris surgissent alors du brasier. Uhtred a des frissons. Il avait raison, il restait bien des gens dans le château mais, ces hurlements n’ont rien d’humain.
Fasciné par le spectacle, il s’avance vers l’incendie. L’Irlandais le rattrape et le somme de revenir. Non, Uhtred s’entête à vouloir s’approcher, comme attiré par une force invisible. Il ressent à présent la chaleur infernale du feu. Il s’arrête.
Une silhouette se détache du rideau orangé des flammes. Uhtred et l’Irlandais plissent des yeux. Une fille relativement petite se tient dans l’ouverture de la porte. Elle aussi porte des fourrures. L’Irlandais distingue une couronne de joyaux.
— La femme du seigneur, en déduit-il.
— C’est juste une gosse ! s’étonne Uhtred.
Un rire cristallin se distingue parmi les crépitements. Il a suffit d’un battement de cils pour que la jeune fille se rapproche des deux hommes. Ils sursautent, surpris de la voir si près d’eux aussi vite.
Elle plante son regard azur dans les yeux de l’Irlandais.
— Non seulement tu as trahi ton peuple mais en plus tu as l’audace de revenir fouler la terre de tes ancêtres aux côtés de notre envahisseur ? lui demande-t-elle en gaélique.
L’Irlandais écarquille les yeux, éberlué. Le regard descend vers le menton de la fille puis remonte sur la couronne. Il balbutie avant de poser un genou au sol. Il somme Uhtred d’en faire de même mais ce dernier refuse de s’agenouiller devant une gamine.
— Uhtred ! siffle l’Irlandais. C’est la reine suprême d’Irlande, agenouille toi !
Uhtred consulte son ami du regard.
— Ard Rí Banríon.
La voix enfantine de la fille se détache et recouvre le brouhaha de la fournaise qui se trouve derrière elle.
— Elle règne sur tous les royaumes d’Irlande.
Uhtred est subitement intéressé. Le poisson qu’il comptait attraper est bien plus gros qu’il ne l’avait espéré. Il y a une opportunité à saisir, pour lui comme pour elle.
— Si Votre Majesté veut bien se rendre, suggère Uhtred en tendant la main vers la jeune femme.
L’Irlandais étouffe un cri de stupeur. Comment Uhtred ose-t-il manquer de respect de la sorte à la plus grande souveraine du pays ?
Elle pose les yeux sur cette main offerte et les relève vers ce Danois audacieux. Elle prend le temps de l’observer. Il cherche à attraper son regard par ses yeux bleu pour prendre le contrôle. Ses cheveux bruns sont rasés sur tout le tour de la tête ; seule la chevelure du scalp est longue, attachée en chignon lâche.
Difficile d’émettre un jugement correct à cause de l’armure de cuir mais sa carrure est plutôt pas mal. Elle pourrait en tirer un bon parti.
— Oh ! s’exclame-t-il pour lui attirer l’attention.
Elle se fige et lève les yeux vers lui, qui a la main toujours tendue.
— Allions-nous. S’il faut négocier, je le ferai.