A fleur de coeur

Aujourd’hui, j’ai appris que mon aorte n’était qu’à un centimètre sous ma peau. 

A fleur de cœur. 

Comme si mon corps lui-même exprimait toute ma vulnérabilité. Quelques millimètres pour entrer en moi, pour attenter à ma vie, pour que je disparaisse. 

Tout un symbole. 

Aujourd’hui, mon mari m’a demandé ce que je pensais de cet appartement, au rez-de-chaussée d’un bâtiment à la peinture jaunâtre, cloquée, fissurée, dans une rue laide et sale du Havre, sans verdure, sans chaleur, parée de hauts murs de brique et de béton. 

« Tu t’y vois ? Tu te vois travailler ici de temps en temps ? »

A trente minutes de ma maison au bord de la mer… Pauvre petite fille riche. 

Dans ses yeux, l’espoir. Derrière le masque, en silence, sa logorrhée.

« T’as vu, il est entièrement refait, haut de plafond, il y a même une cheminée en marbre, le mec a gardé les lustres d’époque, c’est beau hein ? Il est meublé en plus ! Plomberie nickel, le tableau électrique est neuf ! Et les placards ! Pour louer à la semaine c’est l’idéal! » 

 

Je ne sais pas ce que je fous ici. 

Mais je sais ce qu’on attend de moi. 

A quel moment avons-nous perdu de vue ce qui nous faisait rêver ? On l’a évoqué, hein ? Non ? 

Non, peut-être pas finalement. Peut-être qu’il n’y a que moi qui rêve, depuis toujours, pour survivre à ce cauchemar. 

C’est son projet. Pas le mien. 

Ce n’est pas ça qui était prévu. 

Quinze ans… et puis, la dernière explosion, le sept mars dernier. Nous sommes là pourtant, deux mois après, comme si de rien n’était, à discuter investissement et rentabilité. 

 

Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? 

 

Je voulais des papillons, des regards, des rires, des aventures, de la joie… 

« De toute façon, t’es marrante que quand t’es bourrée ».

Il y a des phrases qu’on n’oublie pas, même dix ans après. 

Parce que tu crois que je ne les ai pas enviées ces filles toutes en sourire ? De celles que l’on déshabille du regard, qu’on jette dans la piscine, qu’on taquine, avec leurs yeux de biche et leurs faux airs de défi ? Les rigolotes, les sexy, les charmeuses, les sportives ?

Je me suis excusée, comme j’ai pu. Je t’ai laissé libre mon amour, libre de tout, libre de partir à tout moment, de me planter en soirée, en semaine, avec les enfants, pour ta carrière, pour ton meilleur pote, pour un apéro avec les collègues, pour des nuits en boite. Pour te garder, pour avoir une place, une petite place.

Un chardon au milieu des orchidées.

Et quand je t’avoue, qu’en fait, je n’en ai rien à carrer de cet appart, que j’en crève de tout ça, de ne pas être celle avec qui tu veux rester tous les soirs, de ne pas être la personne avec qui tu t’amuses le plus, que tu choisisses d’autres que moi, pour te divertir, pour passer du bon temps, pour rire et oublier tes soucis, que j’en ai assez de faire partie du sac « famille, travail, patrie » et que je ne veux pas d’un mari qui me rapporte de la « sécurité » avec son salaire, que m’appeler Madame Levasseur me file des boutons, que je n’ai qu’un souhait… Un souhait que je chuchote alors qu’il déborde de mes yeux : soit mon amoureux. Putain, mon amoureux. Pas mon sauveur, pas mon protecteur, pas mon frère, pas mon père, pas mon coach, pas mon bourreau. 

Mon amoureux. 

« J’en ai marre qu’on ne parle que de ton mal-être. Si tu ne veux pas que je sois ton sauveur, alors sois heureuse.» 

Mes larmes, mon mal-être, mes souffrances… Sa réponse tourne en boucle, m’envoie au large. 

Je ne pensais pas passer un entretien d’embauche. Je ne pensais pas qu’en amour, il y avait un contrat. Si tu veux qu’on t’aime, alors garde ta tristesse pour toi. Soit la fille de la piscine. 

Quinze ans de silence, de trahison, de mensonge, de désertion. 

Quinze ans de « calme-toi, t’es hystérique », dès que j’ouvre la bouche. 

Cinq ans de thérapie, une séparation d’un an, un deuxième bébé, un mariage, et puis des anniversaires, des noces de cuir, de cire, de bois, passée seule.

Et des litres de larmes, de frustrations, de concessions, de sacrifices, de colère, 

J’ai pensé à la falaise, j’ai pensé aux antidépresseurs. Pour ressembler à la fille de la piscine, je me suis même fait refaire les seins et mis un piercing au nombril. Je suis partie, je suis revenue. Comme mon vague à l’âme et mon goût du spleen. 

Pourquoi tu restes déjà? 

A l’étage, mes prétextes favoris dorment paisiblement. La vérité, elle, cogne lourdement. 

A fleur de cœur.

 

Il a fermé la porte. On est mercredi, il passe la soirée chez son meilleur ami, et il est déjà tard, il ne faut pas être impoli. 

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