La blouse de Yasemin n’est plus blanche. Son masque, aussi, est taché de sang. Lily détourne les yeux, honteuse de son émoi. Honteuse des mots qu’elle ne parvient pas à exprimer. Honteuse de sa conscience qui l’accuse. Elle aurait dû se cacher dans les toilettes d’un autre service. Au moins, ce n’est pas Christelle. Yasemin, elle, ne prétend pas que tout va bien quand le monde s’écroule.
— C’est la javel, s’excuse-t-elle en tapotant ses yeux avec du papier toilette. Je n’ai jamais supporté l’odeur…
— Oui, bien sûr, réplique Yasemin. Et la terre est plate, c’est ça?
Sa voix cassée fait écho sur le carrelage. C’est toujours dans les toilettes du premier étage que sa collègue se réfugie pour fuir le chaos. À croire que Lily veut être retrouvée. Elle n’est pourtant pas du genre à rechercher l’attention d’autrui. Ou l’est-elle? Si c’est le cas, elle a très mal choisi son métier.
— Ce n’est pas de ta faute. Ça peut arriver à chacun de nous. Et ce n’est pas comme si ça t’arrivait tous les jours. On est tous fatigués, Carline y compris. Alors ne fait pas attention à ce qu’elle dit.
Lily ne l’écoute qu’à moitié. Elle veut brûler son masque périmé, son uniforme, ses bas de contention, ses baskets usées. Elle veut rentrer chez elle. Mais c’est impossible. Elle ne peut pas renoncer. Elle ne peut pas décevoir ses parents. Mais elle ne peut pas non plus prétendre, comme Christelle, que tout va bien. Elle essuie ses larmes, se souvient qu’elle n’a pas le droit de toucher son visage.
Tant pis. Elle n’en peut plus.
Car plus rien ne va depuis l’année dernière.
— Nous ne sommes pas des robots, poursuit Yasemin. Tu sais, j’ai déjà vu Carline pleurer dans le parking. Bon, c’était en mars dernier donc c’est compréhensible. Mais personne n’est à l’abris de craquer ici.
Craquer. Ce mot ne fait qu’attiser la honte dans le coeur de Lily. Elle ne mérite pas son diplôme.
Rien ne l’a préparée au cataclysme qui ravage le monde depuis l’année dernière. Plus les jours défilent, plus le nombre de patients guéris devient insignifiant, écrasé par la mort qui dévore tout.
Lily tire sur le rouleau de papier toilette, se mouche bruyamment. Une personne saine d’esprit aurait déjà fui l’hôpital. Mais elle n’a pas le choix. Elle doit affronter la réalité. Elle le lui a promis.
— Je t’ai apporté une brique de jus de raisin. Je l’ai piquée à Étienne. J’ai aussi du chocolat ou des dattes.
— Non, ça va, merci.
Elle ouvre le robinet, asperge son visage d’eau froide. Ses mains tremblent.
Les cris et pleurs de Madame Lambusquer infestent ses pensées.
Il y a du sang sur les vêtements de la femme.
Écarlate et prématurée, la vie s’écoule des poignets de sa fille.
Lily essuie son visage, remonte le masque sur son nez. Il est déjà une heure du matin. La nuit est froide. Assia l’attend dans la Salle Commune.
— Où est Shanduru?
— Avec le Docteur Hadid. Il m’a dit que la petite se faisait harceler au lycée à cause d’une vidéo qui circulait depuis quelques semaines.
Lily ferme les yeux, contient un sanglot, le ravale, l’oublie. Ça ne la concerne plus.
Mais les images de Madame Lambusquer surgissent de nul part. Elle secoue le corps de sa fille. Ses cris sont hystériques, déchirent sa gorge, lacèrent ses poumons. Son enfant est mort. Emma ne reviendra plus. Et dans le vacarme de sa peine, le monde tourne, les urgences s’entassent, les patients débarquent à n'en plus finir, fiévreux et effrayés par la mort qui rôde. Un peu comme la vision paralysante d’une avalanche que tu vois venir.
— Ça va ? On dirait que t’as pas assez dormi ce matin.
Les cheveux noirs de Yasemin se rebellent sous son calot à pois. Au-dessus de son masque entaché, son regard vert s'est rembruni. Avant tout ça, Yasemin Aydın était une femme rayonnante au sourire contagieux. Parfois, Lily la surprend à grommeler des insultes. Elle en veut à la terre entière, aux indécisions du gouvernement, aux complotistes qui ne portent pas le masque et soutiennent que le vaccin est la marque de la bête.
— Deux heures à peine, répond Lily. Monsieur Guéguen…
Il est mort seul. Un drôle de vieux bonhomme qui lisait du Proust en mâchant des feuilles de persil. Sa femme, Ginette, était morte en 1972. Il avait un fils, Xavier-Franck, que de vieilles rancoeurs éloignaient. Alors Monsieur Guéguen s’en était allé, À la recherche du temps perdu sur le coeur, submergé de regrets enfouis, rongé par la mélancolie et l’incertitude de l’après-vie. Les infirmières se remémorent ses éclats de rire bruyants, ses remarques taquines et sa fâcheuse habitude de rouspéter en regardant BFMTV. Puis de son visage, leurs pensées s’en vont ailleurs, vers l’incompréhension, le désespoir, le fléau que personne n’attendait, trop occupé à fêter la nouvelle décennie.
La grand-mère de Yasemin, qui l’avait élevée entre Paris et Istanbul, a succombé au virus six mois auparavant. Son oncle est mort la semaine dernière. Son frère et sa belle-soeur sont en réanimation au CHU de Lille.
Lily, par chance, a été épargnée. Alors, ses pensées vont aux patients, contaminés ou pas.
Elle pense à Emma Lambusquer. Elle pense à ses camarades, à leurs larmes qui ne serviront à rien.
— Je dois me changer. Si tu vois Shanduru, tu peux lui dire que j’ai laissé son téléphone dans le vestiaire numéro quinze ?
— Tu vas lui dire ça toi même. Regarde-moi : c’est d’une douche dont j’ai besoin.
Ça ne la concerne plus, mais les plaintes de Madame Lambusquer retentissent avec plus d’ardeurs, font resurgir des souvenirs brutaux qui se défoulent dans son esprit.
Ça ne la concerne plus. Le passé appartient au passé.
Le couloir est d’un calme angoissant. À travers la vitre qui longe la salle d’attente des Urgences, les patients aux visages masqués sont assis, noyés dans les flots de râles lointains, des prières chuchotées et de voix étouffées, des alarmes et des tintements d’ascenseurs.
Dans les vestiaires, Lily arrache la blouse ensanglantée qui colle à sa peau. Son regard s’arrête sur son reflet. Ses cernes sont plus prononcées, ses yeux bouffis, ses traits tirés. La petite Emma Lambusquer a marqué son visage. Lily a vu pire aux Urgences. Mais la différence, elle la connait. Elle refuse de s’y attarder. Elle y pensera plus tard.
Ça ne la concerne plus.
— Tu comptes faire quoi pour l’anniversaire de ton copain? Demande Yasemin qui se frotte les bras avec des lingettes.
Lily s’assied sur le banc, remplace ses bas de contentions par des chaussettes. C’est exactement ce dont elle a besoin. Ces discussions frivoles qui l’éloignent du fatalisme et la ramènent à l’insouciance.
— Qu’est-ce que tu as offert à Cindy?
— Pas grand chose… Des bougies que j’ai trouvées sur Amazon. Des livres. Des cartes de tarot. Tu sais qu’elle est au chômage depuis la fermeture des Folies Bergère, n’est-ce pas? Je culpabilise un peu quand je rentre et qu’elle m’attend sur le canapé avec le chien pour que je lui raconte ma journée. Bref… alors, pour Christopher?
Lily allume son téléphone. Deux messages, dont un de sa mère qui s’inquiète de ne pas avoir reçu de ses nouvelles depuis trois jours. Un autre de tatie Louisette qui lui confirme son rendez-vous au salon.
— Il ne veut rien, comme d’habitude. Mais je lui ai commandé un livre sur les tatouages japonais.
— Oui, bon… C’est gentil de ta part mais tu devrais faire un tour sur Savage x Fenty.
Elle devine le sourire espiègle de Yasemin derrière son masque. Même si Lily n’est pas du genre à s’épancher sur sa vie privée, elle admire la capacité de sa collègue à rebondir après la mort d’un patient. Elle envie sa nonchalance, ce mur que Yasemin a su dresser pour protéger son coeur de la réalité. Ou serait-ce une mascarade pour dissimuler la peine morale et continuer d’avancer ?
— Comment-tu fais ça ?
Le regard de Yasemin s’attendrit. Elle enfile une blouse propre, jette son masque périmé à la poubelle. Elle ne dit rien pendant quelques secondes, perdue dans ses pensées. Elle finit par s’adosser aux casiers. Elle a retiré son calot. Sa chevelure noire retombe en cascades bouclées sur ses épaules.
— J’accepte chaque jour comme il est. Et à la maison, j’essaye de relativiser. Mais c’est presque impossible. Qu’on le veuille ou non, les patients rentrent avec nous… dorment avec nous… vivent avec nous. Tout ce qui nous reste à faire, c’est de ne pas leur accorder trop de place là, dit-elle en pointant sa tête du doigt. C’est plus facile à dire qu’à faire, me diras-tu. Mais on n’y peut rien, c’est comme ça.
Elle n’est pas comme Carline, qui leur rabâche sans cesse de chialer dans les toilettes s’il le faut. Cinq ans de métier, cinq ans dans cet hôpital et tout la surprend encore. La vie comme la mort.
Lily attache ses tresses en un chignon. L’envie de vomir est presque passée. Avec un peu de chance, elle aura tout oublié demain. Dans sa poche, le biper vibre. La Salle Commune.
Elles quittent le vestiaire et s’engouffrent dans l’ascenseur.
— Tu sais, si c’est trop difficile pour toi, tu peux prendre rendez-vous avec le Docteur Mukiele. Il est excellent. Il saura t’apprendre à gérer le stress. C’est ce que j’ai fait au début.
Les portes de l’ascenseur s’écartent. L’ambiance change. De nouveaux patients sont arrivés. Les lumières d’une ambulance bleuissent les Urgences. À l’accueil, une femme pleure à cause de l’écouvillon d’un test PCR qu’elle s’est enfoncée dans le nez. La police débarque avec un homme menotté qui a frappé sa compagne. Cette dernière s’est défendue en brisant un vase sur sa tête. Son crâne dégouline de sang.
— À plus tard, souffle Yasemin.
Elle disparait derrière la porte du secrétariat. Du coin de l’oeil, Lily aperçoit Carline Willems. Dans sa poitrine, son coeur s’emballe. Elle prétend ne pas la voir, fonce tête baissée vers le couloir de la Salle Commune. Mais l’infirmière-en-chef, de sa voix qui commande les tempêtes, l’interpelle avant qu’elle ne puisse s’enfuir. Lily croise son regard, s’arrête, balbutie les premiers mots qui viennent à son esprit.
— Toutes mes excuses. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je ne recommencerai plus.
Elle s’en veut. Elle aurait du se taire. La honte revient à la charge. Elle ne mérite pas son diplôme. Elle est une fraude, repérée depuis le début par le radar de Carline. Elle tente de lui échapper mais la main de l’infirmière-en-chef l’empêche d’appuyer sur le poussoir qui ouvre les portes du service. Lily s’efforce de garder les yeux rivés sur les lunettes embuées de la quinquagénaire, son masque décoré de pommes vertes et l’anneau d’argent qui brille à son arcade.
— Tes excuses ne vont pas faire le travail à ta place. Tu es attendue depuis vingt minutes en SCH. Tu étais où?
Lily hésite devant le regard intimidant de l’infirmière-en-chef. Carline Willems n’accorde de répit à personne, pas même à ses supérieurs qui la tolèrent à cause de son travail irréprochable. Au service des Urgences, auquel est rattaché la Salle Commune de l’Hôpital, on la surnomme Thatcher, la Dame de Fer, celle qui, l’année dernière, est revenue travailler quelques heures après l’enterrement de ses deux enfants.
— Je devais juste changer mon…
— On ne pleure pas devant les patients. Enfonce-toi ça dans le crâne pour les prochaines fois. Car il y en aura des centaines d’autres, si tu ne craques pas avant. Ce qui m’étonnerait pas. Quand on l’a trop facile, on s’écroule et on se brise à la moindre secousse. Crois-moi, je sais de quoi je parle.
Elle appuie sur le poussoir et, sans un mot ajouté, s’éloigne vers le bureau administratif des Urgences.
Tu n’es pas obligée de la croire.
Lily ravale la boule qui s’est formée dans sa gorge et compte jusqu’à dix. La honte brûle son ventre. D’un regard, elle s’assure que personne n’a entendu les mots de Carline. Elle cache ses mains tremblantes dans les poches de sa blouse. L’infirmière-en-chef la considère comme une enfant capricieuse que la vie a trop gâtée. Ce n’est pas grave. Ça n’a rien de personnel. Carline Willems ne fait aucune distinction parmi ses victimes quand il s’agit de cracher son venin.
Dans la Salle Commune de l’Hôpital, les murs sont bleus pour apaiser les patients. En hiver, ces derniers sont plus nombreux. Ils vont et viennent. Ce soir, les dix lits sont tous occupés ou presque, car Victor a été transféré en cardiologie. Derrière la vitre du Salon Bleu, ils sont trois à regarder la rediffusion d’un match PSG-Barcelone. Tatiana, qui raconte aux plus curieux qu’elle est la dernière des Romanov, est là pour la huitième fois en deux mois. Des maux de tête violents. On essaye de m’empoisonner, affirme-t-elle quand elle débarque aux Urgences avec son sac à dos Eastpak et sa fausse fourrure. C’est plutôt d’un repas chaud et d’un lit qu’elle a besoin. Alors quand elle jure que sa famille les récompensera un jour, on sourit pour ne pas froisser sa dignité.
Djibril, un autre habitué du SCH, ne parle jamais mais fait les yeux doux quand on applaudit ses tours de magie. Il revient de temps en temps à cause de son ulcère. Parfois, c’est la police qui le ramène pour le désenivrer.
Dans le bureau d’accueil, Assia est déjà occupée avec une nouvelle arrivante. La jeune femme est droite comme un piquet sur sa chaise, agrippe la lanière de son sac à bandoulière comme si elle craignait qu’on le lui vole. Le ourlet de son bonnet noir retombe au-dessus de ses yeux bridés, touche presque son masque délavé et sale. Elle flotte dans une veste en jean trop large pour sa maigre silhouette. À ses pieds, les baskets n’ont pas de lacets.
— Voici ma collègue, dit Assia en se levant de sa chaise derrière le bureau. Elle va s’occuper de vous. Lily, je peux te dire deux mots à l’extérieur ?
Dans le couloir, les seuls bruits proviennent du Salon Bleu et des ongles de Julianne sur le clavier de l’ordinateur. Assia garde la porte entrouverte, se désinfecte les mains et se tourne vers Lily. Derrière son masque, son sourire plisse ses yeux sombres. Elle a toujours le sourire aux lèvres, même quand elle remet les gens à leur place. Elle est aussi, dans tout le service, la seule qui ose tenir tête à Carline Willems.
— Je suis vraiment désolée pour mon retard, j’étais…
— J’ai entendu ce qui s’est passé, l’interrompt l’infirmière en posant une main sur son épaule. Tu n’as pas à t’excuser. Du coup, je vais devoir y aller pour finir mes bagages.
— Tu n’étais pas obligée de rester jusqu’à cette heure. Karim vient te chercher?
— Oui, oui. Il est déjà dans le parking. Et puis, tu sais bien que j’aime mettre de l’ordre dans mes affaires avant de partir. Bon, concernant la nouvelle, ajoute-t-elle en baissant la voix. Elle s’appelle Haël, elle a vingt-et-six ans. Elle est venue de son plein gré donc tu ne risques pas d’avoir de problèmes avec elle. Par contre, elle a des lésions au niveau des mains. Je ne sais pas de quoi il s’agit mais il faudra regarder ça de plus près.
— C’est noté. Allez, je te remplace… Et bon courage.
Lily retourne dans la bureau d’accueil. La jeune femme est debout. Elle a retiré son bonnet. Sa chevelure noire, striée de mèches roses pâles, frôle le bas de son dos. Son jogging gris, sans élastique à la taille, risque de tomber à ses chevilles. L’infirmière s’adosse à l’armoire, croise les bras et cherche le regard fuyant de la sans-abris.
— Haël, c’est ça? Moi, c’est Lily. Si vous le voulez, je peux vous emmener aux douches, vous donner des vêtements propres et vous apporter à manger. Qu’en pensez-vous?
Elle hoche la tête lentement. Son regard oscille entre Lily et la porte du bureau.
— Vous êtes en sécurité ici. L’Hôpital du Dôme Parisien est l’un des meilleurs de France.
— Où… où est Assia ?
Sa voix est fragile, craquelée par le froid hivernal. On dirait celle d’une enfant, timide et craintive. Sa peur, silencieuse mais violente, frappe Lily en plein coeur. Elle se dégage la gorge avant de répondre.
— Elle est partie s’occuper de sa mère qui est malade au Maroc.
— Et toi, tu vas partir ?
— Non. Je suis là jusqu’à l’année prochaine au moins.
Si tu ne craques pas avant.
Lily fait un pas vers elle. La jeune femme sursaute, se protège avec son sac, le lève devant elle à la manière d’un bouclier. L’infirmière se fige d’abord avant de reculer.
— Je ne vous veux aucun mal. Pardonnez-moi si vous avez eu peur. Est-ce que vous voulez bien me suivre ? Je vous promets que rien ne vous arrivera. Nous parlerons aussi de votre séjour ici et des aides que nous pouvons vous apporter.
Haël n’abaisse pas le sac-bouclier.
— Les aides ?
— L’hôpital travaille avec Les Amis de Billy. C’est une association qui accompagne les personnes dans votre situation.
— Billy ?
Le temps a rendu flou le traumatisme des souvenirs. Du moins, c’est ce que Lily s’évertue à croire.
La nuit, son rire cristallin et ses yeux azurés hantent ses rêves.
— Je connais les gérants de l’association. Je leur téléphonerai à la première heure, demain matin. Si vous voulez, en fonction des places, ils vous logeront dans un studio en région parisienne.
Quelque chose se brise dans son regard. Ses épaules se voûtent. Quand elle parle, sa voix tremble.
— Je… je dois partir ?
— Vous n’êtes pas obligée de partir dès demain. Mais à cause de la pandémie, nous ne pouvons pas risquer votre santé en vous exposant aux malades. Croyez-moi. Vous serez mieux là-bas qu’à l’hôpital.
La jeune femme hausse les épaules, fixe un moment le vide avant de répondre.
— Ils viendront… ils viendront me chercher quand ?
— Tout dépend. L’assistante sociale est là les lundis et jeudis. Avec votre accord, elle peut leur demander de passer au plus tôt, après-demain par exemple. Qu’en dites-vous?
Elle hoche la tête, rabaisse son bouclier. Ses doigts tripotent la lanière élimée du sac. De là où elle se tient, Lily voit les blessures sur ses mains. Elle a une bague à l’annulaire gauche.
— Les douches sont juste à côté, ainsi que la cafétéria et les chambres. Je suis prête dès que vous l’êtes.
— Je… je suis prête.
Elle la suit jusqu’aux douches. Les capteurs de mouvements remplissent la pièce humide et chauffée d’une lumière blanche tamisée. Les agents d’entretien ont laissé derrière eux un parfum de lavande citronnée.
— Vous pouvez entrer dans la cabine de votre choix. Si vous me donnez vos vêtements, je peux les confier à la laverie. Ils vous seront rendus tout propres demain matin. C’est à vous de décider.
— D’ac… d’accord.
Elle retire son masque. Ses traits sont eurasiens, sa peau pâle et battue par l’épuisement. Des poches violettes cernent ses yeux. Ses lèvres sont si gercées qu’elles en saignent. Elle dépose son sac au sol, commence à retirer ses vêtements. Quand elle soulève les bras pour enlever son tee-shirt, l’infirmière reconnait la cicatrice d’une césarienne. Son corps est chétif, ses bras criblés de rougeurs. Un sentiment de pitié envahie Lily. Elle détourne les yeux, va ouvrir les tiroirs en-dessous des lavabos, y récupère un sac plastique transparent et les vêtements de taille unique réservés aux patients de la Salle Commune.
— Je pourrais… je pourrais les garder? Demande Haël en fixant les vêtements que Lily pose sur le meuble.
— Ils sont à vous. Vous en aurez d’autres quand vous serez installée chez Les Amis de Billy.
Elle enfonce les vêtements sales dans le sac plastique. Sa montre indique une heure vingt-cinq. Adrien ferme les portes de la laverie dans cinq minutes.
— Je vais déposer vos vêtements et commander votre repas à la cafétéria. Ils ont généralement de la soupe et du poisson à cette heure-ci. Ça vous convient ?
— Oui… oui. Ça me convient. Je… Je veux garder ma veste et mes chaussures, dit-elle sans lâcher ses affaires.
— Comme vous voulez. Je fais un aller-retour et en attendant, vous pouvez vous doucher. Ne vous inquiétez pas, personne ne va entrer. Si vous avez le moindre problème, vous pouvez appuyer sur le bouton qui clignote dans la douche. Ma collègue, Julianne, viendra vous aider. Est-ce que ça va aller?
Elle hoche la tête une nouvelle fois. Lily referme la porte derrière elle, prévient Julianne et se dépêche vers la laverie. De retour aux Urgences, elle croise Yasemin qui accompagne une femme pour une radio de la cheville.
— On se retrouve dans le hall à six heures et quart? Je t’enverrai un message, lui glisse sa collègue avant que les portes de l’ascenseur se referment.
À la cafétéria, Lily demande à Nicolas de lui préparer un plateau complet et de lui mettre de côté le dernier cookie qui traine derrière la vitrine. Elle accélère le pas quand la queue de cheval de Carline Williams apparait à l’autre bout du couloir et retrouve la Salle Commune moins de dix minutes après l’avoir quittée. Tatiana boude dans un coin à cause du manque d’attention que lui accordent les autres occupants du Salon Bleu. Julianne n’est pas à son bureau. Lily frappe contre la porte des douches pour prévenir la sans-abri de son retour. Elle entre.
À l’intérieur, l’eau ne coule pas.
— Haël, je suis là.
Aucune réponse, pas même les glouglous d’un robinet que l’on vient de fermer. Sur le meuble, la veste en jean et les baskets de Haël ne sont plus là. Les vêtements de la SCH se sont volatilisés.
Lily ouvre les portes des douches l’une après l’autre. Les cabines sont vides et sèches. Elle quitte la pièce. Dans le Salon Bleu, les patients se disputent la télécommande. Lily pousse la porte du dortoir, allume la lumière. Des grognements lui répondent. Dans les toilettes, sur la terrasse et dans le cagibi, il n’y a personne. Elle revient vers les douches, sort son biper pour alerter Julianne. Elle ne l’aurait pas emmener dans le cabinet du Docteur Hadid… Et puis, dix minutes à peine se sont écoulées… comment…
Dans le couloir vers les Urgences, des bruits de pas précipités attirent son attention. Julianne apparait, son masque à moitié arraché, une égratignure saignante sur la joue gauche, le visage défait par l’inquiétude et l’embarras. Derrière elle, un vigile s’agite, fait de gros yeux, parle vite dans son talkie-walkie.
— Lily! S’exclame-t-elle en fonçant sur sa collègue. Je te cherchais. Ta patiente… elle s’est enfuie!
Toujours une très jolie plume que je me plais beaucoup à lire! Toujours ce réalisme, je ne le répéterai plus lol.
Des petites choses me semblent peut être à revoir... quand tu dis : comme si elle craint qu'on le lui vole. Ce ne serait pas plutôt "craignait"? Et aussi: elle fixe un moment dans le vide. C'est le moment qui est dans le vide qu'elle fixe ou bien le vide? Si c'est le vide, ce serait peut-être "elle fixe un moment le vide"? Aussi : des poches violettes cernes ses yeux. C'est "cernent", petite faute d'inattention lol. Tu écris également: la dernier cookie. Ne serait-ce pas "le dernier cookie"?
J'attends la suite :-)