Par ce voyage, je défie déni et maladie. Pensée stimulante, et ô combien nécessaire ! Les embruns mousseux de la cascade me fouettent le visage, entravant ma dangereuse escalade. Sur la pierre humide et glaiseuse, mes mains peinent à maintenir leur prise. La corde me scie les reins, mon corps entier me pèse au-delà du possible. Les poumons râpeux, je m’obstine, dominé par mon guide, un sexagénaire râblé aux muscles noueux qui, depuis les cimes, me tire à lui et m’invective.
Au sommet de la crête, trempé jusqu’aux os, je m’étale mollement, alourdi par mon sac à dos qui déforme ma colonne, luttant pour reprendre mon souffle sous un soleil cuisant.
« Secoue-toi. Faut atteindre le sommet du plateau avant la nuit. »
Ce Paulo m’agace. Il croit jouir d’une autorité naturelle sur moi – ou, a tout le moins, d’un droit de critique. Mais je le supporte, car j’ai besoin de son aide. Lui seul sait où se cache ma mère.
***
Depuis le faîte du plateau, la Cordillère s’étend sous nos yeux, sertie de la jungle émeraude. Ses sommets montagneux crèvent le plafond de vapeur exhalé par les ramures sommitales. Une paisible peinture aux tons pastel enluminée des dorures du soleil, un décor sauvage vierge de bien des regards. J’ai eu le privilège de m’y aventurer, et d’y survivre jusqu’ici – endurant aussi vaillamment que possible la traversée d’un torrent, les piqûres de moustiques et plusieurs chutes douloureuses. Il y a peu, j’étais un capitaliste européen barbotant dans son petit confort. Aujourd’hui, je crève la dalle et m’esquinte à batailler pour chaque mètre d’avancée.
Paulo, baroudeur émérite natif d’ici, parle un français très correct. En sa compagnie, je me suis écorché les pieds à travers les steppes desséchées et rugueuses entourant mon point de départ. Ensuite s’est offerte une région plus rocailleuse, avec les premiers contreforts à gravir – exercice abordable au demeurant, grâce aux sentiers tracés par les bergers et colporteurs. Nous avons campé à la belle étoile, sur des sols durs et fendillés parsemés d’herbe sèche et cassante, ou à proximité de modestes villages baignés d’odeurs de grillades et de bétail. Deux semaines de ce régime ont suffi à me purifier de tout souvenir physique de confort. Puis ç’a été la pénible jungle, compact labyrinthe de feuilles et d’écorces, dont l’escalade du plateau nous a enfin affranchis.
Désormais, où que porte mon regard, rien ne l’obstrue. Cette étourdissante sensation d’espace apaise mes frustrations physiques. Tantôt plat et sablonneux, tantôt vallonné et chatoyant, ce décor me berce, établissant une connexion avec ma mère. À chaque complainte excédée de mon corps fatigué, un principe me revient : c’est ma dernière chance de me réconcilier avec elle, oui, la dernière. Avant qu’elle meure, emportée par le crabe.
***
J’ai trouvé mon guide peu après mon arrivée ici, grâce aux indications de Dina, ma tante de substitution. Elle m’a raconté que Paulo et ma mère se sont connus lors d’un voyage en commun, et qu’une forte amitié les unit depuis. Au nom de ce lien, il l’a laissée partir quand elle a décidé de s’isoler au cœur d’un petit paradis appelé le Puits des Saints. Il s’agirait d’une cuvette quasi inaccessible située quelque part entre les roches de la Cordillère, oasis de verdure baignée d’un microclimat tempéré. Un lieu de légende selon certains. Paulo affirme s’y être rendu. Moi, j’ai été mis dans la confidence par Dina, et cela lui déplaît. Ma mère était censée n’en parler à personne.
Je me revois débarquant ici. Hors de l’avion, écrasé par le soleil. L’air déformé par la chaleur sur le tarmac, l’impression d’immensité déjà omniprésente… Changement déroutant pour moi, jusqu’alors biberonné à un univers délimité par des remparts de buildings.
Ç’a continué avec la végétation luxuriante bordant les routes de terre battue, seuil d’épaisses et insondables étendues, assiégeant les pauvres créations humaines. Tant d’éléments impossibles à cerner.
Dans cet océan d’ignorance, Paulo est mon rocher. Très familier de la région, il a accompagné ma mère jusqu’à sa dernière retraite. Le guide idéal. Lors de notre prise de contact, j’ai partagé le minimum avec lui. Ma génitrice et moi nous ignorons mutuellement depuis des années. Récemment informé de sa maladie, je souhaite la retrouver, assez âprement pour m’exiler de ma zone de confort tout le temps nécessaire.
Trois semaines que je crapahute dans ce pays, et je commence à oublier mes murs plâtrés lisses, mes meubles vernis et mes lampes LED colorées. En lutte ardente contre la moiteur de la jungle, j’ai parfois songé à la maison, pour évoquer les visages de mes anges : Élise, ma femme, avec ses cheveux de jais, son doux regard et sa voix mélodieuse ; et Sabrina, notre petite princesse de deux ans, aux bouclettes brunes et au caractère bien trempé. Je les projetais sur cet enchevêtrement de troncs tordus et boursouflés, de racines aux tracés cauchemardesques, de nuages de bestioles volantes et de lianes putréfiées.
Cent fois j’ai frôlé la mort dans ce cloaque de poils et de pattes. Paulo m’a mis en garde contre les marécages boueux, les serpents venimeux et les nids de fourmis anthropophages. Je l’ai suivi obstinément, ruisselant de sueur, étouffé par l’air lourd et poisseux, enivré de senteurs étranges, redoutant à chaque pas la morsure fatale de quelque animal agressif. J’ai opéré une percée dans ce territoire hostile, mes principes ne parvenant à m’insuffler qu’une fragile témérité.
Aujourd’hui je contemple enfin la Cordillère, long et chaotique titan de roche enjolivé de touches neigeuses. Loin au dessus, un couvercle de nuages bouffis et obscurs aplatit mon être, cisaillé à la base par un rectangle de ciel vierge. Ma mère est là-bas, quelque part. Ce plateau que Paulo et moi venons de conquérir n’était qu’une étape intermédiaire.
La roche vibre sous l’effet de la cascade, dont la rugissante puissance souligne l’ampleur de mon insignifiance. Mon guide doutait de ma réussite. Sans un mot, il dresse le campement pour la nuit, m’arrachant à ma contemplation béate. Je constate que l’éclat dédaigneux de son regard a disparu.
Plus tard, autour des reliefs d’un énième frugal repas, nous discutons d’égal à égal. La nature environnante bruisse et stridule, vaste mer de feuilles, de roches et d’organismes. La suite du voyage sera plus éprouvante encore, m’avertit Paulo. Et soudain il m’assène, cinglant : « Elle m’a dit que tu l’avais reniée ».
Bien sûr, j’aurais dû m’y attendre. Je savais déjà que pour justifier le vide creusé autour d’elle, ma mère avait créé un système victimisant. Ah, ces enfants trop gâtés, inconscients des sacrifices consentis par leurs parents, et qui se croient au dessus de tout... Quels abominables ingrats ! Foutue génération d’égoïstes, pas vrai?
À chacun son angle de vue. Le mien est celui d’un petit garçon qui, à six ans, a subi le traumatisme du décès de sa sœur aînée, Aude. En moi est tristement gravé le souvenir de son visage au regard implorant, à demi mangé par un masque à oxygène, sur fond de tuyaux et de bidules électroniques. La faucheuse a réduit notre quatuor à un trio, et il a bien fallu s’y faire. Mais pour ma mère, après Aude, point de salut. Moi, pauvre valeur ajoutée, j’ai passé des années à tenter d’attirer son attention. Vain espoir ! Elle avait perdu sa fille, immortalisée dans sa perfection par son départ prématuré, et tout effort de ma part était voué à l’échec. Longtemps, je me suis efforcé de maintenir un lien avec elle, mais face à son désintérêt croissant pour ma personne, ma bonne volonté s’est tarie.
Reconnaître un tel état d’esprit ? Impensable ! Quel genre de mère agirait de la sorte ? Me traiter en fils indigne, irrespectueux envers sa maman vieillissante, paraissait de meilleur ton – et ce même si ladite mère prenait l’habitude de s’investir dans des trips en solitaire, toujours plus longs et lointains, jusqu’à devenir une voyageuse en fuite, révulsée par son foyer subsistant. Ainsi, pour se donner bonne conscience, elle a accusé les siens d’abandon, faisant de moi le pire du lot.
Longtemps j’en ai souffert. Puis ma relation avec Élise m’a ouvert les yeux. Ses liens avec sa famille également. Ça paraît stupide, mais je n’avais pas coutume de voir des gens, réunis sous le même toit, prendre plaisir à être ensemble. Mon père, ma mère et moi étions plutôt d’infortunés colocataires. Tardivement, j’ai compris ne pas avoir à servir de défouloir à tous les déprimés de la Terre, fussent-ils mes proches. Alors j’ai lâché.
J’explique tout cela à un Paulo impassible, avant de lui confier le cœur de ma motivation : devenu parent moi-même, d’une petite fille ressemblant beaucoup à ma mère, je jette sur mon sillage un regard nouveau. Perdre un enfant... je n’ose même pas imaginer le désespoir que cela m’infligerait. « Je veux faire l’effort de la comprendre, conclus-je. Lui faire savoir qu’elle a une petite-fille. Lui montrer sa photo. »
Il approuve en silence. Cette discussion m’a épuisé. Demain, nous attaquons les sommets de la Cordillère, ultime et ardue étape vers le Puits des Saints. Ma démarche me semble légitime. Mes anges me manquent... mais la rupture de tout lien avec mon existence s’avère curieusement grisante.
***
Dégringolade de la température, raréfaction de l’air. Malgré plusieurs couches de vêtements, l’atmosphère glacée m’étreint jusqu’à la moelle des os.
Entraîné par la silhouette spectrale de Paulo, je marche alternativement sur des roches anguleuses et à travers moult épaisseurs de neige. Chaque inspiration envoie une vague d’aiguilles rouler dans ma trachée et mes poumons. Mon corps entier n’est qu’un fuseau de souffrance à la peau gercée, aux jointures rouillées et aux tendons enflammés. Je me sens squelettique. Tous ces kilos laissés dans mon sillage... et pourtant j’avance, avec une rigueur d’automate. Paulo m’a dit hier que nous étions proches, très proches du Puits des Saints. Je tiendrai.
Nous frôlons le toit du monde, environnés d’un silence dense, pénétrant, seulement troublé par le bruit de nos pas et de nos expirations laborieuses. Le froid m’anesthésie. Une toile azur sans nuages nous couvre généreusement et l’horizon paraît sans vie, sans limites. Une part de moi se fond dans ce tableau de maître, et mon cœur se serre à l’idée du rendez-vous manqué avec ma mère. Ensemble, épris d’une exténuée félicité, nous aurions pu contempler ces somptueuses dentelles de roche, œuvres complexes de la nature, et sillonner ces vastes aplats de meringue, loin de tous les soucis du sol, pour faire le deuil d’Aude avec mon père.
Sept jours en montagne : le prix à payer pour enfin atteindre l’ultime falaise, au-delà de laquelle se cache le Puits des Saints. Paulo a laissé ma mère seule ici après l’avoir accompagnée tout au long du chemin, comme il vient de le faire avec moi. L’abandon d’une amie à la cruelle solitude du cancer, par respect pour ses vœux : tel est le fardeau qu’elle lui a imposé.
Nous dominons maintenant la cuvette. Bien qu’en désaccord avec les choix de la fuyarde, je ne peux que saluer celui-ci : quel bel endroit pour finir ses jours ! Un terrain vert entassé entre les montagnes, pied de nez à tout ce froid dont nous provenons, riche en plaines herbeuses, arbres nains et buissons fleuris. Une zone vallonnée qui se livre peu à peu, merveilleux sanctuaire cerné de contreforts jaloux.
Descendre implique d’emprunter un étroit sentier serpentant à flanc de falaise. Paulo, qui compte parmi les rares à en connaître le tracé, ouvre la voie, taciturne, aussi agile qu’un bouquetin. Je le suis la boule au ventre, nargué par mon vertige. Nous atteignons le bas au bout de plusieurs heures d’une marche périlleuse, dans une après-midi bien avancée.
Quel magnifique endroit. La terre grasse déborde d’une herbe haute et touffue. Les parfums de la verdure circulent au gré d’un vent doux et pacifique, entre les hauts murs millénaires qui font de cette enclave un havre de vie préservé de la morsure dévorante des glaces.
Après un long moment à déambuler entre les petites collines et les massifs de pétales odorants, nous trouvons enfin la cabane. Un assemblage de troncs et de rondins bâti à flanc de falaise, d’à peine quelques mètres carrés. Un trou d’ermite, jugé par ma mère plus attrayant qu’une vieillesse en famille, entourée de la chaleur et de l’amour des siens.
La gorge nouée, je pousse la porte de branches tressées. À l’intérieur, parmi les objets usuels de première nécessité et quelques meubles primitifs, repose une silhouette racornie, glacée, marquée par les stigmates de la maladie. Ma mère, endormie dans son dernier sommeil.
J’échange un regard désemparé avec Paulo… qui lentement se retire, me laissant seul avec elle.
Pauvre idiote. Pauvre idiote! La voilà donc effective, ta glorieuse fin tant rêvée ! Te sens-tu grandie, purifiée ? Élevée par tes prétentions ? Qu’y as-tu gagné ? Et tandis que tu agonisais ici, dans la souffrance aiguë, quelles ont été tes dernières pensées ? M’en as-tu adressé une seule ? Tout ce que nous aurions pu partager... tout ce que nous avons manqué, et définitivement perdu ! Pauvre idiote ! Pauvre cinglée bornée que tu étais !
Je reste longtemps là, à l’insulter et à me lamenter. Seul avec elle, au sommet du monde. Empli de colère, je voudrais dévaster la cabane, réduire en miettes cette retraite si précieuse pour elle. Je voudrais hurler à la mort, frapper impitoyablement sa dépouille. En fin de compte je demeure immobile, ravalant mes sentiments comme je l’ai toujours fait. Notre conflit déchirant, l’ultime mise au point, la fameuse conversation libératoire... tout cela restera en moi, à jamais tu. Un chancre amer.
Je n’ai pas pu te dire que je t’aimais. Oui, j’ai persisté à t’aimer malgré tes errances, avec la candeur d’un vrai fils. Mais quel intérêt, maintenant ?
***
Je repars avec Paulo vers le pied de la Cordillère, et la civilisation. Emportant avec moi mille envies frustrées, redoutant ce vide effarant voué à perdurer, cette blessure restée ouverte qui impactera pour toujours mes relations avec mon entourage.
Malgré cela, je me réjouis d’avoir vibré face aux grands espaces, à la sauvagerie brute et puissante de la nature, à l’ivresse de la sillonner en pionnier. D’avoir connu l’impression de différence, de complétude, qui donne à la vie un sens nouveau – celui qu’on découvre, jubilatoire, après avoir tout laissé derrière. En cela, j’ai approché ma mère. Un pas vers elle, mais un seul. Elle ne voulait pas de son foyer. Or le mien me manque. Nous ne serons jamais pareils.
Derrière moi je laisse sa tombe, creusée à coups de piolet dans la terre du Puits des Saints. Son corps y repose désormais avec, en guise d’épitaphe, une boîte en métal inoxydable, lourdement lestée, contenant les photos d’Aude et de Sabrina. Repose en paix, Maman. Puisse cet écrin inviolé te prodiguer les bonheurs que toute ma vie durant, j’ai échoué à t’offrir.