A mon seul désir...

Par Beatrix
A sa grande honte, il n'apprécie pas l'endroit. Trop froid, trop sombre, trop hiératique. L'art médiéval lui échappe : il n'y trouve rien qui puisse l'inspirer ou refléter un quelconque aspect de sa vie. Il n'y voit qu'une nébuleuse anachronique, exposée par fragments dans ce bâtiment hybride, moitié hôtel médiéval, moitié thermes romains. Des éclats plus douloureux, plus désastreux encore que les vestiges mutilés de temps plus reculés, parce qu'il pêche à retrouver clairement leur place dans un tout. Mais peut-être qu'au fond, la raison pour laquelle il manque tant d'enthousiasme est cette fatigue persistante qui alourdit ses membres. Le bureau a fait appel à lui trois fois dans le mois, pour des affaires qui se sont révélées particulièrement dangereuses. Il porte encore quelques blessures en voie de cicatrisation, mais c'est une circonstance si courante ces temps-ci il n'y prend plus garde. Une récente altercation – une de plus – avec son géniteur a achevé de faire dangereusement sombrer son humeur.Son père a été son héros. Son Dieu. Le pivot central de sa vie. Il a tout accepté de lui, tout admis – même le destin malheureux de sa mère et de ses tantes qui n’était dû, il le comprend à présent, qu'à la lâcheté profonde de cet homme. A présent, il se surprend parfois à le haïr, mais une haine encore mâtiné de cet amour d’enfant qui ne mourra jamais totalement. Et à cause de cela, ce violent sentiment qui aurait pu être libérateur se retourne contre lui-même pour le blesser plus cruellement encore. Il coule un regard vers son frère, dont les yeux d'or boivent chaque couleur, chaque relief, chaque motif... Un regard d'artiste, de poète, qui ne s'embarrasse du poids du passé que pour le conserver comme un trésor derrière ses paupières. Mais lui ne peut se mouvoir que dans le sens du temps, courant toujours vers l'avant, sans se permettre de jeter un coup d'oeil par dessus son épaule. Peut-être qu'en fait, c'est ce qu'il craint : de se retourner pour voir la chaîne du passé attachée à ses pieds, prête à le faire trébucher sous le poids de ses maillons toujours plus nombreux.Il sent une main se poser sur son épaule, solide et chaleureuse :« Ce n'est pas ton jour, à ce qu'on dirait... »- Cela ne te ressemble pas d’utiliser un langage aussi prosaïque, Léo », répond-il en laissant un sourire éclore sur ses lèvres.Le poète éclate de rire :« Je devrais savoir depuis le temps que te traîner dans les musées n'est pas la meilleure idée qui soit. »Léo s'arrête pour admirer une statue de bois noircie par l'âge ; avec ses boucles blondes et sa taille élégante, il attire bien plus de regards que les objets exposés : les femmes le contemplent à la dérobée, puis se détournent pour chuchoter des paroles excitées à l'oreille de leur amie ; même les hommes lui accordent un peu plus d'attention que nécessaire. Mais celle de Léo n'est focalisée que sur lui, et il se demande parfois si quelques uns des passants les imaginent liés par autre chose que le sang.« Suis-moi, la suite te plaira peut-être plus... »Le poète l'entraîne dans une pièce ronde, dont les murs sont couverts par de vastes rectangles de tapisseries d'un rouge entêtant, constellés de plantes, de fleurs, de divers animaux, comme si laisser un seul espace libre avait été une hérésie. Elles mettent en scène, invariablement, une dame du temps jadis et une licorne, parfois accompagnées d'un lion ou d'une servante, pour peupler l'espace circulaire d'un jardin idéal. La pièce est vide de tout autre visiteur pour le moment, et son frère en profite pour l'acculer :« C'est encore notre père, n'est ce pas ? »Son regard doré s'est fait scrutateur, et il sent qu'il ne résistera pas éternellement à cet assaut certes bien attentionné, mais qui brise impitoyablement ses dernières défenses. Il repense à la rage noire du patriarche, aux éclairs dans les profondeurs charbonneuses de son regard. Sa main droite se crispe convulsivement au fond de sa poche. Sous ses doigts refermés, il peut sentir le réseau de cicatrices marquant à jamais sa paume. « C'est étrange, reprend Léo pensivement. De nous tous, on te considérait comme le plus insouciant, le plus insolent, le plus irrévérencieux... Mais tu as toujours rempli ton devoir envers et contre tout, tandis que nous, nous nous laissions porter par nos envies et nos caprices. Tu as endossé le poids que notre oncle a placé sur tes épaules sans te plaindre. Et encore aujourd'hui, te voilà prisonnier de tes obligations envers notre famille... et envers ce pays. C'est sans doute ce que notre père ne supporte pas. Que tu puisses toujours vivre, alors que nous existons juste... »Il lève les yeux vers l'une des tapisseries, celle où la dame se tient à l'entrée d'une tente de brocard bleu portant une inscription cryptique :« A mon seul désir... Voilà des lettres qui auront fait couler beaucoup d'encre. Personne ne sait exactement ce que cela signifie. Ce qu'elle choisit de prendre? Ou de donner ? En ce domaine, c'est à chacun de faire son choix, pour équilibrer sa vie. Mais je pense que tu as bien trop donné... »Il hésite un peu avant de poursuivre :« Y compris à moi, en t’efforçant d'être le meilleur des frères... Comme lorsque tu m'accompagnes dans des lieux qui ne te procurent aucun plaisir. »Dans l'un de ses élans de tendresse spontanée, aussi violents et parfois aussi destructeurs que ses colères, le poète l'engouffre dans l'espace de ses bras et murmurant fiévreusement à son oreille :« Je te souhaite un jour de trouver ton seul désir, petit frère... Et quand ce jour viendra, ne pense à personne d'autre qu'à toi et fais en ton seul et unique objectif ! »Il le relâche tout aussi brutalement, sous le regard figé pour l'éternité des dames, des licornes et des lions.
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Fannie
Posté le 06/02/2020
Manifestement, ces textes se suivent ; peut-être pas directement, mais c’est la même histoire, alors que le premier n’a pas l’air d’avoir de lien avec les autres.
Vraiment, je me délecte de ta belle plume. J’aime beaucoup ta manière de décrire l’état d’esprit et les émotions des personnages, et ici, également le regard des personnes extérieures. Le poète a sans doute raison : son frère devrait penser à lui-même au lieu de toujours tout faire pour les autres et en fonction d’eux.
On se demande comment Henri a été blessé à l’intérieur de sa main.
Coquilles et remarques :
Apparemment, le déménagement t’a fait perdre la mise en page, au niveau des dialogues notamment, où les sauts à la ligne se sont perdus en route.
— A sa grande honte / A présent, il se surprend / A mon seul désir… [À]
— parce qu'il pêche à retrouver clairement [il pèche ; de « pécher », pas de « pêcher »]
— mais une haine encore mâtiné de cet amour [mâtinée]
— sans se permettre de jeter un coup d'oeil par dessus son épaule [d’œil / par-dessus]
— il se demande parfois si quelques uns des passants [quelques-uns]
— à cet assaut certes bien attentionné, mais [« bien intentionné » ou « (fort, très) attentionné »]
— et fais en ton seul et unique objectif [fais-en]
Beatrix
Posté le 13/02/2020
Ouch, on voit que je n'avais pas encore Antidote à cette époque ! ^^
Merci beaucoup pour ces appréciations ! Cette petite série de textes est déjà ancienne, mais je lui garde une certaine tendresse. :)
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