Dans la moiteur des draps et la douce lueur orangée des bougies, elle était d’une beauté renversante. Elle dormait allongée à moitié sur Thomas Jefferson, sa respiration assoupie soulevant régulièrement sa poitrine nue. Thomas Jefferson contempla un court instant le corps de sa partenaire, puis leva les yeux pour regarder le plafond de la chambre d’hôtel miteuse dans laquelle les deux amants vivaient en secret depuis une semaine.
Sa partenaire se mut légèrement, et Thomas Jefferson comprit alors qu’elle ne dormait pas. Il sourit : elle voulait lui faire une surprise, il la connaissait. Thomas hésita un peu, se demandant comment il pourrait la piéger en retour. Puis il trouva : faire semblant de dormir, et attendre qu’elle cherche à le surprendre. Il allait tellement lui faire peur en retour qu’elle allait en hurler, pensa-t-il en jubilant à l’idée. Thomas Jefferson se dit alors qu’il était l’homme le plus comblé du monde.
C’est à ce moment que la porte s’ouvrit avec un fracas assourdissant.
La femme se réveilla en sursaut, confuse, mais toujours agrippée à Thomas.
En quelques secondes, une escouade de soldats fit irruption dans la chambre, se mettant rapidement en cercle autour du lit. Chacun portait un uniforme militaire sombre, un fusil d’assaut, un pistolet à la ceinture et un camouflage de nuit qui grimait leurs visages impassibles.
« Qu’est ce qui se… » commença la femme, terrifiée.
Avant que la femme puisse ajouter quoi que ce soit, les soldats se mirent au garde-à-vous, la main droite vissée sur la tempe gauche, les semelles s’entrechoquant entre elles, les regards fermement dirigés en avant. « Chef ! Bonjour, chef ! »
Encore plus perdue qu’elle ne l’avait jamais été, la femme se tourna vers son conjoint à la recherche de réponses. Celui-ci ne réagit que par un langoureux soupir, avec la gravité de quelqu’un qui vient de voir sa tartine tomber par terre côté beurré. Thomas prononça lentement : « Sérieusement ? Vous étiez vraiment obligés d’en venir à de telles extrémités ?
— Chef ! répondit un soldat moustachu aux muscles saillants. Nous sommes désolé du dérangement, Chef !
— Je ne vous pardonne pas, Soldat Almarov. Je suppose que c’est à cause de cet abruti de commandant, n’est-ce-pas ?
— Chef ! Le commandant m’a dit qu’il savait que vous répondrez avec votre sarcasme, et il m’a indiqué les contre-mesures à suivre !
— Et quelles sont-elles ?
— Le commandant m’a conseillé de ne pas vous répondre, car je ne suis pas assez intelligent pour, chef !
— Sage décision.
— James, que ce passe-t-il ? demanda très justement la femme alors qu’elle regardait tour à tour l’homme à côté d’elle et l’escouade de soldats burinés qui sentaient chacun différentes races de fauve.
— Chérie, je ne suis vraiment navré de tout ça, répondit Thomas d’une voix douce. Je te promets que j’expliquerai tout et… Soldats ! »
L’escouade se raidit, rassemblant tous leurs efforts pour regarder le mur en face d’eux. Sans attendre, Thomas quitta le lit et se mit debout, droit, fier et nu comme un ver face aux soldats. Il continua d’une voix cinglante : « Soldats ! Vous n’avez pas honte de vous comporter ainsi en face d’une demoiselle ? Laissez-lui de l’intimité, que diable !
— Chef ! Oui, chef ! »
Et dans un même mouvement parfaitement coordonné qui fit honneur à l’esprit militaire, toute l’escouade se retourna pour faire face au mur de derrière, au garde-à-vous.
Avec un air moqueur qui lui ne devait pas vraiment faire plaisir à l’esprit militaire, Thomas se tourna vers la femme toujours confuse. « Cela te convient-il ? demanda-t-il.
— Euh… et bien… balbutia la femme qui commençait à se demander si elle était en train de rêver.
— Soldats ! Elle est toujours embarrassée ! Honte à vous ! Comment comptez-vous vous excuser ?
— Chef ! répondit un soldat plus jeune à la voix plus aigüe. Nous pourrions essayer de détendre l’atmosphère avec plusieurs plaisanteries !
— Très mauvaise idée, soldat Jenkins ! Faîtes-moi dix pompes !
— Chef ! ajouta un autre soldat avec un fort accent. Nous pourrions essayer de lui acheter des bijoux ! Les femmes adorent les bijoux !
— Soldat Falk ! Un peu de tenue ! N’oubliez pas que vous êtes tous pauvres ! Faîtes-moi vingt pompes !
— Chef ! proposa le soldat Almarov. Nous pourrions peut-être juste nous excuser platement puis quitter la chambre…
— J’ai une idée ! le coupa Thomas. Elle est toute nue, c’est cela qui la gêne ! Soldats ! Enlevez vos vêtements tout de suite ! »
Alors que les soldats se mirent un à un à se dévêtir méthodiquement, en faisant bien garde à correctement plier leurs vêtements, Thomas se rapprocha de la femme et prit ses mains dans les siennes. Toute la sincérité du monde se réfléta dans son regard alors qu’il déclara : « Chérie, je suis navré de tout cela. Sache que mon amour pour toi fera fi de tous les obstacles. Nous devons fuir loin, très loin, là où ces brutes ne pourront plus nous retrouver et où les chambres d’hôtel auront la climatisation…
— James, répliqua la femme d’une voix atone tout en essayant de dégager ses mains. J’ai beaucoup, beaucoup de choses à te demander. Mais avant tout pourrais-tu, je t’en supplie, me passer mes vêtements et faire dégager cette bande d’abrutis ?
— Tout de suite, répondit Thomas en se redressant. Soldats ! Vous avez entendu ?
— Chef, oui chef ! répondit le soldat Falk alors qu’il finissait ses pompes. Elle nous a traité d’abrutis, nous trouvons tous que c’est un peu méchant de sa part !
— Je comprends vos sentiments, soldat ! Mais vous l’aviez cherché ! Faîtes-moi vingt pompes en plus !
— Chef ! Sauf votre respect, vous pensez sincèrement que nous allions vous laisser partir ?
— Très bonne question, soldat ! Sachez que je cours très vite, que rien ne fera plier mon amour, et que je suis le plus haut gradé ici !
— C’est ce que vous croyez ! » hurla une voix grave qui venait de juste en-dessous du lit.
Si la femme se figa sous la stupeur, ce n’était rien en comparaison de la réaction de Thomas Jefferson. Celui-ci s’était pétrifié, la sueur perlant son front, son corps entier se mettant à frisonner incontrôlablement comme s’il était atteint de la maladie de Parkinson. Aussi rapidement que l’éclair, Thomas s’éloigna du lit et se mit au garde-à-vous.
Sans que la femme ne pût ajouter quoi que ce soit, quelque chose bougea en dessous du lit, cherchant à s’extraire de sa cachette. Le femme regarda, mortifiée, un homme portant impeccablement l’uniforme militaire se mettre debout à côté d’elle. Il avait des cheveux argentés qui luttaient contre une calvitie envahissante, un corps maigre et sec qu’on devinait composé uniquement d’os, de muscles et de rigueur.
Ses petits yeux sévères dissimulés derrière des lunettes carrées regardaient de haut-en-bas Thomas Jefferson, puis il soupira. « Sergent Thomas Jefferson.
— Chef, oui chef ! répondit ledit sergent. Je suis agréablement surpris de vous voir ici, chef ! Comment vous portez-vous ?
— Épargnez-moi vos répugnantes formules de politesse, soldat. J’ai passé un très mauvais moment, et il me semble que celui-ci va encore continuer pour quelque temps.
— Chef ! Sachez que je ne pensais pas ce que je disais depuis le début…
— Voulez-vous dire quand vous m’aviez traité d’abruti ?
— Chef, ne vous méprenez pas ! Dans mon pays, être traité d’abruti est un compliment !
— Nous venons du même pays, soldat.
— Pays ? Pardon, je parlais de la ville, chef !
— Vous venez de la campagne qui est juste à côté de la ville dans laquelle j’habite. Ne croyez pas que je ne me suis pas préparé pour…
— Euh, excusez-moi… parvint à articuler la femme. Mais… depuis combien de temps êtes-vous là ?
— Judicieuse question, chère mademoiselle ! déclara le commandant avec une fierté qu’il peinait à dissimuler. Depuis le début, bien évidemment. Après tout, il est naturel qu’un chef doive veiller sur ses soldats, n’est-ce pas ? Mais ne vous inquiétez pas pour moi: passé la première nuit, on s’y habitue. »
Et la chère mademoiselle en question accueillit cette réponse avec retenue et maturité, commentant « D’accord. Je vois. Ça commence à faire beaucoup pour moi. » et s’évanouit sans attendre plus longtemps.
A faire pour une nuit de noce, j'imagine le souvenir mémorable que cela laisserai à la jeune mariée.
Merci pour ce texte qui ma bien fait sourire.
Bonne continuation.
Merci pour ce commentaire. J'espère que la suite te plaira !
Je crois que j'ai eu raison : c'est bien déjanté. J'imagine déjà la tête du commandant. En fait, je le visualise sous les traits de cet acteur français à tête de crapaud qui joue toujours ce genre de rôles. Attends, je vais retrouver... Jean-Christophe Bouvet (je te laisse chercher et me dire ce que t'en penses).
Pas grand chose à dire sur la forme (peut-être quelques concordances des temps qui m'ont fait tiquer, mais c'est du pinaillage).
Je continue !
Aaaaaah Bouvet pourquoi pas... j'imaginais plutôt une physique de fonctionnaire type, assez fluet et banal. Comme Scott Glenn dans "Le Silence des Agneaux".
J'espère que la suite te plaira !
Je n'ai trop rien à dire sur la narration car je ne maîtrise pas beaucoup l'humour, personnellement. Pas avec autant de brio, j'entends.
"Faites-moi" suffira. "faîte", c'est le sommet d'un arbre ou d'une montagne.
"quelques temps"
"se figea"
Toute cette nudité me fait honte, soldats ! Un peu de tenu !
J'espère que la suite te plaira ! (promis, les soldats vont se rhabiller)
J'espère que la suite va te plaire...
J’aime bien ton style fluide et ton vocabulaire précis, j’ai cependant détecté une maladresse sur cette phrase : « (…) avec la gravité de quelqu’un qui vient de voir que sa tartine venait de tomber par terre côté beurré. » Il y a répétition du verbe venir, je dirais plutôt : « (…) avec la gravité de quelqu’un qui voit que sa tartine vient de tomber par terre du côté beurré. »
Merci, je suis content que ça te plaise ! J'avais des doutes sur l'humour extrême de l'histoire... mais si ça t'a plu, et bah tant pis, je continue !