Il est dix-sept heures cinquante-six. Dans la boulangerie, les lumières déclinantes dessinent des rectangles et des carrés roux sur le carrelage, découpées par les larges baies vitrées. On peut lire, en ombres floues, le lettrage de la glace sur le sol : “Boulangerie Lemaire”.
C’est une boulangerie de quartier, prise entre une école primaire et des maisons accolées, dans une rue bordée de marronniers. Tous les jours de la semaine, les mêmes clients défilent, aux mêmes horaires. Leur visite semble le métronome immuable qui fait battre le cœur de la boutique.
Tôt le matin, dès l’ouverture, ce sont les petits vieux. Voûtés, l'œil humide, emmitouflés dans un manteau sans âge, ils attendent avec patience face aux vitrines. Certains sont réveillés depuis belle lurette ; leur horloge biologique semble s'être calquée sur les horaires du boulanger, qui pétrit dès potron-minet dans son atelier.. Ils commandent leur pain blanc, leurs friandises. Des javanais, des tartes aux fraises, aux abricots, au sucre, des éclairs au moka, des merveilleux qu’ils dégusteront plus tard, à l’heure du café, ou parfois en famille, quand les plus jeunes visitent.
À 10 heures, les marmots de l’école se précipitent pour acheter sucettes et pains au chocolat avec l’argent de poche donné par les parents, sous l’oeil attentif des surveillants ; c’est le privilège des écoliers qui étudient toute la journée dans les odeurs de mie en train de cuire. Ils se bousculent devant le comptoir, choisissent des sucettes à la cerise, à la pomme, à la fraise… Ou des petits pains chauds et mous, tout juste sortis du four.
Vers midi, ce sont les employés qui se glissent dans la boutique, en file indienne, pour commander leur baguette garnie ou, pour ceux qui n’ont pas oublié les gourmandises de l’enfance, un pain au chocolat qui s’émiette déjà dans son papier froissé et qu’ils mordent à pleines dents sur le trottoir.
L’après-midi s’étire en longueur ; les clients se font rares. C’est le moment de passer un coup de balai, d’éliminer les miettes, les traces de farine qui trainent sur le sol et les surfaces. Dans l’arrière boutique, le boulanger et son commis s’activent, ils terminent les produits qui devront bientôt être vendus. L’odeur de pain cuit reprend de plus belle et c’est tant mieux ; car bientôt seize heures sonnent et avec elles, une nouvelle vague d’enfants.
Les plus malicieux, non contents de leur pain au chocolat matinal, arrivent à soutirer à leurs parents une gourmandise chocolatée supplémentaire. Certains préfèrent croquer dans un bout de baguette, celui qui dépasse du papier, auquel on ne peut résister. Parfois, la famille se dispute le quignon. C’est toute une histoire, il faut départager entre les parents, l’enfant, les frères et sœurs. En général, on argue qu’une baguette possède deux côtés. D’autres fois, un pain au chocolat supplémentaire suffit à étouffer toute révolte.
Très vite cependant, la cohue laisse à nouveau place au calme . Cette soirée d’été ne fait pas exception ; la boutique elle-même semble fatiguée, les rideaux de fer qui surplombent les vitrines ressemblent à deux paupières tombantes. Les passants se font rares dans cette rue résidentielle.
Derrière son comptoir pourtant, Pascaline s’active depuis le matin, indifférente aux changements de rythme. Elle est habituée à ces vagues qui s’enchaînent. Elle est toujours occupée ; répondre aux demandes des clients, réassortir la production, passer un coup de chiffon sur les comptoirs de marbre empoussiérés, donner un coup de main dans l’atelier pour décorer les pâtisseries… Ou encore, comme maintenant, compter la recette de la journée.
Sa main exercée laisse tomber les piécettes, une à une, dans les réceptacles de la caisse enregistreuse. Les billets volent entre ses doigts, elle a le talent d’une banquière. Pourtant, ce n’est rien à côté de Manuelle, la patronne, qui compte l’argent depuis tant d’années qu’on dirait un numéro de prestidigitatrice. Au début, quand elle a commencé, Pascaline ne pouvait s’empêcher de s’interrompre pour la regarder faire, fascinée, tandis que les billets volaient d’une main à l’autre, comme animés d’une volonté propre.
Aujourd’hui, c’est à elle qu’incombe cette tâche. Cela fait 3 ans qu’elle travaille dans la boutique, compte les pains, la petite monnaie des clients et maintenant, la recette. Elle fait presque partie de la famille. Pareils aux bourgeois d’autrefois, les Lemaire prennent soin de leurs employés comme de leurs propres enfants. Pascaline mange à la table du dîner avec le reste de la famille ; on se partage du pain tiède, du beurre, de la confiture, de la soupe cuisinée la veille par Manuelle. Elle passe une main distraite sur le crâne de Benji, le Golden Retriever, qui la fixe de ses yeux marron quémandeurs jusqu’à ce qu’elle lui lâche une croûte, sous le regard réprobateur de la patronne.
Le mercredi, les enfants du couple Lemaire reviennent de l’école plus tôt, aussi Manuelle cuisine-t-elle chaud. L’odeur des spaghettis, de la saucisse ou du steak se mêle aux fragrances habituelles de la boulangerie.
Pascaline compte prestement, la nuque tendue, le visage concentré. Ses lèvres pleines murmurent les nombres et seul ce souffle régulier : “47, 48, 49…” résonne dans la boutique. Manuelle est passée à l’arrière ; elle s’occupe des enfants, les aide à faire leurs devoirs. Michel, son mari, le boulanger derrière tous ces pains, travaille encore à l’atelier avec son commis, Javier. Ils nettoient les établis, entassent les sacs qu’il leur faudra ouvrir demain avant l’aube pour préparer les pâtons.
Absorbée par les chiffres, Pascaline n’a pas vu la lumière décliner. Elle termine de compter, note les nombres sur un papier qu’elle laisse en évidence sur la caisse enregistreuse à l’attention de la patronne. Puis elle lève les yeux distraitement, frotte ses paumes sur ses hanches couvertes d’un tablier aux couleurs du commerce : blanc et bleu, assorti aujourd’hui à la robe d’été qu’elle porte. Des traces blanches de farine strient encore ses mains et ses avant-bras bronzés. Ce n’est pas grave, elle a l’habitude. Elle sent toujours bon, le pain grillé, le froment, le beurre… Ses amants adorent plonger le nez dans ses cheveux et y déceler des odeurs de vanille, de crème, de caramel… Et faire mine de deviner ce qu’elle a vendu aujourd’hui.
Toute absorbée par ses comptages, Pascaline peine à reconnecter avec le présent. Mais ses yeux tombent sur le carrelage, les ombres qui s’allongent, la lumière de cette fin d’après-midi qui rougit progressivement et donne à présent aux comptoirs en chêne une riche couleur acajou.
Son esprit quitte les nombres. Le poids de la journée s’abat sur ses épaules, ses jambes sont lourdes, son dos lui fait un peu mal. Elle soupire, soulagée, dénoue le tablier qu’elle va accrocher à une patère, dans l’arrière boutique. Elle entend les enfants se chamailler ; c’est vendredi, ils n’ont pas à faire leurs devoirs. Le son de la télévision se fait entendre, Benji aboie en arrière plan, jusqu’à ce que la voix sèche de Manuelle le fasse taire.
Pascaline sourit ; elle aime ces moments furtifs, où elle entraperçoit cette vie de famille, les parents derrière les patrons. Michel passe la tête par la porte de l’atelier ; il a de la farine sur le front. Il hausse les sourcils.
- « Partie, Pascaline ? »
- « Oui monsieur Lemaire », répond-elle, enjouée.
Elle a pour lui une tendresse mêlée de respect ; cet homme travaille dur et pourtant, ne manque jamais de faire preuve de douceur avec sa femme, ses enfants ou ses employés.
Le boulanger avise le ciel bleu qui règne encore, à travers les carreaux de la porte d’entrée. Car l’arrière boutique est directement connectée à la rue ; c’est également ce couloir qui donne accès à la maison des Lemaire, à l’étage. Le pauvre Michel n’a pas vu un rayon de soleil depuis 12 heures. Son teint blanc ressemble aux farines qu’il manipule à longueur de temps.
- « Prudence en rentrant », fait-il en lançant un regard au vieux vélo de Pascaline, une antiquité qu’elle a posée contre le mur, comme à l’accoutumée.
- « Bien sûr Monsieur Lemaire. À demain ! »
Le boulanger la salue avant de retourner dans son antre. Pascaline prend son casque, le pose fermement sur ses épais cheveux châtains. Son vélo est vieux, ses freins sont défaillants, ses roues fines. Pour tout dire, elle l’a acheté en brocante. Mais il roule bien, il est lourd, l’attache au bitume aussi sûrement qu’une ancre et surtout… Il fonce dans les descentes.
Pascaline adore ça.
Elle ouvre la porte, le vélo contre la hanche, ferme le battant derrière elle et gagne la rue. Rassemblant sa jupe sous elle, pour éviter que le tissu ne se prenne dans les haillons, elle s’assied et s’élance. Les premiers coups de pédale donnent le rythme ; ses jambes endolories se réveillent, elle sent son corps engourdi reprendre vie. La rue est en pente, c’est un démarrage en côte qu’il faut surmonter pour arriver par-dessus la colline… Et amorcer la descente du boulevard.
Très vite, Pascaline quitte les rues étriquées où les ombres gagnent du terrain ; le boulevard, au contraire, est encore baigné de soleil. C’est une large avenue, avec des pistes cyclables de chaque côté, des tilleuls, luxuriants à cette époque de l’année. Pascaline croise d’autres cyclistes comme elle, des conducteurs de trottinettes et même un segway. Elle semble appartenir à un autre temps, avec sa bicyclette antique au large guidon, à la sonnette de métal ronde et carillonnante. Sa robe à la coupe simple et aux teintes innocentes renforce cette impression ; on dirait une ingénue d’après-guerre.
Pascaline est arrivée au bout de la côte. Elle a fait l’effort, au vélo de faire le reste.
La pente démarre ; la jeune femme sourit d’aise. Peu à peu, la vieille carlingue prend vie, les couinements de la mécanique laissent place au ronron régulier des roues qui glissent sur le macadam.
La brise tiède lui fouette le visage, plaque quelques mèches de cheveux contre son cou. Les courants d’air caressent ses chevilles, ses mollets, ses cuisses, rafraîchissent ses jambes. Ses épaules et ses bras, également nus, alternent entre frissons, sous l’ombre des arbres, et félicité lorsque le soleil refait son apparition, à toute vitesse.
En parfaite maîtrise de son bolide, Pascaline s’aplatit comme une cycliste en course. Sa jupe froufroute, se déploie derrière elle comme une cape. Le guidon garde le cap, solidement arrimé aux mains de sa propriétaire. La descente n’en finit pas ; raide d’abord, elle s’adoucit légèrement ensuite, mais le vélo garde sa vitesse, il accélère même, d’énergie accumulée.
La jeune femme se redresse. D’un subtil coup de hanche, elle envoie la bicyclette à gauche, à droite ; dessine des zigzagues sur le sol, contourne par jeu les marquages et les branchettes, sous l'œil intrigué des autres usagers.
Pascaline s’en fout ; toute à son plaisir, elle regrette seulement que personne d’autre n'ait l’idée d’en faire autant. C’est pourtant un tel délice de divaguer ainsi sur son vélo, sans penser au temps, sans penser à rien d’autre qu’à la route lisse, aux sensations du corps.
Pascaline ne sent plus la dureté de sa selle, ni les courbatures de son dos. Elle fonce, elle est légère comme un oiseau, elle a dix ans à nouveau, elle s’envole. Elle joue, comme tous les jours depuis 20 ans. Elle honore cette enfant qu’elle porte en elle par ce jeu et tant d’autres ; c’est le sel de la vie qu’elle cueille, à travers ces moments. Tout comme l’odeur des petits pains chauds, cette vertigineuse descente en vélo lui rappelle qu’elle n’est pas une adulte, elle n’est pas “une grande”, elle n’en a rien à faire. Elle est une gamine qui s’amuse, elle touche à la liberté.
Elle lâche prise et rit à gorge déployée, les yeux fermés sous le soleil, heureuse, jusqu’à ce que le vélo ralentisse, signe que la pente est terminée. Elle ouvre les paupières. Son visage hâlé conserve la douceur, la candeur qu’elle cultive chaque soir sur cette pente infernale.
Elle jette un coup d'œil en arrière, vers la route, les arbres, les taches de soleil sur le bitume. Le vent s’est levé, fait danser les feuilles, répand sur le sol les fleurs des tilleuls, des clochettes jaunes et pelucheuses qui forment un tapis duveteux par endroit.
- « À demain », souffle-t-elle par-dessus son épaule.
Et elle va de l’avant, reprend le pédalage en douceur pour s’enfoncer dans la ville.