Abdication

Par Anne CB

Une balle rebondissait pour achever sa course entre les mains d’une jeune enfant. Elle poussait un cri joyeux à chaque fois qu’elle parvenait à la rattraper, sous le regard attendri du père. Des visages bienveillants les entouraient. Une silhouette rôdait pourtant, se frayant un chemin entre les spectateurs. Sortant de l’ombre, elle saisit l’homme à la gorge et le traîna dans l‘obscurité. L’enfant se jeta à sa poursuite mais…

 

L’alarme stridente du téléphone retentit pour avertir qu’il était sept heures. Flavia s’éveilla en nage, désorientée par l’environnement inhabituel où elle se trouvait. De longues minutes s’écoulèrent avant qu’elle se souvienne qu’elle était chez les parents de son amie, à Areggio, et qu’un triste programme l’attendait.

 

Cependant, il ne fallait pas traîner car l’emploi du temps de la matinée était chargé.

En effet, Giulia avait planifié la messe des funérailles pour dix heures, et la mise en terre devait se dérouler une heure plus tard.

 

Trop abattue pour supporter le cortège des commisérations, Flavia n’avait pas souhaité organiser de réception après l’office au cimetière, allant ainsi à l’encontre de tous les usages.

Après une toilette sommaire, elle revêtit la simple robe noire qu’elle s’était choisie, composée d’une ample jupe s’arrêtant en dessous du genou et d’un bustier à fines bretelles, sans fioritures. Le tout était accompagné d’un large châle de voile noir, très pratique pour masquer les traces maculant toujours sa gorge et pour recouvrir les épaules, ainsi qu’il serait de mise à l’intérieur de l’église.

Flavia avait eu la surprise de retrouver cette robe dans sa penderie, parfaitement appropriée pour la circonstance, alors qu’elle l’avait achetée en vue de la cérémonie de remise de son diplôme de Master qui aurait dû avoir lieu à la fin de cette année scolaire.

Elle compléta sa tenue de deuil d’un coup de mascara, sans coquetterie, presque machinalement, juste parce qu’il était convenable de le faire.

 

Dans la salle à manger, un petit déjeuner copieux l’attendait, sous la forme d’un véritable buffet de pâtisseries dont raffolait la jeune fille: cantucci, ricciarelli, et croccanti. Elle en prit quelques-unes pour faire plaisir à Giovanna, mais elle n’avait besoin que de café, un puissant robusta, pour la soutenir aujourd’hui.

Elle prêta une oreille distraite à la conversation de la volubile Giovanna, qui essayait de lui changer les idées sans beaucoup de subtilité, mais elle n’avait pas la tête à donner le change. Seule Chiara, arrivée tardivement, l’égaya un peu. Toutefois, elle s’excusa, arguant qu’elle avait besoin de marcher et prit seule le chemin de l’église.

 

En effet, il était temps de faire ses adieux à sa mère.

En entrant dans l’édifice, elle constata que tout avait été arrangé selon ses volontés. Des petits bouquets de lys blancs étaient disposés de part et d’autre de la travée centrale et une gerbe fleurissait le pied de l’autel. Elle avait pensé qu’il n’était pas besoin de surcharger la décoration de l’église qui était déjà ornementée à outrance de marbres et de dorures, selon les canons du style baroque italien.

Le prêtre, le père Ambroggio, qui avait marié ses parents et l’avait baptisée, vint la saluer en lui serrant les mains dans un geste cordial. Il l’assura de tout son soutien, tout comme le firent plus tard les nombreux villageois qui vinrent assister à la messe. De son côté, Flavia hochait la tête ou souriait faiblement, prononçant parfois un mot de remerciement en réponse à ce défilé de condoléances qu’elle avait redouté.

Malgré sa déchéance,  de vieille noblesse d’épée réduite à la robe noire de la magistrature, la famille Mancini restait indissociablement liée à l’histoire de la ville, et les habitants venaient lui rendre hommage à travers Antonella.

 

L’entrée du cercueil arracha des sanglots aux vieilles femmes de l’assistance qui l’avaient bien connue et Flavia alla l’accompagner jusqu’au chœur en cachant ses pleurs sous son voile.

Puis, elle vint s’asseoir près de Chiara qui lui tint affectueusement la main tout au long de la cérémonie.

Celle-ci fut simple et émouvante, quelques proches venant témoigner de la noble personnalité de la morte et rappeler la mémoire de son défunt mari.

L’assemblée entière se transporta alors à la suite du cercueil jusqu’à l’ancien cimetière attenant à l’église, l’envahissant d’une foule dense qui se répandait dans les allées, entre les tombes, autour du grand mausolée de la famille Mancini.

Celui-ci trônait depuis le XVIIe siècle au milieu de la forêt de croix et de stèles, dressant sa haute chapelle et ses statues drapées dans leurs lamentations. Le fronton arborait fièrement le blason de la famille, d’azur, à la hache d’armes d’argent, dans un faisceau d’armes d’or lié d’argent chargé de trois étoiles d’or. 

Flavia conduisit seule la bière dans la crypte souterraine, ornée d’un imposant catafalque. La plaque voisine de celle de Ciro avait été descellée et attendait qu’Antonella trouve sa place aux côtés de son époux. Heureusement, le père Ambroggio vint à ce moment prononcer les paroles rituelles, ce qui empêcha Flavia de s’effondrer complètement.

 

Il la prit par le bras pour l’aider à remonter devant le cortège qui se remit à défiler une nouvelle fois   pour prendre congé d’elle, ce qui dura une éternité. Le dernier à venir présenter ses condoléances fut le vieux Lucchesi, propriétaire du vignoble mitoyen de la demeure familiale. Le vieil homme, qui avait bien connu Ciro, l’encouragea à faire appel à lui pour s’occuper du domaine.

Elle se souvint que celui-ci, en effet, avait souvent prêté mainforte à son père pour l’entretien du parc. Cela la soulagea, car elle souhaitait passer la nuit au manoir, et savoir qu’elle pourrait compter sur son plus proche voisin la tranquillisait.

 

La cérémonie touchait à sa fin et Flavia demeura seule avec Chiara et ses parents, qui l’invitèrent à déjeuner, mais elle désirait se retrouver seule chez elle, car elle avait besoin de l’atmosphère familière de sa maison natale pour se ressourcer.

Giovanna proposa alors de passer à la Trattoria Centrale pour prendre quelque nourriture à emporter, et ensuite ramener la jeune fille après avoir récupéré la valise laissée dans la chambre de Chiara.

 

En sortant du cimetière, la jeune fille croisa Giulia, ce qui lui permit de lui manifester sa profonde gratitude pour ses façons très humaines et son action efficace.

Cette dernière accueillit les remerciements de son doux sourire et la quitta, rejoignant un groupe qui attendait à l’ombre des cyprès.

Giovanna fit comme elle l’avait suggéré et Flavia fut déposée chez elle avec de quoi manger pour une semaine, car la mama s’inquiétait sérieusement qu’elle ne meure de faim.

 

Flavia aspirait à la solitude en ce moment, mais quand elle se retrouva dans le salon du manoir, le silence lui parut insupportable, tel un linceul qui étouffait tout sous son étoffe épaisse.

Elle avait lu un jour que l’aspect le plus effrayant de la mort, c’était le silence qui persistait quand on appelait le nom de la personne disparue.

Or, le silence s’était installé définitivement en ce lieu, un silence de tombe.

Elle s’installa devant le piano demi-queue dans le salon. La musique comblerait peut-être le vide qui l’entourait. Pour ce faire, elle entonna le nocturne opus 27, n°2 de Chopin, qui seyait parfaitement à la tristesse du moment, avec son rythme lento sostenuto.

Immergée dans la mélodie, Flavia appuya le crescendo, puis exécuta en martelant les touches le con forza qui exprimait mieux que les mots la détresse de l’abandon. C’était le cri de son âme désemparée.

 

Elle suspendit longtemps la dernière note au moyen de la pédale de soutien, mais quand le son mourut tout à fait, elle réalisa que la cloche de l’entrée avait retenti, entrant en résonance avec l’accord final du morceau.

 

Très lasse, elle alla ouvrir en soupirant.

Ce devait être une connaissance de sa mère qui n’avait pu assister au service funéraire et qui voulait lui présenter tout de même ses condoléances, pensa-t-elle.

Néanmoins, à sa grande surprise, la porte révéla la présence du capo et de son séide, tous deux vêtus sobrement de noir.

 

Flavia et Malaspina se considérèrent un temps sans mot dire. Flavia ressentit cette intrusion dans son univers comme une ultime contrariété. De son côté, l’homme constatait la métamorphose de la modeste serveuse en jeune héritière d’une grande famille déchue. La voir dans son élément lui donnait la dimension d’une héroïne de tragédie.

 

Cela réveilla en lui le petit garçon des Vele de Scampia, quartier déshérité fief de la mafia napolitaine, qui rêvait en allant observer les riches promeneurs de la colline Vomero.

—  Que puis-je pour vous ? finit par demander Flavia.

—  Pouvons-nous entrer ? Je souhaiterais te parler, répondit posément le capo.

—  Vous pouvez vous installer dans le salon, c’est à droite, mais il faudra faire vite car je suis occupée.

Les deux hommes passèrent devant l’escalier monumental qui prolongeait le vestibule et Malaspina s’assit dans un fauteuil.

—  Je suis désolée d’insister, mais j’ai retrouvé le manoir saccagé hier, il faut encore que j’inspecte certaines pièces pour vérifier que rien n’y manque, alors il vous faut faire vite, s’il vous plaît.

 

En réalité, elle était trop épuisée moralement pour soutenir une conversation, aussi anodine soit-elle, avec cet homme, même si elle brûlait de lui reprocher de l’avoir manipulée pour lui faire accepter son aide dans l’organisation de l’enterrement.

Comme fait exprès, la cloche retentit à nouveau, la sauvant de cet embarras.

Elle réajusta le voile autour de son cou, et alla prestement à la rencontre de ses nouveaux visiteurs.

A leur apparence, il s’agissait certainement de commerciaux, reconnaissables à leur costume bleu impeccable s’apparentant davantage à un uniforme.

—  Mademoiselle Mancini ?

—  Oui, c’est moi-même.

—  Nous sommes venus vous présenter nos condoléances.Nous sommes Ascagno et Enzo Renzi, de la société Marimo. Nous étions déjà passés voir votre mère, il y a deux ans pour lui faire une proposition et nous souhaitons la réitérer auprès de vous… Si nous pouvons nous permettre, prévoyez-vous de rester occuper cette vieille bâtisse ? Son entretien doit être hors de prix… Vous savez, la ville d’Areggio est de plus en plus prisée, car elle est à un jet de pierre de Naples et présente un cadre bucolique qui est très apprécié des citadins.

Nous sommes prêts à mettre un bon prix pour valoriser cet endroit, et en faire profiter le plus grand nombre…

 

Flavia restait interdite devant un tel mépris pour son deuil et les laissait dérouler leur argumentaire, mais la colère commençait à bouillonner en elle. Les deux hommes prirent cela pour un intérêt pour leur projet.

—  Vous voulez dire pour détruire cet endroit et construire des lotissements sans âme ? explosa-telle. Et vous osez le faire le jour de l’enterrement de ma mère ?

—  Voyons, voyons, mademoiselle, c’est pour vous que nous vous disons tout cela, en plus, le gouvernement prévoit de faire passer une taxe immobilière annuelle de 1% de la valeur du patrimoine foncier, ça fait une belle somme à débourser…

—  Vous plaisantez, j’espère, vous n’avez de respect pour rien. Jamais! hurla-t-elle

Dans le salon, Malaspina avait perçu la dispute. « Leandro, vas-y et fais-les déguerpir, définitivement. Et renseigne-toi sur leur identité, je m’occupe de Flavia », ordonna-t-il à Leandro.

 

L’imposant homme de main vint se poster derrière la jeune fille.

—  La demoiselle vous a fait comprendre qu’elle n’était pas intéressée, je crois. Je vais vous montrer le chemin de la sortie, suivez-moi, Messieurs.

 

Mais le ton qu’il employa démentait son apparente politesse.

Les hommes, matés par la carrure et l’ascendant du nervi, échangèrent un regard mais se laissèrent escorter jusqu’au portail, sans même jeter un regard en arrière. Ils comptaient se défiler sans demander leur reste mais Leandro n’en avait pas fini avec eux.

Dès qu’ils eurent passé la tonnelle de glycine, Flavia referma la porte, toujours écumante de rage.

 

—  Des importuns ? questionna Malaspina qui l’avait rejointe.

—  Pire que ça, des requins sans cœur, comme tous ceux qui exploitent la faiblesse des autres.

 

Malaspina ne releva pas l’allusion.

—  Ainsi, c’est ici que tu as toujours vécu ? C’est une belle demeure.

—  Mon aïeul, qui était conseiller du roi Charles VII de Bourbon, l’a fait construire ici parce que c’était proche de Caserte, expliqua-t-elle en montrant un portrait accroché au mur, pour éviter le sujet de discussion qu’elle redoutait.

 

Malaspina porta son regard sur l’escalier à double volée.

—  Est-ce que tu veux bien me faire visiter ? Ça a l’air magnifique.

—  Tant que ce n’est pas pour me proposer de la racheter…accepta Flavia avec un sourire navré.

 

Ils firent le tour du rez-de-chaussée, composé de ce qui avait été le bureau de son père, du grand salon, de la salle à manger, de la cuisine à l’âtre imposant, passant quelques pièces inoccupées qui servaient de remise.

—  On sent que chaque génération a pris le soin de conserver l’endroit, c’est charmant… observa-t-il, et à l’étage ?

—  Il n’y a que des chambres, dit-elle en rougissant, mais on a une belle vue sur le parc…

—  Montre-moi cela, l’invita-t-il, puis parvenu en haut des escaliers, où est ta chambre ? demanda-t-il abruptement.

 

Flavia demeura saisie, mais montra une porte à gauche, vers laquelle Malaspina se dirigea incontinent.

Il s’agissait d’une vaste pièce, à haut plafond, tendue de tapisserie, et meublé avec le même mobilier séculaire de merisier massif que le reste de la maison.

La seule chose qui reflétait les goûts personnels de Flavia consistait en quelques posters datant de son adolescence qu’elle avait mis sous verre pour ne pas abîmer les murs. L’un d’eux représentait Peter Steele, un colosse au long cheveux noirs et aux yeux verts, portant une basse à la sangle faite de chaînes.

—   Était-ce ton idéal masculin ? s’amusa le capo.

— C’était un de mes chanteurs préférés, j’adorais sa voix, tout simplement.

 

Elle se rappela le feu aux joues qu’elle avait connu ses premiers émois en écoutant les chansons de cet artiste, car leurs rythmes lancinants et le timbre profond du chanteur lui donnaient l’impression qu’on lui faisait l’amour… Love you to Death…

 

Achevant le tour de la pièce, il s’approcha de la jeune fille, qui recula instinctivement. Mais comme il continuait à avancer, elle se vit bientôt acculée contre le mur.

D’une main sûre, il déroula le châle du cou de la jeune fille, révélant les traces qu’il y avait laissées.

—  Que faites-vous ? C’est fini… se défendit Flavia.

—  Ce n’est pas fini tant que tu en as besoin, rétorqua-t-il en effleurant sa gorge.

Elle s’attendait à une étreinte brutale, mais au lieu de cela, l’homme se pencha et posa doucement ses lèvres sur les siennes. Flavia ne savait que faire et resta totalement passive.

—  Tu n’as jamais été embrassée non plus ? constata-t-il, surpris.

Sur ces paroles, il reprit le baiser, l’approfondissant en contraignant la bouche rétive à s’ouvrir.

La gangue de glace qui enserrait le cœur de Flavia depuis quelques jours fondit à ce contact et elle se laissa entraîner par cette sensation nouvelle, répondant peu à peu à l’ardeur croissante des lèvres qui attisaient son désir.

Pendant de longues minutes, Malaspina et Flavia explorèrent ensemble l’art du plus tendre des préliminaires.

Puis Malaspina souffla à l’oreille de la jeune fille :

—  J’ai envie de toi, veux-tu ?

—  Soyez doux, s’il vous plaît, demanda simplement Flavia.

 

Il l’entraîna alors sur le lit et, enflammant tout son corps sous l’action de sa langue, il la dévêtit.

A genoux face à lui, elle prit l’initiative de faire de même, lui ôtant sa veste de costume et sa chemise, découvrant ses splendides tatouages, puis elle s’attaqua à la ceinture et au pantalon. S’allongeant sur elle, il enleva son caleçon d’un geste frénétique.

Elle arqua son corps sous le sien, pour l’inviter à la pénétrer, mais il n’avait pas fini de l’affoler par ses caresses. En sentant sur ses doigts les effluves moites, fruit de l’excitation de Flavia, il n’y tint plus, et dirigeant son membre vers l’orifice humide, il y plongea avec délectation.

La jeune fille gémit de plaisir sous le va-et-vient, lent d’abord, puis la cadence s’accéléra. Elle apprécia de sentir sous ses doigts la peau satinée se revêtir d’un voile de sueur. Malaspina reprit ses lèvres, entremêlant leurs respirations saccadées par l’effort commun, et se répandit au plus profond d’elle-même.

Ils restèrent enlacés bien après avoir été submergés par l’extase mais bientôt le désir les aiguillonna de nouveau.

 

Malaspina fit l’amour à Flavia à de multiples reprises cette nuit-là avant de s’endormir, abattu par la fatigue.

 

Flavia, de son côté, peinait à trouver le sommeil, bien que son corps fourbu le réclamât. Elle ne se lassait pas d’admirer son partenaire assoupi, dont la beauté évoquait l’Endymion de Canova.

Il était désormais impossible de le nier, elle était profondément amoureuse de lui. Bien qu’elle ait lutté contre ce sentiment, cette dernière rechute signait son abdication.

Des questions la tourmentaient : est-ce que cette nuit d’amour changerait la nature de leur relation ? Avait-il définitivement abandonné son besoin de brutalité ?

Son propre désir n’étant toujours pas éteint, elle enfila sa nuisette et se rendit à la salle de bain pour se rafraîchir.

 

En se contemplant dans le miroir, elle repensa à Chiara qui disait que l’on pouvait reconnaître au premier coup d’œil le visage d’une femme qui venait de faire l’amour. Elle chercha donc ces stigmates, et, certes, sa bouche était légèrement gonflée, et sa peau avait pris une carnation rosée.

 

Elle se pencha donc pour s’inonder le visage d’eau froide, mais se releva aussitôt, car tous ses sens avaient perçu une ombre gigantesque dans son dos, dont le regard glacial la fusillait d’une froide fureur.

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