Acte Un. Scène Unique

– La romance commence ici...

– Pfft... La romance c'est fini, ce n'est plus au goût du jour.

– Tais-toi ! Je disais donc : la romance commence ici...

– … et cessera là.

– Chut. Laisse-moi à mes rêves, tais-toi que nous profitions en paix.

– La paix ! Tu rêves, oui, les disputes, les trahisons, les doutes, les incompréhensions, les faux-semblants, les mensonges, les petits peu. La paix ! Une imposture, tu te fais du mal à rêver.

Je ne peux pas te regarder t'abrutir en silence.

– Je ne t'écoute plus. Rien ne sert de crier, tu n'es pas là pour moi.

 La scène débute hier, ici, avec lui, et déjà en un soir, que de beauté entrevue, que de baisers...

– Des leurres!

– Du bonheur. Celui qui te fait peur, du bonheur brut, que tu ne peux nier, tangible et salé, encore, un peu, sur les lèvres. L'odeur colle là, au creux...

– Et tu t'enivres seule, inconsciente, et tu dessouleras seule, absurde.

– … et en pensée je bois encore le nectar de sa bouche, et je tremble fragile prête à crouler sous lui...

– Romantiquement risible. Risiblement romantique. Je ne sais si je dois rire de toi ou pleurer de te voir si sotte. Tu crois encore! Toi!

– Je crois que j'ai tenté de ne plus croire mais que j'en suis incapable ! Je crois que je suis un être aimant façonné pour aimer et croire malgré tout.

– Malgré toi. Je crois que tu feins l'amour, que tu passes le temps morne en jouant le beau rôle pour te sentir vivre, un peu.

– Oui je palpite, touche ! Certes tu ne le ressens pas, que ressens-tu d'ailleurs ? Aimes-tu ton vide, t'y complais-tu, ici et maintenant ?

– Mon vide ne me lâchera pas. Je ne peux pas tomber plus bas, moi. Je crois ce que je vois. Et je te vois aveugle, d'une cécité bornée, et je tâche de t'en guérir un jour.

– Pour qu'un jour je n'aime plus, et que nous grincions des dents en chœur en regardant les autres vivre.

– Ils croient vivre ! Ils s'efforcent de plier l'existence à leurs volontés, ils sont interchangeables, ils prennent des bouts de l'autre pour colmater leurs manques et l'appellent leur moitié pour se sentir entier.
Et ils appellent ça de l'amour.

– Du partage. Ils partagent.

– Parce que biologiquement nous y sommes programmés, mais la programmation est hasardeuse, elle nous a fait pensants ! Eh bien je pense que la conscience et ce que vous appelez l'amour ne font pas bon ménage, parce que chez moi elle a pris le dessus, l'a mis à nu, et il est à court d'armes et d'arguments. Il est bête l'amour. Il est bestial en vrai.

– Qu'as-tu donc contre ça ? Tu regrettes qu'il ne soit plus pur ? Tu aimerais l'amour sans chair peut-être mieux ?

– Il assumerait ce qu'il dit être au moins. Un sentiment n'est pas chimique.

– La fusion est chimie, l'attachement est tendresse et sympathie.

– Et lorsqu'un des deux fausse la route à l'autre ? Parce que la fusion, la passion, c'est volatile n'est-ce pas ?

– Mais cesse donc ! J'étais heureuse...

– Bienheureuse veux-tu dire. La tendresse résiste-t-elle à l'absence de passion, ne la voit-on pas flânant faussement égarée aux abords d'autres rives, d'eaux vives encore, plus fraîches qui sait ?

– Tu veux donc gâcher mon plaisir présent en me rappelant à mes peines passées. Oui il est parti, et elle était belle, et elle était jeune. Je le conçois et je l'accepte.

– Mais tu crois encore !

– Toujours !

– Bornée !

– Pas plus que toi. Tu as connu l'amour aussi, ne nie pas, tu as pris peur et tu lui as tourné le dos, tu l'as poussé à fuguer, tu n'as jamais défait ta valise sans logis que tu es !

– Voyageur

– Peureux

– Réaliste

– J'appelle ça du pessimisme et ça rend claustrophobe. Tu m'étouffes.

– Tu n'aimes pas que je te rappelle à une vérité que tu portes en toi.

– Je hais les aigris qui pourrissent ce que j'essaie de rendre beau de ma vie !

– Une œuvre d'art, ta vie, et tu la peins en rose. Tu auras beau recouvrir obstinément tout, le rose n'a jamais masqué le noir.

– … et à chaque noirceur que tu débites j'applique avec ferveur un coup de pinceau gai ! Oui !
Et je le revendique.

– Et tu n'en as pas honte ? Est-ce bien sensé, vraiment ?

– C'est là que le dialogue s'arrête. 'Sensé' Qui a dit que je tenais à être sensée?

– Moi !

– Eh bien je ne vis pas pour toi, avec toutes mes condoléances.

– Avec moi et tu voudrais que je t'estime.

– Non.

– Si.

– Dialogue d'enfants.
Laisse-moi conter mon histoire, je suis lasse de répondre à tes inepties.

– Tu es l'ineptie ici. Toi et ta romance. Toi et ton nectar qui coule d'une bouche. Où donc as-tu vu du nectar sortir d'une bouche ?

– C'est une image. Les images embellissent la vie.

– La vie est faite pour être vécue, pas rêvée.

– Alors je n'en veux pas !

– Ah ! Nous y voilà enfin. Tu admets que tu rêves. Tu n'y crois pas toi-même, à ce bonheur.

– Si je n'y crois pas il s'évaporera, tandis que si je lui fais confiance, si je l'écoute, il me suivra peut-être, et pendant quelques temps, je serai sereine.

– Quelques temps ? Si tu le sais si bref comment peux-tu en jouir ? En te demandant quand sonnera le glas de cette petite joie ?

– Les petites choses sont les plus belles. Je n'attends pas de grandes choses, je n'attends rien de matériel.

– Tu devrais pourtant. Ça au moins tu pourrais l'avoir, et le garder.

– Et le bonheur alors ? Crois-tu qu'il s'achète ?

– Le confort d'un calme accepté, le renoncement moelleux, puisque quoi qu'il en soit tu renonceras, autant que tu puisses le faire en paressant...

– Je ne crois pas que mon derrière soit noble ; je ne crois pas qu'il ait besoin de soie pour se poser. Mais je sais que j'ai besoin de bras pour m'endormir paisible.

– Besoin. Tu as besoin. C'est ça. Ce n'est pas du sentiment, c'est de la nécessité.

– Nous sommes humains, voyons !

– Je ne dois pas l'être tout à fait, alors, ou bien ma clairvoyance est un défaut de fabrication.

– En imparfaite créature faite pour aimer je ne t'en veux pas d'être ce que tu es, mais tu me gâches la vie.

– Il le faut. Je te raisonne.

– Raisonner. Sensé. Vérité. Je les connais tes mots.

– Rêver. Paisible. Bonheur. Et dire que nous vivons dans le même monde !

– Dans la même tête !

– La cohabitation est rude.

– Allez, tais-toi cette fois, je sens que le sommeil approche, et je veux guider le rêve à ma guise...

Je disais donc : La romance commence ici même, hier au soir, et j'en goûte encore la saveur, là,au creux, discrète et enivrante...

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Alésia
Posté le 21/01/2025
Je suis tombée sur ton texte en esquivant tous les titres de fantasy des manuscrits récemment publié.
Tout est dans le titre. Pourtant, j'en retire un bon goût d'originalité. J'ai commencé à lire parce que ton titre m'évoquait un dialogue intérieur et que c'était exactement ce que j'avais envie de lire dans la pulsion du moment.
Raison et Sentiments ne font pas bon ménage dans cette tête-là, et partagent la joute avec beaucoup d'humour.
Les mots glissent, les idées et les concepts se succèdent au rythme des jeux de mots et de langue. Peut-être un peu vite. Et tout à la fois, c'est ce qui fait la force de ton texte : esquisser tous les aspects de ces débats intérieurs que connaissent les amants.
Je l'ai commencé. Et avant même de m'en être rendue compte, je l'avais achevé. Merci pour ce moment de sourire.
Marie Farges
Posté le 23/01/2025
Merci Alésia ! C'est, j'imagine, un peu notre tête à tous.
'Peut-être un peu vite', je prends, c'est sûrement très vrai, et ça ne marche que sur du très court.
Merci pour le commentaire !
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