Tout avait commencé par une réunion de crise au travail. En quinze ans de service à la tête de mon département, je n’avais connu qu’un épisode léger qu’on aurait pu qualifier de crise : un serveur informatique un peu plus lent que les autres. Cette fois-ci, les choses étaient différentes. La police et le ministère de la paix intérieure durent se joindre à notre réunion.
En entrant dans la grande salle blanche du Conseil, les regards des six personnes présentes se tournèrent vers moi avec un air à la fois inquiet et désapprobateur. Afin de me donner une contenance, et après un bref « bonjour » auquel personne ne répondit, je fis semblant de m’affairer sur les tablettes numériques contenant mes dossiers. J’ignorais la raison de la convocation de cette réunion de crise et cela ne fit qu’accentuer ma nervosité.
Sans préambule aucun, le représentant du ministère de la paix intérieure, un gars au visage émacié et aux épaules voûtées, annonça la nouvelle :
- La nuit dernière, à 1h 33 du matin, nous avons arrêté un groupe de terroristes en possession de substances suspectes en grande quantité. Après une analyse biologique et toxicologique, nos experts ont pu déterminer la nature de ces substances.
Le silence qu’il laissa durer quelques secondes fit son effet : nous étions tous en train de nous agiter discrètement sur nos chaises. Satisfait de son impact, le représentant lâche enfin :
- Les substances sont ce que, jadis, nos ancêtres appelaient « pommes de terre ». Une culture anciennement répandue sur Terre mais qui fut interdite après la cinquième guerre mondiale et l’instauration de la politique salutaire de la pénurie.
Devant mon air confus, le représentant me regarda droit dans les yeux et me dit :
- Cette substance se mange, madame ! Ces terroristes ont apparemment eu accès à de la nourriture échappant au contrôle de votre département ! Nous ignorons pour le moment s’ils disposent de complices mais l’heure est grave, surtout si cette information s’ébruite auprès du public. Nous devons mener cette affaire au clair et l’étouffer. Il en va de la paix mondiale.
Le chef de la police prit la parole pour exposer son point de vue sécuritaire et me demanda d’aller immédiatement dans cette propriété pour y effectuer mes propres analyses.
J’acquiesçai de la tête, soulagée qu’aucune accusation ne soit pour le moment formulée à mon encontre.
*
Je m’appelle Aurore. J’ai 38 ans et je dirige le Département de la Survie de l’Humanité (DSH). Ma mission est très claire : garantir la pérennité de l’humanité en la maintenant dans un état permanent de survie. Ce département historique avait pris naissance bien avant ma propre existence et juste après le conflit le plus dévastateur que l’humanité n’ait jamais connu. En 2118, les survivants de ce conflit convinrent à l’unanimité que l’abondance menait à la destruction. Tout le 21e siècle en était la preuve. Trop de nourriture, trop d’objets, trop de gaspillage, trop de voyages, trop de production, trop de voitures, trop de tout. Une absence de limite qui avait rendu les gens fous, malades et violents. L’humanité s’était engagée dans une course sans fin vers toujours plus d’abondance. Des blocs de pays s’engageaient régulièrement dans des guerres dont le but premier était d’accaparer les ressources de l’autre, et cela avait fini par mener au dernier conflit d’une ampleur catastrophique.
Après les « plus jamais ça » proclamés à la fin de la cinquième guerre mondiale, l’Empire Unifié remplaça les Etats-Nations, considérés trop dangereux du fait de leurs intérêts personnels. Une gouvernance mondiale permettait un parti unique, une perspective unique, sans divergences aucune. Afin d’éliminer tout risque de conflits, la politique de la pénurie avait été instaurée suffisamment longtemps jusqu’à ce que cela devienne la norme chez les générations suivantes. Il fallait absolument éviter que les humains puissent répondre à leurs besoins non essentiels, les maintenant ainsi dans un contentement minimal mais durable. Toute production industrielle non contrôlée et toute forme de ce qui s’appelait jadis, « agriculture » furent interdites. L’agriculture hérita de l’étiquette la plus dangereuse car elle pourrait permettre à celui qui la maîtrise de produire sans compter. Une vraie bombe à retardement, m’étais-je dit en apprenant cela pendant les cours de Compréhension de l’Humanité, pendant lesquels nous pouvions visionner des documentaires effrayants de l’époque de l’abondance. Collectivement, nous avions réussi notre pari. La devise séculaire de l’Empire, « La Pénurie est mon Amie », flottait fièrement sur notre drapeau et nos administrations.
En honorable citoyenne, mon travail consistait donc à préserver les gens de leur propre destruction en contrôlant le niveau de production mondiale, y compris le stock de nourriture tout droit sorti des usines de l’Empire. J’avais réussi. Jusqu’à ce fâcheux incident.
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Une fois arrivée à la propriété des terroristes, je fus surprise d’y trouver un nombre impressionnant d’antiquités. Je ne sus les nommer que parce que je les avais vus lors des cours de Compréhension de l’Humanité : des livres, des cadres-photo, des stylos, des lampes à huile. Celles-ci me donnèrent la nausée car je pris conscience que nous avions affaire à des personnes véritablement dangereuses. Etaient-elles isolées ou bien faisaient-elles partie d’un réseau de rebelles prêts à renverser tout ce que nous avions mis en place pour vivre en paix ? Un frisson me parcourut l’échine rien que d’y penser.
Je pris un livre posé sur une table en bois d’un modèle inconnu – et donc qui a dû échapper à mon contrôle de la production de tables. Le livre s’intitulait : « Survivalisme, Bases Incontournables ». J’ouvris le livre pour en savoir un peu plus sur son contenu et ce que j’y vis me glaça d’effroi. Au lieu de vanter les bienfaits de la survie à travers la pénurie, il enseignait la survie à travers l’abondance ! Comment fabriquer des objets soi-même, créer sa nourriture et son énergie, trouver sa propre eau, comment se chauffer naturellement…Je n’avais jamais vu cela. Le livre recelait plusieurs chapitres concernant l’agriculture ! Il faisait l’apologie de l’autonomie, l’auto-suffisance, l’indépendance. Comment pouvait-on écrire un tel ouvrage alors que l’Empire s’occupait en permanence de nous ? Quelle ingratitude ! Ces criminels méritaient la peine de mort.
Un autre objet attira mon regard : un cahier noir. Je l’ouvris au hasard.
« Le 3 avril 2237 :
Nous menons désormais une existence clandestine, coupés de la société telle qu’elle existe, mais jamais nous n’avons été aussi heureux en tant que familles regroupées autour d’un même idéal de vie. Nous pensons que l’abondance et la liberté sont des droits de naissance de l’Homme qui lui ont été octroyés par Dieu. Personnellement, j’en apprends un peu plus sur notre Histoire et me rends compte que pratiquement tout ce qui nous a été dit et enseigné est faux. C’est une sensation terrible que de comprendre que l’Empire n’était pas là pour notre bien mais bel et bien pour nous détruire, et ce sur tous les plans. »
Je fus saisie d’une nausée à la lecture de ces idées extrémistes. Il fallait que nous frappions fort pour que ce groupe d’individus cesse définitivement de menacer la sécurité de l’Empire et de ses citoyens. Malgré ma stupeur, je tournai encore quelques pages et continuai à lire :
« Le 19 septembre 2237 :
Nous avons récolté nos premières pommes de terre. Nous avons eu beaucoup de mal à trouver des tubercules sur le marché noir mais nous avons finalement réussi. Ce soir, nous avons mangé des frites pour la première fois de notre vie. L’explosion de goût et d’odeurs était juste…indescriptible. A la fin du repas, nous étions rassasiés et heureux. Cela faisait longtemps que ne nous étions pas sentis ainsi ».
Il existe donc un marché noir. La situation était donc plus grave que je ne le pensais. Une lueur furtive attira soudain mon attention. Je tournai la tête vers sa direction. Un bocal en verre à l’autre bout de la pièce avait réfléchi la lumière du soleil. En m’en approchant, je pus lire une étiquette collée dessus : « Tubercules de pommes de terre ».
Je saisis le bocal, le livre et le cahier noir en guise de pièces à conviction pour mon enquête puis quittai le repère des terroristes.
*
L’enquête s’éternisait depuis plusieurs mois. Les terroristes ne passaient pas aux aveux malgré des séances de torture à la fois sophistiquées et abominables, menées par des agents du ministère de la paix intérieure. Le droit de l’Empire Unifié ne s’appliquait pas aux ennemis de l’Humanité. Lors de mes pauses au travail, j’examinais leur livre sur le survivalisme, plus particulièrement les photos expliquant comment planter différentes pousses. Je lisais aussi leur journal quotidiennement afin d’en apprendre plus sur la manière dont ils s’étaient procuré les substances interdites. Plus je passais du temps à lire leurs ouvrages afin de comprendre ce crime, plus magnanime je me sentais à l’égard de ses auteurs. Une étrange fascination s’invitait dans mon cœur et l’emportait sur mon désir de justice. Un soir, j’allai dans la salle des objets saisis afin de chercher le bocal contenant les tubercules de pommes de terre. Une fois trouvé, je le cachai à l’intérieur de mon manteau et rentrai chez moi.
*
Trois mois plus tard, je disposais de pommes de terre. Imperceptiblement, j’avais glissé sur une pente criminelle. Des émotions contradictoires m’empêchaient de prendre l’ampleur de mon acte. Joie et excitation se mêlaient à une culpabilité entêtante. Une phrase lue dans le journal des « terroristes » contribuait beaucoup à ma confusion : « L’être humain étant programmé dans son ADN à vivre dans l’abondance, nous nous contentons de suivre ce chemin naturel voulu par Dieu ». Etais-je devenue otage de ma propre génétique, à vouloir ainsi disposer de ressources à volonté ? Et surtout, qui était « Dieu » ?
Au travail, je continuais à organiser la pénurie mondiale d’une main de maître. Personne ne pouvait soupçonner qui j’étais en train de devenir. Chez moi, par un samedi ordinaire, je passai subitement à l’étape supérieure en décidant de préparer des « frites » pour mon déjeuner. Je suivis à la lettre la recette trouvée dans le fameux journal. J’apprenais des mots nouveaux pour mon lexique. Notre nourriture étant livrée toute prête, c’était la première fois que je « cuisinais ». En retirant les frites de l’huile, je les laissai reposer quelques minutes sur du papier absorbant. Je poussai le vice jusqu’à les saler, sachant que le sel était le seul condiment dont je n’avais pas à organiser la pénurie car véritablement rare.
Je mis une frite chaude dans ma bouche, commençai à la mâcher et faillis en perdre connaissance. Jamais je n’avais goûté pareille saveur, forte, sucrée, piquante et réconfortante. Je salivais abondamment. En mangeant, mes pieds trépignaient de plaisir, tant que je craignis d’attirer l’attention du voisin du dessous. J’essayais de me calmer en fermant les yeux mais cela ne fit que renforcer mon sens du goût. Mon plaisir décupla violemment et je sentis une chaleur incroyable parcourir mon corps, de la tête aux pieds. J’étais cuite.
Mon parcours d’ennemie de l’Empire débuta ainsi : je cultivais des pommes de terre, j’en faisais des frites et les mangeais en ressentant immanquablement un plaisir à m’en couper le souffle à chaque fois. Je menais une double vie. Chef d’orchestre de la pénurie le jour. Consommatrice le soir de produits interdits et dont je disposais à volonté. Au bureau, la pensée de retrouver mes pommes de terre le soir m’emplissait d’une joie telle que je devenais généreuse dans mes estimations de production de nourriture pour la population mondiale. Notre système informatique m’envoyait de plus en plus d’alertes quant à mes données de calcul erronées. Au fond de moi, je devais souhaiter partager mon bonheur avec le monde entier.
Manger des frites le soir était devenu petit à petit ma raison de vivre. Je me rendis compte que plus rien ne comptait plus que ce moment de retrouvailles avec mes sens, avec mon corps. Mon relâchement au travail empirait et les alertes du système informatique se multipliaient. Ma convocation par le Conseil de Discipline ne devrait plus tarder. Autre conséquence visible et inattendue : je pris du poids et cela faisait tache pour une chef de la pénurie. Mes vêtements devenaient de plus en plus serrés. Une culpabilité grandissante commençait à me tenailler les tripes. Plus je culpabilisais, plus je mangeais de frites et plus je grossissais, plus je culpabilisais etc. Mon humeur se détériorait, je ne supportais plus mon hypocrisie. Je souffrais de connaître un bonheur si intense et de devoir y renoncer.
Comme prévu, le Conseil de Discipline me convoqua pour me donner un avertissement. Je devenais trop distraite pour organiser la pénurie mondiale et les conséquences pouvaient devenir désastreuses si je ne me ressaisissais pas. Je sombrai alors encore plus dans ma débauche du soir, sans que je ne puisse y changer quoi que ce soit. Le goût des frites me faisait oublier mon incompétence et ma déloyauté à l’Empire et à l’humanité elle-même. J’étais devenue addicte des frites. En manquer était simplement non envisageable à ce stade.
Avec mes vêtements devenus trop petits, je ne pouvais plus m’habiller et donc plus sortir de chez moi. La pénurie s’appliquait à tout, y compris aux habits. En recevoir de nouveaux prendrait douze mois, de la production à la livraison. Ne pouvant plus me rendre au travail, je fus licenciée du jour au lendemain pour abandon de poste et, pour la première fois de ma vie, j’avais désormais du temps devant moi. Je me mis alors naturellement à réfléchir et à me poser des questions sur la réalité de notre monde.
En goûtant à l’abondance et au plaisir gustatif pour la première fois de ma vie au point de ne plus pouvoir m’en passer, un doute terrible commençait à me saisir quant à la pénurie instaurée comme unique règle de vie pour notre civilisation. Je pouvais certes comprendre que la pénurie pouvait limiter les querelles entre humains, car l’Empire remettait à chacun les ressources qui lui étaient nécessaires, en quantité et qualité identiques. Chacun se contentait de ce qui lui revenait et il n’y avait ainsi pas de jaloux. Avant la dernière guerre mondiale du 22ème siècle, jalousie et envie avaient fait des ravages dans les relations entre citoyens du monde. Elles avaient accentué le vol, le meurtre et une violence barbare. Depuis plus de cent ans, nous n’avions rien connu de cela.
Cependant, comment pouvais-je désormais oublier la joie procurée par l’abondance de pommes de terre et mon désir naturel de partage avec autrui ? Pour une fois, je ne divisais plus, je ne rationnais plus mais je multipliais et en sentais une expansion incroyable d’énergie. Je n’osais même pas imaginer l’abondance d’autres ressources : me serais-je sentie encore plus joyeuse et généreuse ? Je repensai à la phrase mentionnée dans le journal des « terroristes » sur l’inscription de l’abondance dans notre ADN. Deux terribles questions vinrent alors me hanter jour et nuit : et si l’Empire Unifié nous mentait sur la pénurie comme nécessité civilisationnelle ? Pire, si l’Empire nous mentait également au sujet d’autres choses ? Une énorme solitude s’abattit alors sur moi.
Malheureusement, je n’eus pas le temps de réaliser véritablement l’ampleur de mes interrogations. Des policiers accompagnés d’un agent du ministère de la Paix Intérieure vinrent m’arrêter dès le lendemain après un signalement de mon voisin du dessous. J’appris plus tard qu’il les informa d’une odeur et de bruits suspects – je n’avais su contrôler le trépignement de mes pieds - et cela avait suffi pour venir perquisitionner chez moi. Lorsqu’ils me virent, complètement nue, avec des pommes de terre posées sur la table du salon, je vis leurs visages passer de la stupeur à la colère. Ils m’enveloppèrent de l’unique drap recouvrant mon lit et m’emmenèrent sans ménagement en prison, sans l’espoir pour moi d’un quelconque procès.
A l’isolement dans ma cellule, je repassai dans ma tête le fil conducteur des événements des derniers mois m’ayant menée à la case prison : défier les règles établies par l’Empire. Une part en moi me disait que je méritais mon sort et que ce dernier constituait bel et bien une preuve irréfutable du danger de l’abondance. Celle-ci avait bel et bien détruit mon identité, mon rôle au sein de la société. Je n’étais plus la même. Une force extérieure, bien plus grande que moi, était entrée en action et avait allumé en moi la curiosité, le désir, la fascination et l’excitation. J’avais découvert la joyeuse spontanéité de l’abondance, après une vie de rigueur et de limitation savamment calculée dont je prenais conscience tardivement. Une brèche s’était ouverte en moi avec une impossibilité de revenir en arrière. Je regrettais de ne pas avoir découvert cela plus tôt, de ne jamais m’être posée de questions, d’avoir simplement suivi l’ordre établi des choses.
Je fus exécutée tôt, le matin du 15 octobre 2238.
Je rendis mon dernier souffle avec l’amer regret de ne pas avoir disposé du temps nécessaire pour trouver une réponse quant à cette question essentielle : étions-nous tous en train de vivre dans un gigantesque mensonge ?
seconde nouvelle que je lis.
Encore une fois, quelle imagination. Le sujet est super, grave et drôle à la fois !
Le texte est très bien ecrit, ca se lit comme du petit lait :-)
Quel imagination !!!!
Je reviendrai :-)
Vous êtes une écrivaine créatrice, fantastique, merveilleux et d'une autre dimension...
Vraiment une belle histoire qui mérite d'être best-seller dans le futur...
Belle plume.