ALL THE YOUNG DUDES

Par mstrloo

1

 

                  La lumière inondait la chambre dans laquelle ils étaient allongés le jour où Marlène lui avait demandé s’il aimait la personne qu’il était. Kaleb avait levé la tête vers elle, chaque centimètre de sa peau nue en contact avec la sienne, les paupières encore lourdes du demi-sommeil dans lequel ils étaient plongés depuis le début de l’après-midi. Il se souvenait encore de ce curieux sourire que portait Marlène, de la courbe que formaient ses lèvres jusqu’à l’étincelle qui illuminait le regard qu’elle posait sur lui. Il se souvenait de la pulpe de ses doigts contre sa nuque, du rythme du cœur qu’il sentait battre contre son épaule. Il se souvenait de l’amour qui lui nouait la gorge, de la tendresse qui faisait trembler ses mains.

  « J’aime la personne que je suis quand je suis avec toi », avait répondu Kaleb, un peu comme un murmure, un peu comme un secret.

  Marlène n’avait rien répondu, seulement souri, mais d’un sourire plus curieux encore, comme si les mots qu’elle retenait échouaient à percer la barrière de ses lèvres. Alors Kaleb s’était avancé, avait effleuré ses lèvres des siennes, l’embrassant avec toute l’affection qui agitait son corps.

  C’était toujours vers ce souvenir que Kaleb choisissait de divaguer lorsqu’il somnolait à moitié.

  « Oh, Kaleb, réveille-toi. Tu commences à baver, ça me dégoûte.

  — La ferme, Oscar, rétorqua aussitôt Kaleb, les paupières closes, la langue pâteuse.

  — Ne commencez pas, tous les deux », prévint Marlène.

  Kaleb entrouvrit une paupière juste à temps pour surprendre Marlène levant les yeux au ciel, visiblement mal assisse derrière le volant du monospace qu’ils avaient loué pour les trois prochains jours. Après quatre heures de conduite, la fatigue commençait à se lire sur son visage. Ses cernes avaient pris une légère teinte bleutée, et ses cheveux, d’un blond platine depuis sa dernière coloration, prenaient une forme de plus en plus singulière. Ce n’était pas une allure surprenante. Au contraire, toutes les versions de Marlène que Kaleb affectionnait le plus ressemblaient à celle qu’il avait sous les yeux. Avec ses mèches ébouriffées, ses paupières lourdes, le front brillant, un air étrangement satisfait couvrant ses lèvres roses, il se la remémorait sous la lumière artificielle des projecteurs, la sangle de sa Gibson tendue autour de sa nuque, ses mains tremblantes d’efforts, sa voix se mêlant à celles des instruments.

  Marlène le scruta du coin de l’œil, semblant lire dans ses pensées.

  « Oscar a raison, ricana-t-elle. Tu baves.

  — Toi aussi, la ferme !

  — Merci, Marls. Tu veux une preuve, Kaleb ? J’ai pris une vidéo. »

  Oscar tendit aussitôt son téléphone entre les deux sièges avant, les images passant en boucle sur son écran.

  « Oh, grimaça Kaleb en essuyant sa bouche d’un revers de la main. Merde. Attends ! Mes cheveux ressemblent vraiment à ça ?

  — Il était vraiment temps que tu t’en rendes compte », railla Oscar.

  Kaleb le dévisagea avec dédain, puis se tourna vers Marlène.

  « Mais c’est immonde ?

  — C’est clair, répondirent-ils en chœur, en même temps que Mira, pourtant silencieusement assise à l’arrière depuis le début du trajet.

  — Mais ça ressemblait pas à ça, dans le miroir ! Vous m’avez laissé sortir comme ça ?

  — Je t’ai laissé sortir spécialement parce que tu ressemblais à ça, rit Oscar, et voyant Kaleb commencer à répliquer, il se para de son ton le plus accusateur. C’est toi qui as choisi de te décolorer les cheveux en même temps que Marlène. On t’avait dit que c’était une très mauvaise idée. Preuve en image.

  — Moutarde n’est vraiment pas ta couleur, ricana Marlène.

  — Tu n’as vraiment pas compris le concept d’une patine » ajouta Mira, son honnêteté aussi tranchante qu’un rasoir, faisant de nouveau éclater de rire Oscar.

  Bouche bée, le goût amer de la trahison sur la langue, Kaleb ne trouva qu’un seul moyen de se défendre.

  « Je déteste chacun d’entre vous. J’espère que vous serez malade sur scène. Vous savez quoi ? J’espère que votre public vous huera jusqu’à ce que la honte ait raison de vous et que vous vous terriez à jamais dans l’anonymat. »

  Même Mira pouffa doucement de rire, pauvrement impressionnée.

  « Rien à foutre, siffla Kaleb en passant une main désespérée dans ses cheveux, tentant d’améliorer au moins sa coupe minable. Quand est-ce qu’on arrive, de toute façon ?

  — On vient tout juste de le faire », informa Marlène lorsqu’elle parvint enfin à cesser de ricaner, le doigt pointé vers un immense panneau.

 

Bienvenue au

Party Rock Anthem Festival

Victoria Park, Londres

 

  Un grand silence s’installa au sein de la voiture. L’excitation remuant leur ventre, chacun des passagers échangea de grands regards écarquillés avec son voisin. Et dans chacune de leur tête pourtant brumée par la fatigue, une seule pensée :

  Nous y sommes.

  Kaleb cria le premier, incapable de tenir en place.

  Marlène lui ébouriffa les cheveux avec un sourire immense, puis s’empressa de s’engager dans la première place de parking à sa portée.

  Toute la partie est du parc avait été aménagée pour l’événement, et bien que les installations soient toujours en cours, le festival – leur premier festival, Kaleb pensa avec un sourire satisfait – s’avérait déjà grandiose, pour quelques groupes amateurs. De multiples stands s’installaient çà et là. « Oh, Kaleb, regarde ! Des pêches… au thon ? Oh mon dieu. Il faut que j’envoie ça à Kieran », s’offusquait Oscar, téléphone en main, alors que Marlène et Mira zieutaient déjà du coin de l’œil les ventes de T-shirts. De nombreux autres musiciens amateurs affluaient tout autour d’eux, l’air tout aussi ébahi. Reconnaissant certains groupes qu’il suivait envieusement sur les réseaux, Kaleb cilla douloureusement devant eux, incapable de fermer la bouche, jusqu’à ce que Marlène lui claque l’arrière du crâne en levant les yeux au ciel.

  « Regarde devant toi, idiot. »

  S’apprêtant à lui lancer un regard noir, Kaleb y renonça néanmoins lorsque l’air que contenaient ses poumons sembla s’évaporer, laissant son cœur s’affoler dans sa poitrine. Devant lui, en train d’être dressée dans toute sa splendeur, s’élevait la scène. Cruellement vide, des dizaines de techniciens s’activant sur les enceintes et les projecteurs, elle attirait pourtant tous les regards, plantée au milieu de l’espace pour pouvoir être observée de n’importe où. Son ventre bondit sous l’excitation, ses jambes flageolèrent le temps de quelques secondes, chacune de ses pensées s’essoufflant les unes après les autres. Tous sauf une, une seule et unique, qui l’étourdit plus encore.

  Demain soir, il se tiendra au milieu de cette scène avec ses meilleurs amis, lui et sa guitare de seconde main, lui qui ne connaissait que le garage vaguement insonorisé de Marlène, les coins de rue et les petites estrades de bar, lui qui se mélangeait encore entre tant d’accords. Lui qui s’entraînait chaque jour depuis bientôt cinq mois, sans une seule exception, lui qui ressentait encore cette douleur chaleureuse dans chacun de ses poignets, chacune des ampoules qui lui cisaillaient les pouces.

  « J’ai l’impression que le monde vient de s’arrêter de tourner », murmura Kaleb, frôlant le bras de Marlène avec le sien.

  Ce curieux sourire qui n’appartenait qu’à Marlène lui creusait déjà les joues lorsque Kaleb baissa les yeux vers elle, s’appuyant plus fort contre son bras, leurs doigts s’effleurant à moitié. Le regard de Marlène tomba sur lui, les pupilles gorgées de tant d’amour que Kaleb était certain de pouvoir en ressentir chaque bribe s’enrouler autour de son corps.

  « Eh, Kaleb ?

  — Mh ?

  — Je suis vraiment contente que tu sois là. »

  Marlène l’avait toujours regardé de cette façon. Bien avant leur premier baiser, bien avant que Kaleb ne se soit rendu compte de ses sentiments, peut-être même bien avant les prémices de leur amitié. Il lui avait fallu des mois entiers pour mettre le doigt sur ce qui rendait ce regard si spécial, des années pour réaliser ce qui vivait dans toutes ces œillades que Marlène lui adressait. Il avait refusé d’y croire, ne serait-ce que d’y penser, jusqu’à échouer à repousser l’idée une seconde de plus, le jour où Marlène l’avait embrassé en retour, son visage brûlant du sourire et du bonheur qu’elle ne parvenait plus à retenir.

  Kaleb sourit.

  « Moi aussi, je suis content que tu sois là. »

  Ils sursautèrent brusquement lorsque le téléphone de Kaleb sonna dans sa poche. Echangeant un regard entendu, Marlène hocha la tête et se mit aussitôt à courir après Oscar, qui était décidé à demander à chaque passant l’autorisation de prendre leur nourriture en photo.

  Kaleb jeta un coup d’œil à son message.

 

K perdu

Oscar vient de me montrer des pêches au thon

Même toi tu ne me dégoûtes pas autant

Au passage

Ça te tuerait d’envoyer un message quand t’arrives

 

 

Je t’appelle bientôt

T’es quel genre de psychopathe d’ailleurs ?

Tu peux me le dire si je te manque tu sais

Ça restera entre nous

 

K perdu

Meurs.

 

  Un doigt d’honneur et un selfie plus tard, Kaleb rangea son téléphone dans sa poche et s’élança auprès de son groupe. Mira expliquait déjà la direction indiquée par l’un des techniciens qu’elle avait croisé, et Kaleb en profita pour passer un bras autour de ses épaules, emboîtant le pas vers l’arrière de la scène. Une douzaine de mobile-homes avait été disposé derrière le bâtiment, installés en guise de loges, débarras ou cafétéria, et quelques musiciens transportaient déjà leur instrument dans leur local en discutant bruyamment de leurs arrangements et de l’organisation de leur scène demain.

  « Vous partagerez votre loge avec un autre groupe, leur expliqua l’un des organisateurs qui avait accouru auprès d’eux en les voyant arriver. The Ravens, de mémoire, mais je ne voudrais pas vous dire de bêtises. Faites attention à vos oreilles, j’ai dû perdre six points d’audition en ayant passé dix minutes avec eux. Des garçons très euphoriques - trop euphoriques. Enfin bref, voici votre loge. La numéro douze. Apportez vos instruments, reposez-vous un peu, découvrez le site et rejoignez-nous dans deux heures pour les tests. »

  « Trop euphoriques » apparut comme un euphémisme lorsqu’un corps s’effondra sur Marlène sitôt la porte du bungalow ouverte. Le corps, ou plutôt le garçon en question, petit et l’air bien trop jeune pour être ici, se releva au plus vite, ses yeux écarquillés emplis de panique et ses joues rouges de gêne.

  « Oh mon dieu, je suis désolé, vraiment désolé ! s’écria-t-il, les mains jointes, s’inclinant devant eux. Mais quel boulet ! Je suis désolé !

  — Ian, fais attention à ce que tu fais ! s’éleva la voix bien plus grave d’un homme derrière lui, et Kaleb trouva difficile à croire que deux personnes aussi diamétralement opposées puissent faire parties du même groupe. Va t’asseoir et arrête de t’agiter dans tous les sens, tu rends nerveux tout le monde ! »

  Le garçon releva les yeux vers Marlène, que la surprise clouait toujours sur place, s’excusa une fois de plus, et courut s’asseoir sur la banquette la plus proche, les mains serrées contre ses genoux, comme s’il peinait à cesser de les remuer. 

  « Veuillez nous excuser ! rit nerveusement ce qui semblait être le leader du groupe, un grand brun au sourire chaleureux et aux larges épaules qui s’avançait vers eux en enjambant les housses d’instruments qui jonchaient sur la moquette. C’est notre premier festival, alors on est tous un peu nerveux.

  — Pas de soucis, rassura Marlène, une fois passé son étonnement. C’est pareil de notre côté.

  — Félicitations à vous aussi alors ! Je m’appelle Finn, se présenta-t-il en tendant tour à tour une main vers eux. Et voici notre groupe, The Ravens. Le blond qui se bat pour rester en place, c’est Ian, notre batteur, que vous venez malheureusement de percuter. Les deux piles électriques que vous voyez au fond… Les gars, arrêtez ça tout de suite ! Allez vous asseoir aussi ! Tout de suite ! … Je disais ? Oui, ce sont Jude et Robin, nos guitaristes… Je vous conseille de vous en tenir à distance. Et Owen, au clavier, que je remercie d’être la seule personne encore saine d’esprit ici. »

  Mira recula silencieusement, terrorisée. Quant à Kaleb, il tourna brusquement le dos à la pièce pour cacher son rire, tandis qu’Oscar brandissait son téléphone avec un sourire carnassier pour filmer les fameux Jude et Robin tenter de s’attaquer avec un chiffon sale et une tapette à mouche. Marlène, elle, fit de son mieux pour garder son calme et répondre sereinement à Finn, portant sa meilleure casquette de leader.

  « J’en conviens qu’ils ont déjà bien amoché ta paix intérieure, c’est ça ?

  — Bien plus que ça. Ils ont éreinté jusqu’à la dernière goutte de ma patience.

  — Je comprends. Je traîne quelques cas avec moi aussi. C’est loin d’être facile tous les jours.

  — On ne devrait pas avoir à les gérer gratuitement.

  — On ne devrait pas avoir à s’infliger une compagnie pareille, dans un premier temps.

  — Je suis plus que d’accord. Envie de tous les virer et partir en solo ? demanda Finn, arquant un sourcil, l’air de déjà connaître la réponse à sa question.

  — Jamais de la vie, sourit fièrement Marlène.

  — Bonne réponse. Restons coincés avec les idiots. »

  S’empêchant de peu de bomber le torse, Marlène frappa de l’arrière de la main le téléphone d’Oscar pour l’empêcher de filmer puis attrapa son bras et celui de Kaleb pour les présenter à Finn.

  « Je m’appelle Marlène. Voici notre batteur, Oscar - fuis dès que tu le vois sortir son téléphone, ou il risque d’enregistrer chacune de tes pires hontes sans même que tu t’en aperçoives. Kaleb, notre guitariste, et le diable sur mon épaule – d’ailleurs, ne dis pas un mot à propos de ses cheveux, il pourrait te souhaiter du mal et tout faire pour que le sort s’acharne sur toi. Et enfin, celle qui disparaît doucement derrière moi, c’est notre bassiste, Mira – timide mais crois-moi, sa langue est la plus aiguisée de ce festival. »

  Finn dévisagea chacun d’entre eux, les yeux doucement écarquillés.

  « Pourquoi ton groupe paraît bien plus effrayant que le mien, sans avoir dit un seul mot ?

  — C’est parce qu’elle a oublié de mentionner les rayons de soleil que nous sommes, répondit Kaleb avec un clin d’œil narquois. Elle oublie souvent d’avouer que sa vie serait loin d’être aussi passionnante sans nous. 

  — Si morose, ajouta Oscar, fouillant malicieusement sa galerie.

  — Si fade.

  — Si insipide.

  — Et ça, ça ne doit vraiment pas être facile tous les jours. »

  Oscar tendit son téléphone vers Kaleb, montrant une vidéo de Marlène dans l’un de ses plus glorieux moments de soirée trop arrosée. 

  « Ton existence mérite tellement d’être honorée, Oscar, ricana Kaleb.

  — Ne t’enflamme pas trop vite, mec, sourit ce dernier en ramenant son téléphone vers lui. Le dossier que j’ai sur toi est pire que tout ce que tu pourrais imaginer.

  — Je sais très bien que tu m’aimes bien trop pour en faire quoi que ce soit. Tu m’es aussi inoffensif qu’un chaton.

  — Pas certain que Kieran puisse approuver ce que tu racontes.

  — Kieran ne compte pas, c’est un tricheur. Tu lui laisses accès à tout ce que tu as, y compris tes… »

  Marlène étouffa la fin de sa phrase dans sa main, adressant un regard un peu fou à Finn dont les sourcils grimpaient de plus en plus.

  « Est-ce que partir en solo tient toujours ? demanda-t-elle en attendant que Kaleb cesse de se débattre sous sa main. J’aimerais revenir sur ma décision. »

  Au bout de quelques douloureuses minutes, le fameux Ian faillit à contenir son enthousiasme une seconde de plus et s’avança timidement vers Finn, attendant que son leader l’approuve d’un sourire fatigué pour aussitôt participer plus que vivement à la conversation. L’air attendri, le garçon aux cheveux blancs que Finn avait présenté comme Owen, les rejoignit en passant un bras protecteur autour des épaules de Ian, demandant d’où ils venaient.

  « Liverpool », répondirent-ils en chœur, bêtement satisfaits.

  Finn claqua sa langue contre son palais.

  « Ce qui explique cet accent de malheur. Les petits bobos londoniens du coin vont tous vous maudire. »

  À ces mots, Marlène ricana, son sourire le plus fier parant ses lèvres.

  « Laisse-nous trois minutes… et ils nous acclameront. »

  Ils s’excusèrent auprès d’eux pour aller chercher leurs instruments restés dans le monospace. Ils traversaient le parc pour la troisième fois lorsque le téléphone de Kaleb sonna de nouveau, annonçant cette fois-ci un appel. Tandis que Kaleb souriait innocemment en chantonnant la sonnerie qu’il avait réservée à son trouble-faite, chacun de ses amis s’échangèrent des regards lourds de sens. Finalement, Marlène tendit une main vers lui.

  « Donne-moi tes affaires et réponds-lui, idiot, ou il va te décrocher la tête.

  — Si seulement… souffla Mira en réajustant la hanse de sa housse sur son épaule.

  — Tu es une mauvaise personne, Mira, répliqua aussitôt Kaleb, l’accusant du regard. Mais qu’il essaie. Il le regrettera aussitôt, je vous l’assure.

  — Mh, bien sûr, acquiesça Marlène, peu impressionnée. Réponds-lui.

  — Tout de suite. »

  Il partagea ses affaires entre ses amis, accablant surtout Oscar, puis s’éloigna un peu, trouvant un arbre sous lequel s’asseoir. L’appel avait expiré depuis de longues minutes, mais Kaleb ne rappela pas immédiatement, sachant qu’un autre devrait arriver sous peu.

  All the young dudes, carry the news, boogaloo dudes…

  Kaleb décrocha aussitôt.

  « Tu es vraiment le frère le plus insistant que la terre ait porté, tu en as conscience espèce d’abruti ?

  — Oh, ça y est, j’ai déjà perdu le peu d’affection qui m’a poussé à t’appeler », rétorqua Kieran à l’autre bout du fil.

  Kieran.

  C’était une chose étrange de naître avec un jumeau. Aussi loin que Kaleb puisse se souvenir, ils n’avaient jamais été seuls : chacun d’eux était né avec un meilleur ami, un compagnon, un partenaire – un clone. Parfois, Kaleb imaginait qu’il y avait un prix à payer pour avoir échappé à la solitude ainsi. L’orgueil, peut-être. La rivalité, sûrement.

  « Pourquoi tu m’appelles au juste ? Ça fait à peine une demi-journée que je suis parti. Même avec toute la bonne volonté du monde, je peux pas croire que tu puisses être si désespéré de mon absence.

  — C’est vrai, tout se passe étrangement bien. Ça fait du bien de profiter d’un peu de silence pour une fois dans ma vie. T’es bruyant.  

  — Menteur. T’aimes te faire entendre autant que moi. Tu ne serais pas là en train de me harceler sinon.

  — Faux. En fait, c’est maman qui m’a demandé de t’appeler. Elle demande si tu es certain de ne pas avoir oublié ton chargeur de téléphone. »

  Kaleb pinça amèrement les lèvres.

  Si.

  Il l’avait oublié.

  « Bien sûr que non, idiot, il est dans mon sac.

  — C’est marrant que tu me dises ça parce que je viens d’en trouver un sous ton lit.

  — Ah.

  — Passe la poussière là-dessous d’ailleurs, c’est dégoutant. »

  Kaleb grogna. Kieran ricana presque silencieusement.

  « À part ça, content de savoir que vous êtes bien arrivés. C’est comment la capitale ?

  — Ça sent bizarre. Et les Londoniens ont du mal avec notre accent. Je vois leurs gros sourcils se froncer à chaque fois que l’un d’entre nous ouvre la bouche.

  — T’es sûr que ce n’est pas lorsque toi, tu ouvres la bouche ? T’as pas aussi oublié ta brosse à dent ?

  — Non, ferme-là et laisse-moi parler ! »

  Kieran siffla dans le téléphone. Kaleb l’ignora parfaitement.

  « J’ai vu pas mal de groupes vachement bons. Et les gens sont plutôt sympathiques, même si, putain, ils sont bruyants – et oui, Kieran, plus bruyant que moi, déclara Kaleb en sentant à des centaines de kilomètres son jumeau se préparer à rétorquer. J’ai hâte de monter sur scène. On doit bientôt partir faire quelques tests, d’ailleurs. »

  Kieran acquiesça doucement. Un léger silence tomba sur la ligne, et Kaleb sentit une pointe d’appréhension monter à travers sa gorge.

  Il savait exactement ce que Kieran allait demander ensuite.

  « … Et comment va Marlène ? »

  Son frère ne cachait aucunement le défi dans sa voix : son ton aussi innocent qu’accusateur, il maîtrisait chacune de ses intonations, semblait jouir de pouvoir jouer avec Kaleb, se complaisant de savoir comment mettre ses nerfs à vif. Mais sous toutes ces couches, il était aisé pour Kaleb de discerner ce soupçon de déception, cette colère d’être tenu dans l’ignorance des aventures de son jumeau.  

  Kaleb ne lui avait jamais dit pour Marlène, peu importe combien de fois Kieran avait demandé. Et bien que rien ne l’empêchait vraiment de pouvoir lui dire, Kaleb n’avait jamais lâché le morceau.

  Il coinça sa langue entre ses dents, un sourire joueur parant ses lèvres.

  « Tu ne me demandes pas d’abord comment va Oscar ? »

  Kieran soupira, et Kaleb sut qu’il rougissait. Gagné.

  « Très bien. Comment va Oscar ?

  — Merci. Il va très bien. Il n’a que ton nom à la bouche, sourit Kaleb.

  — Et donc, comment va Marlène ? rétorqua son frère, l’ignorant totalement.

  — Tout aussi bien. Ravie d’être ici.

  — Super.

  — Super. »

  Kaleb coinça son poing contre sa bouche, tentant de retenir son rire.

  « Ta personnalité est tellement exécrable, Kaleb. Je te déteste.

  — Je sais. Moi aussi.

  — Tu finiras tout seul. Je couperai les ponts avec toi d’ici trois ans, je pense.

  — Trois ans ? Si longtemps ?

  — Oui. Et on ne se reverra pas avant le baptême d’un lointain cousin.

  — C’est la meilleure perspective d’avenir que j’ai jamais eu.

  — Parce que tu es stupide.

  — Au moins cent fois moins que toi.

  — Oui, bien sûr, si ça t’aide à dormir la nuit. File maintenant, je t’ai assez entendu.

  — Passe une bonne journée, petit frère. Je penserai à toi.

  — Tu me dégoûtes. »

  Kaleb ne put retenir son rire plus longtemps, et il savait que Kieran souriait aussi de son côté, le nez retroussé, et qu’il devait donc avoir cet air ridicule dont Kaleb ne l’avait jamais averti.

  « Eh, Kaleb ? reprit Kieran, et le sérieux soudain de sa voix interpella immédiatement son frère.

  — Ouais ?

  — Il serait temps que l’un d’entre vous cesse d’être aussi lâche. »

  Kaleb s’apprêtait à rétorquer quand la ligne se mit à biper calmement. Kieran avait raccroché.

  « Je ne suis pas lâche », souffla-t-il avec un regard noir en direction de la photo de contact de son frère. 

  Verrouillant son téléphone, Kaleb soupira longuement, liant son dos au tronc de l’arbre contre lequel il était appuyé.

  Tout ça, Marlène, lui, leur relation, ce n’était pas censé être un secret. Et souvent, Kaleb refusait de croire qu’ils en étaient un. C’était simplement plus facile, plus confortable. Marlène et lui avaient déjà essayé d’être ensemble, quelques années en arrière – le tout avait fini en un fiasco qu’il n’aimait pas se rappeler, jusqu’à ce qu’ils renouent contact à travers le groupe. Au début, si les choses dérapaient, leur silence était une garantie de garder les choses intactes, de, cette fois-ci, préserver leur groupe d’amis, d’éviter toutes les questions que Kieran ne cesserait de lui poser si Marlène et lui ne collaient pas. Mais les semaines et les mois s’étaient écoulés plus vite que prévu, et tout se déroulait à merveille. Aucun d’entre eux n’avait daigné y changer quoi que ce soit.

  Non, ce n’était pas censé être un secret – mais Kaleb n’arrivait pas à ressentir un soupçon de culpabilité lorsque la bulle dans laquelle ils s’étaient plongés faisait battre son cœur aussi fort. Il n’était jamais parvenu à éprouver ne serait-ce qu’une once de regret, pas une seule fois – parce qu’il n’y avait aucun remord dans toutes les œillades complices que glissaient Marlène sur lui, aucune déception dans tous leurs baisers volés, aucune amertume dans leurs sourires. Si personne ne savait, rien ne pouvait les effleurer.

  Kaleb avait partagé sa vie entière avec son frère. Ils avaient partagé leur chambre, leurs amis, leurs terrains de jeu – leurs passions, leurs souvenirs, leur identité, leur première peine de cœur. Et si Marlène était l’une des premières sources de bonheur qu’ils ne partageraient pas, s’il devait mentir à Kieran et le décevoir pour la première fois, alors ainsi soit-il.

  Il ne le regrettait pas.

  « Cet air pensif ne te va pas du tout. »

  Retenant de peu un sursaut, Kaleb se remettait à peine de sa surprise de ne pas l’avoir vue arriver lorsque Marlène laissa échapper un léger rire. Les mains dans les poches, balançant son poids d’une jambe à l’autre, elle souriait déjà, l’air d’avoir deviné chacune de ses pensées en un clin d’œil. Kaleb remarqua qu’elle s’était changée, qu’elle avait opté pour l’un de ses épais jeans bleus, son éternelle veste en cuir bien trop large pour elle et ses incontournables Dr Martens. En sortant de la voiture, elle avait d’ailleurs tenté de le recoiffer du bout des doigts, mais comme toujours, son mulet était un vrai foutoir.

  Kaleb ne put retenir un sourire.

  Elle était magnifique.

  « Cet air pensif me va très bien, et je me fous de ton avis, répondit Kaleb, détaillant sa copine de haut en bas.

  — T’es pas fait pour réfléchir autant. Tu vas te faire mal.

  — Je peux endurer la douleur, merci bien.

  — Ne viens pas te plaindre d’un mal de crâne auprès de moi, je t’aurai prévenu. »

  Kaleb leva les yeux au ciel et Marlène sortit les mains de ses poches, s’accroupissant devant lui, les bras sur ses genoux. Ils se détaillèrent un instant, tentant de ravaler leur sourire, jusqu’à ce que Marlène tende une main pour ébouriffer les cheveux de Kaleb, qui râla aussitôt, tentant de repousser ses doigts.

  « Lâche-moi, tu vois bien que cette coupe est déjà une… »

  Marlène s’était retournée en un clin d’œil, vérifiant les alentours. Une seconde plus tard, deux lèvres pressèrent les siennes pour le faire taire, et une main bouillante glissa contre sa nuque. Comme un mouvement aussi inné que respirer, Kaleb répondit aussitôt.

  « Ça fait un moment que t’es ici, remarqua Marlène lorsqu’elle rompit le baiser, bien trop vite au goût de Kaleb qui avança de nouveau vers elle, son mécontentement inscrit sur chaque trait de son visage. Tout va bien ? »

  La tête ailleurs, les pupilles confuses, Kaleb acquiesça seulement. Marlène en profita pour s’asseoir convenablement, sa main délaissant sa nuque pour attraper le bras de Kaleb et le tirer légèrement vers elle, restant assez loin pour échapper aux assauts de son petit ami.

  « Très silencieux tout à coup, continua Marlène, souriant vaguement, et Kaleb la fusilla du regard.

  — C’est peut-être le seul moment de solitude qu’on aura de tout le festival, rappela-t-il. Alors tu ferais mieux de la fermer et de m’embrasser tant que tu le peux.

  — Tu sais toujours demander les choses si gentiment - c’est un vrai plaisir de parler avec toi.

  — T’auras tout le loisir de discuter avec moi plus tard. Fourre ta putain de langue dans ma… »

  Marlène ne se fit pas prier une seconde fois et lorsqu’ils se séparèrent de nouveau, Kaleb, à bout de souffle et les joues rouges, ne trouva rien à redire. Un sourire satisfait flottait sur ses lèvres.

  Ils restèrent assis là encore un moment, Marlène tentant vainement de rendre la coupe de son petit-ami un peu plus présentable, Kaleb la repoussant à chaque fois, clamant haut et fort qu’elle n’avait aucun sens de la mode. Lorsque leur téléphone se mirent à sonner avec les incessants appels à l’aide de Mira, Kaleb attrapa une dernière fois les joues de Marlène, claqua un baiser bruyant sur ses lèvres pour la dernière fois, puis se leva pour rejoindre leur loge.

  « Jeg elsker deg », souffla Marlène en serrant une dernière fois sa main avant de la relâcher.

  Kaleb ne put retenir le sourire rayonnant qui saisit son visage.

  « En quelle langue, cette fois-ci ? demanda-il avec un sourire, parce que le sens de ces mots n’avait pour lui aucun mystère.

    — En norvégien, figure-toi. »

  Kaleb eut beaucoup de mal à se retenir de l’embrasser une dernière fois.

 

2

 

                  Leur enthousiasme n’avait été qu’accentué par leur séance de tests. Il y avait quelque chose de grisant dans la façon dont les techniciens s’activaient autour d’eux, réajustaient la position des pédales et des micros, les détails techniques et les conseils de mise en scène fusant dans toutes les directions. Mira avait des étoiles dans les yeux et Oscar ne cessait d’agiter ses baguettes, incapable de tenir en place. Kaleb, pendant près d’une demi-heure, avait fixé chaque technicien avec de grands yeux ronds, captivé par tous leurs mouvements et arrangements, fasciné à tel point qu’il était resté bête et scié devant chaque personne qui lui demandait de jouer pour vérifier les raccords.

  « Mh ? demandait-il, loin dans ses pensées, lorsqu’il se rendait compte qu’on lui adressait la parole. Oh oui, oui, bien sûr, tout de suite », s’empressait-il ensuite, trop hâtif et imprécis.

  À ce stade, Marlène ne retenait plus ses rires, sidérée de voir l’idiot si pris de court. Oscar ne s’en cachait pas non plus :

  « Tout compte fait, commençait-il avec ce froncement de sourcils mauvais que Kaleb abhorrait, peut-être qu’on aurait dû vérifier si tu savais aligner deux notes avant de t’accepter parmi nous.

  — Toi, la ferme. Vous ne seriez pas ici sans moi.

  — Disons plutôt que tu nous as forcé à choisir entre une seule parfaite guitariste ou un bras cassé qui essaie désespérément de l’accompagner, soupira Oscar. Je n’arrive toujours pas à croire que t’aies fini par nous convaincre. J’ai oublié toutes mes bonnes raisons de te dire oui. »

  Kaleb était prêt à répondre, venin sur la langue, lorsque Mira avait coupé court à son élan.

  « J’ai seulement accepté pour que son jeu puisse cacher mes erreurs », avait-elle répondu, les yeux rivés sur sa basse, ne prenant même pas la peine de lever un œil vers eux.

  La mâchoire par terre, Oscar et Kaleb étaient restés cloués sur place. Marlène siffla en arrière-plan.

  « Mira, tu es ma personne favorite sur cette terre, j’espère que tu en as conscience », ricanait-elle, tandis que Mira haussait vaguement les épaules, peu intéressée.

  Une fois leurs tests terminés, ils étaient restés près de la scène une heure de plus, épiant curieusement les groupes qui passaient tour à tour par les mêmes questions et les différents réglages. Les Ravens étaient passés juste après eux. La maladresse de Ian s’était confirmée lorsqu’il s’était pris les pieds dans une série de câbles, renversant tout un set de micros – et si la première impression de Finn était chaleureuse, il n’en était rien lorsqu’il avait attrapé son cadet par les épaules, un sourire à glacer le sang parant ses lèvres. Tu sais Ian, si tu continues à ne pas regarder où tu poses les pieds, je devrai sûrement m’y mettre aussi – et si je finis par malencontreusement t’écraser comme une vulgaire mouche, tu ne pourras pas nier ta faute, c’est d’accord ? Ian avait hoché la tête comme un fou, le visage livide et drainé de la moindre goutte de sang. Depuis le bas de la scène, Marlène et Kaleb avaient tenté de lui remonter le moral par quelques sourires et pouces vers le haut, mais Ian était trop concentré à guetter où il posait les pieds pour les remarquer.

  Deux autres groupes avaient eu le temps de défiler pendant cette heure. Le premier, Garden Kisses, était un duo que Kaleb avait découvert dans un magazine, composé uniquement d’une joueuse de synthé, Lizbeth, et d’un guitariste, Wisi, dont les attitudes étaient si opposées que leur association paraissait impossible. Alors que Wisi semblait fonctionner sur les mêmes batteries que Ian, Lizbeth traînait silencieusement derrière lui, calme et composée - pourtant, il semblait qu’un seul mot de sa part soit capable de canaliser brusquement son partenaire, qui accourait alors sagement à sa place avec une simple excuse, daignant enfin écouter les techniciens. Ils jouaient en parfaite osmose, à tel point que Kaleb et ses amis restèrent sciés face à leur brève improvisation.

  Le deuxième groupe, un quatuor nommé Shades of Cool, n’était pas beaucoup plus homogène. Un grand brun à l’air odieusement arrogant, chanteur et sans aucun doute leader du groupe, était le premier à attirer l’attention – et jamais loin derrière lui, un garçon métis à l’air furieux ne manquait pas d’en faire de même, pour des raisons toutes autres puisqu’il semblait incapable de cesser de jeter ses baguettes à la tête de son chanteur, en lui braillant d’être moins détestable. A une raisonnable distance de sécurité se dressait une toute petite blonde, rouge de honte, qui tentait vainement de raisonner ses coéquipiers et ne cessait de s’excuser nerveusement auprès du staff pour le dérangement.

  Il fallut un long moment à Kaleb pour repérer le dernier membre du groupe. Déjà penché sur sa basse, il ne consacrait aucun égard à ses partenaires, ignorant avec brio les regards désespérés que lui adressait sa collègue, et se contentait d’hocher la tête en réponse aux questions de son technicien. Puis, dès qu’il eut fini et qu’on lui fit signe qu’il pouvait partir, il passa la hanse de sa basse sur son épaule, adressa un simple mot à son groupe, et s’échappa de la scène sans plus de cérémonie. Aussitôt, les trois membres se retournèrent pour le regarder partir, les yeux ronds et la bouche ouverte, médusés.

  « Loïs ! Espèce de traître ! Attends-nous ! » s’écriait le chanteur avant de recevoir un coup d’épaule de son batteur et d’enfin daigner s’intéresser à son micro.

  Plus tard, The Ravens avaient fini par leur tomber dessus au milieu du parc. Tous ensemble, ils avaient rejoint la cafétaria du festival, en même temps que la plupart des musiciens invités, des techniciens et des organisateurs. On les accueillit avec de grandes frappes dans le dos et des verres pleins, chacun se présentant en pointant grossièrement du doigt les autres membres de leur groupe. Kaleb, que l’excitation commençait à faire rougir, tentait de ne pas se laisser impressionner, et lorsque Marlène, Mira et Oscar commencèrent à se disperser pour entamer des discussions ici et là, il se leva à son tour, attrapa par l’épaule Ian qui ne tenait plus en place, et s’intégra dans le premier cercle à leur portée.

  Si la plupart des gens présents était des petits groupes amateurs dans leur genre, Kaleb découvrit que certains d’entre eux se portaient sur scène depuis des années et avaient déjà acquis une petite notoriété. Au cours d’une conversation, Ian lui apprit que les Ravens n’étaient même pas un groupe à proprement parler – Finn et Owen étant infirmiers, ils s’étaient tous rencontrés au détour d’un volontariat auprès de l’hôpital qui avait pris place en même temps que leurs heures de garde. De fil en aiguille, ils avaient remarqué leur passion commune pour la musique et avaient eu la soudaine idée de créer un groupe caritatif dont ils pourraient reverser l’argent gagné à l’hôpital.

  « Avec le festival, on pourrait gagner un tas de bouche à oreille ! s’écriait Ian avec un sourire immense. On a même créé une cagnotte sur internet ! Vous voulez la voir ?! »

  Au bout d’une heure, Kaleb finit par le perdre au sein de la foule et se retrouva très vite les bras ballants lorsque leur cercle se dispersa ailleurs. Sirotant sa boisson, sachant que Mira avait déjà dû s’exiler dans leur loge, il tenta de trouver Marlène ou Oscar du regard et, échouant lamentablement, se glissa entre deux personnes en espérant intégrer leur conversation.

  Grossière erreur.

  « En voyant la gueule des guitares de certains groupes sur scène, j’ai cru à une blague, entamait l’un, un Londonien à l’air intense. Je ne sais pas à quoi s’attendent ces mecs s’ils arrivent sur scène avec un instrument qui n’a déjà lui-même aucune personnalité.

  — J’ai pensé exactement la même chose ! continuait l’autre. Un jour, il faudrait prévenir ces mômes qu’il ne suffit pas de chopper une guitare dans une brocante pour être musicien. Toutes leurs grattes ont de ces manches rondouillets… »

  Serrant son verre entre ses mains, Kaleb avait tenté de comprendre ce qu’il y avait de mal dans un manche rondouillet, et comment une fichue guitare pouvait avoir une personnalité, mais se retrouva très vite largué, incapable de saisir les dizaines de termes techniques qui fusaient entre les deux hommes. Il repensa à sa propre guitare, celle que Marlène lui avait cédé il y a de ça seulement quelques mois, et se demanda si oui ou non elle était concernée par la discussion. Il n’y connaissait pas grand-chose, et savait à peine ce que valait l’instrument, pouvait encore moins dire si sa guitare avait une quelconque personnalité, mais ce qui était sûr c’est qu’il y tenait – à tel point qu’il passait chaque jour des heures et des heures avec cet objet dans les mains, et en prenait soin comme il avait rarement pris soin de quoi que ce soit dans sa vie. Quoi qu’en dise les connaisseurs, il se fichait pas mal que sa guitare ait une gueule de brocante – c’était avant tout un cadeau de Marlène.

  Plongé dans ses pensées, il se rendit compte très tardivement que les deux hommes s’étaient arrêtés pour le regarder attentivement. Le rouge lui monta aussitôt aux joues. 

  « Euh… Pardon, j’ai mal entendu, tenta-t-il de se rattraper.

  — T’es à la gratte ? répéta l’un, et comprenant où il allait en venir, Kaleb se sentit devenir de plus en plus rouge. Tu joues sur quoi ?

  — Euh… Une Fender… Je crois. »

  Les connaisseurs ne cillèrent pas une seule seconde. L’un d’eux haussa un sourcil. Kaleb observa le nez de l’autre se froncer singulièrement. La température de la pièce sembla atteindre des sommets en un instant.

  « Elle est jaune », ajouta-t-il avant de pouvoir s’en empêcher.

  Un ange passa entre les trois hommes, leur laissant pleinement le temps d’assimiler une telle information, jusqu’à ce qu’un ricanement gras résonne dans les oreilles de Kaleb, bientôt suivi d’un deuxième.

  Un rire nerveux lui échappa. Baissant les yeux vers son verre, il eut le regret de le découvrir vide.

  L’euphorie qu’il avait déclenchée ne semblant pas se tarir, Kaleb tendit son gobelet au londonien, qui l’attrapa par réflexe, et une fois débarrassé de son verre, disposa sans plus de cérémonie, ignorant les blâmes derrière lui. Finalement, ne trouvant toujours aucun de ses amis, il se glissa vers la première sortie.

  Kaleb soupira longuement. Dehors, la nuit était tombée bien longtemps, et à l’exception du mobile-home qui hébergeait la cafétéria, la plupart des autres bungalows étaient plongés dans l’obscurité. En oubliant le brouhaha qui émanait du réfectoire, le parc paraissait d’ailleurs étrangement paisible – Kaleb savait qu’il en serait tout autrement demain, et ne put retenir un sourire, un frisson d’excitation le parcourant tout entier. Il en oublia même son embarras.

  Il envoya un rapide message à Marlène pour lui demander où ils étaient, puis chercha à regagner sa loge, avant de se rendre compte qu’il ne savait absolument pas où il était. Un quelconque sens de l’orientation lui faisant cruellement défaut, il choisit un chemin au hasard et longea les mobile-homes, guettant la présence de n’importe quelle âme qui vive capable de lui indiquer son chemin.

  Alors qu’il prit conscience de la mauvaise direction qu’il avait emprunté, quelque part à sa droite, quelque chose attira son attention ; et bientôt, des premiers accords de guitare brisèrent le silence pesant du parc et de la nuit. Kaleb s’arrêta totalement, tendit l’oreille. Quelques notes, une, deux, puis trois, et enfin, résonna une mélodie.

  Il était planté devant le bungalow concerné avant même de s’en rendre compte. La porte avait été laissé entrouverte, et illuminait le chemin sur de longs mètres. Kaleb essaya de glisser un œil à l’intérieur, en vain, et se résigna à s’approcher de l’entrée, restant dans l’ombre, priant pour être le plus silencieux possible.

  Il prit une grande inspiration.

  Il n’avait jamais entendu une chose pareille.

  C’était une mélodie plutôt lente, plutôt douce, comme une valse à quatre temps jouée en catimini, mais quelque chose en elle sonnait comme éteint. Les accords semblaient tendres, puis gris – ternes, mais comme saisis de quelque chose qui ne pouvait pas être ignoré. Plus il écoutait, plus il sentait ces notes creuser sa poitrine – creuser jusqu’à ce que, enterrée entre ses os, le sentiment qu’elles partageaient lui saute aux yeux.

  La solitude. La mélodie chantait la solitude.

  Kaleb prit une autre grande inspiration, tenta de refouler sa curiosité, et échoua lamentablement. Prudemment caché derrière la porte, il se pencha pour observer.

  Oh.

  Le mec de Shades of Cool.

  Le sale type.

  Recourbé contre sa guitare, Kaleb ne voyait de lui que les mouvements agiles de ses doigts sur l’instrument et une masse de cheveux noirs. Déjà surpris de pouvoir le reconnaître, Kaleb s’étonna de se souvenir qu’il ne jouait pas de la guitare sur scène, mais de la basse. A première vue, ses jeux étaient aussi bons l’un que l’autre, et Kaleb sentit une pointe de jalousie lui piquer la gorge, lui qui peinait déjà à se familiariser avec un seul instrument.

  Il n’avait jamais entendu quelqu’un jouer comme ça.

  Essayant de s’approcher encore, de passer sa tête un peu plus loin dans l’entrebâillure de la porte, Kaleb loupa soudainement la marche sur laquelle il tentait de prendre appui. Et lorsqu’un cri de surprise lui échappa, il passa de longues secondes à se maudire corps et âme.

  Le cœur battant à tout rompre, Kaleb osa lever un œil vers le musicien.

  La musique s’était arrêtée. Ses mains étaient encore sur les cordes de sa guitare. Il s’était à peine redressé, mais assez pour que Kaleb puisse voir son visage, et le voir le foudroyer du regard.

  Toutes ses excuses moururent avant de pouvoir atteindre sa bouche, et Kaleb ne put rien faire d’autre que de continuer à le dévisager en espérant que le temps se remette à tourner au plus vite.

  « Tu comptes rester planté là encore longtemps ? » s’impatienta le sale type et Kaleb jura que son regard lui donna de véritables sueurs froides.

  Néanmoins, cela suffit pour le sortir de sa torpeur, et le blond se redressa aussitôt, une main logée nerveusement derrière sa nuque. 

  Comme un miroir, l’autre se redressa à son tour, fronça les sourcils, méfiant. Ils se détaillèrent encore de longues secondes avant que Kaleb daigne regagner un semblant de spontanéité.

  « Désolé, s’excusa-t-il enfin, et une fois de plus, il se sentit devenir atrocement rouge. C’était joli, expliqua-t-il, et l’autre musicien ne lui offrant toujours pas la moindre réaction, il ne put s’empêcher de spécifier. Ce que tu jouais. »

  Le guitariste ne parut pas réellement flatté et se contenta d’hausser un sourcil désabusé, avant de détourner le regard. Kaleb se saisit d’une grande inspiration.

  Intense.

  Le souffle moins court, Kaleb remarqua que le garçon aux cheveux noirs s’était de nouveau penché sur sa guitare, grattant distraitement quelques accords. Il songea à retourner d’où il venait, se rappelant qu’il était censé regagner sa loge, ce que cet inconnu attendait sûrement de lui, puisqu’il ne lui adressait plus un regard, mais changea d’avis avant même de pouvoir faire un pas en arrière. Rassemblant tout son courage, il osa entrer dans le bungalow.

  « Je ne connais pas cette chanson », s’immisça-t-il, et le noiraud leva de nouveau la tête vers lui, l’air encore plus renfrogné qu’avant.

  Kaleb s’arrêta à deux bons mètres de lui. Ils se dévisagèrent une fois de plus. A cette distance, le blond pouvait discerner la couleur de ses yeux. Verts. Ou jaunes. Plutôt jaunes. Des yeux étranges. De jolis yeux. 

  Le guitariste ne lui répondant pas, Kaleb s’apprêtait à reprendre, inarrêtable, lorsque son élan fut interrompu. 

  « Forcément.

  — Qu’est-ce que ça veut dire ?

  — C’est la mienne. »

  Sur le coup, il se sentit plutôt bête. Le groupe et lui ne s’étaient contentés que de reprises, leur tentative de composition étant plus que misérables. Jusqu’ici, le principe lui avait suffi. Il n’avait d’ailleurs pas d’autres choix : s’il bataillait déjà pour aligner un morceau complet, il était encore bien loin d’en écrire. Il en avait presque oublié qu’il existait des gens pour inventer ces mêmes chansons.

  « C’est talentueux, commenta Kaleb avec un sourire, mais le sale type désapprouva d’une grimace.

  — Pas vraiment. Juste du travail. »

  Haussant un sourcil, Kaleb faillit à dissimuler sa surprise. Puis, lentement, un sourire vint étirer ses lèvres.

   Juste du travail.

  Travailler, apprendre et suer jusqu’à n’en plus pouvoir pour obtenir ce qu’il voulait, c’était quelque chose dont Kaleb était amplement capable. Si jouer de cette façon était juste du travail, alors peut-être saura-t-il faire quelque chose de ses dix doigts.

  Une vague de confiance et un frisson d’excitation l’enveloppant tout entier, Kaleb saisit sa chance avec la première idée qui lui passa par la tête. 

  « Est-ce que tu crois que tu pourrais la rejouer ? »

  Deux yeux sceptiques le dévisagèrent intensément, reflétant une incrédulité qui aurait pu faire doucement rire Kaleb s’il ne se sentait pas si investi. Le sale type fronçait les sourcils, mais le blond ne bougea pas d’un iota, sa détermination sans faille.

  « Pardon ?

  — La chanson que tu jouais. Est-ce que tu peux la rejouer ? redemanda-t-il, et Kaleb n’eut pas besoin d’être un génie pour comprendre que ce mec le prenait pour un parfait imbécile.

  — Bien sûr que oui.

  — Parfait. »

  Kaleb jeta un coup d’œil à travers la loge et saisit la première guitare qui lui passa sous les yeux. C’était une acoustique, et le manche était un peu court, et bien qu’il osât espérer qu’elle soit accordée, il ne prit pas la peine de vérifier. De sa main libre, il fit glisser une chaise jusqu’au garçon qui le détaillait aussi curieusement qu’amèrement, et, avec un long soupir, se laissa tomber face à lui. Glissant sa main contre les cordes, le son résonna entre les quatre murs durant de longues secondes. Après ça, un silence mortel envahit la pièce, uniquement meublé par le sourire idiot de Kaleb et le profond froncement d’incompréhension du pauvre garçon.

  « Je peux savoir ce que t’es en train de foutre ? dit-il avec ce que Kaleb interpréta comme un soupçon d’indignation qu’il ignora parfaitement.

  — J’attends que tu joues, ça paraît évident.

  — Si t’es en train de te payer ma tête, va jouer les rigolos ailleurs.

  — Pas du tout.

  — Tu ne me fais pas rire.

  —  Tant mieux. Je ne me fais pas beaucoup rire non plus, pour info. »

  Attendant que la victime de sa nouvelle lubie calme sa surprise, Kaleb tenta de vérifier les accords de ses guitares. Néanmoins, il consentit bien vite à laisser les mécaniques tranquille, loin d’être sûr de son oreille musicale.

  « Tu comptes daigner éclairer ma lanterne ou je peux aller me faire foutre ? s’emporta-t-il.

  — Je veux juste que tu joues ton fichu morceau, répondit Kaleb, et cessant de jouer avec ses nerfs, il précisa enfin. Je veux essayer de l’apprendre. »

  Le brun ne le lâcha pas du regard – et bien que ses yeux semblassent percer des trous dans son crâne, Kaleb ne le lâcha pas non plus, même lorsque son sang se mit à bourdonner dans ses oreilles, et que le doute d’avoir dépassé les bornes le fit frissonner.

  Le noiraud semblait particulièrement grand, même assis, et ce fut tout ce que Kaleb fut capable de saisir pendant un moment. Retombant sur son front, ses fins cheveux noirs faisaient ressortir le jaune de ses yeux fatigués et le bleu sombre de ses cernes. Ses joues creuses avaient rougi avec l’irritation et la chaleur de l’été et contrastaient avec une petite cicatrice ronde et blanche qu’il portait sur sa joue droite, de celle qu’on gagne petit en s’écorchant dans les bois. Le regard de Kaleb tomba finalement sur son cou, là où, même si quelques mèches noires plus longues que les autres semblaient tenter de la dissimuler, se trouvait une plaque rouge, sans doute d’eczéma, étendue sur plusieurs centimètres de l’arrière de son oreille vers le bas de sa gorge.

  Il se rendit compte qu’il avait détourné les yeux lorsque la main du garçon vint soudainement recouvrir son cou, surprenant assez Kaleb pour croiser de nouveau son regard. Il avait enfin cessé de froncer les sourcils – à présent, seuls les mouvements de sa mâchoire serrée témoignaient de son agacement, jusqu’à disparaître lorsqu’il laissa tomber sa tête en arrière avec un long soupir défaitiste.

  « Pourquoi est-ce qu’il faut toujours que je tombe sur des abrutis qui ne savent pas lâcher le morceau ? » plaida-t-il, plutôt à lui-même, avant de se redresser, sa main retombant de sa gorge pour se loger de nouveau sur sa guitare.

  Se sentant légèrement coupable d’avoir été surpris en train de fixer sa blessure, Kaleb se contenta d’hausser les épaules, osant laisser son esprit s’enflammer avec un soupçon d’espoir.

  « Je ne compte pas ralentir, c’est compris ? capitula le garçon et Kaleb se retint de sauter de joie. Tu te démerdes. Et tu te tais.

  — Oui, oui, c’est promis ! »

 Le guitariste leva les yeux au ciel, soupira une dernière fois, puis, après ce qui sembla être une éternité, se pencha de nouveau sur sa guitare. Les premiers accords résonnèrent aussitôt dans le bungalow, ses doigts glissant comme de l’eau sur ses cordes. L’aisance de ses mouvements hypnotisa longuement Kaleb – et ce n’est qu’en surprenant le coup d’œil blasé du sale type qu’il daigna se ressaisir et s’intéresser pour de bon à son jeu et à sa guitare.

  Ce n’est qu’à ce moment-là que Kaleb réalisa que le garçon face à lui tenait sa guitare à l’envers, que son jeu était celui d’un gaucher – qu’il devait donc inverser les accords dans sa tête avant de pouvoir les reproduire.

  De longues minutes s’écoulèrent avant qu’il ne pose à son tour un doigt sur son instrument. Ses premiers accords furent particulièrement médiocres, la pression exercée par son pouce étant loin d’être suffisante pour la rigidité des cordes qui vibraient difficilement sous ses doigts. Son jeu sonnait amèrement faux : loupant un accord sur deux, toujours avec un temps de retard, Kaleb tentait de combler ses manques du mieux qu’il le pouvait, sans le moindre succès.

  Il était mauvais, très mauvais – pourtant, il ne détourna pas le regard une seule seconde, sa concentration intacte, saisissant un peu mieux accord après accord, ne consacrant aucun égard à ce qui résonnait dans sa guitare.

  « Tu joues si mal… » murmura son modèle, et s’il avait pensé trouver cette voix teintée d’agacement, Kaleb n’eut pourtant aucun besoin de le regarder pour deviner qu’un très léger sourire flottait sur son visage – son premier sourire depuis que le blond était entré dans la pièce. 

  Kaleb sourit à son tour, juste un peu, jusqu’à ce qu’un nouvel accord le fasse grimacer.

  Ils continuèrent ainsi durant de longues minutes, peut-être une heure, une demi-heure, la même chanson tournant en boucle, quelques effets supplémentaires s’ajoutant çà et là, un air de défi flottant entre les deux, l’air de dire, et celui-ci, celui-là, sauras-tu le reproduire ? La réponse de Kaleb était tacite : Bien sûr que non.

  Le musicien lâcha sa guitare quelques instants, massant la pulpe de ses pouces cisaillés par le nylon des cordes, et une fois de plus, Kaleb sut qu’il le dévisageait de nouveau, même si ses propres pupilles restaient fixées sur la façon dont ses doigts maladroits alignaient leurs mouvements.

  Jouant tout à coup seul, il s’était mis à fredonner la mélodie avant même de s’en être rendu compte, tentant de retrouver un modèle.

  « Tu es le chanteur de ton groupe ? demanda alors le garçon face à lui, et Kaleb trouva sa voix bien plus agréable lorsqu’elle n’était pas utilisée pour jurer et grincer des dents ; elle était toujours froide, et n’avait toujours rien de chaleureux, mais le soupçon de curiosité qu’elle reflétait suffit à Kaleb pour l’apprécier.

  — Non, deuxième guitare », répondit-il, tâchant de rester concentré.

  Un léger rire flotta dans l’air.

  « J’espère que tu mens. 

  — Mes amis n’y croient toujours pas, c’est vrai.

  — Pas seulement pour ton jeu, précisa le garçon. Même s’il est atroce, même pour une deuxième guitare. Tu ressembles plus à un chanteur. »

  Ceci éveilla un peu plus la curiosité de Kaleb, qui lâcha ses cordes pour croiser son regard.

  « Qu’est-ce que ça veut dire ?

  — Je sais pas. L’air d’aimer un peu trop attirer l’attention.

  — L’air d’aimer attirer l’attention ? répéta bêtement Kaleb.

  — Assez pour la trouver et la garder, non ? C’est ce qui fait un bon chanteur. »

  Kaleb tenta d’y réfléchir une seconde. Durant les petites représentations de leur groupe dans les bars de Liverpool, il n’avait jamais pris le micro. Parfois, Mira prêtait sa voix ou ses vocalises à quelques chansons lorsqu’elle s’en sentait d’humeur, mais autrement, Marlène s’en occupait toujours. Les gens semblaient toujours naturellement captivés par elle, avec ses longs cheveux blonds, le sourire dans sa voix, et les étincelles dans ses yeux. Kaleb était toujours le premier à avoir les yeux rivés sur elle. A tel point que l’idée de prendre sa place ne lui avait jamais traversé l’esprit.

  « Je sais pas trop, réfléchit-t-il. Notre chanteuse sait déjà faire tout ça. 

  — D’accord », répondit seulement l’autre, sa curiosité ne semblant pas aller plus loin.

  Ils s’étaient remis à jouer depuis de longues minutes lorsque leur mélodie s’interrompit pour la deuxième fois.

  « Comment tu t’appelles ? » demanda le garçon.

  Kaleb tenta de ravaler sa surprise, de ne pas lever les yeux vers lui, de continuer à jouer, mais ne put rien faire contre le sourire satisfait qui lui creusa ses joues.

  « Kaleb, dit-il simplement, et toi ?

  — Loïs. »

  Loïs. C’était un joli prénom.

  « Enchanté, Loïs. J’espère que tes oreilles ne saignent pas trop.

  — Pour être honnête, j’ai rarement entendu pire.

  — Ugh… Moi non plus. »

  Pourtant, à forcer de patience et de concentration, quelques boucles de notes finirent par sonner un peu mieux que les précédentes – et Kaleb était certain qu’il y était presque lorsque quelques coups contre la porte du bungalow leur firent lever la tête à tous les deux.

  Une phalange toujours collée à la porte, Marlène les détaillait tour à tour, un air incertain flottant sur son visage.

  « Salut, salua-t-elle, hésitante, avant de montrer son téléphone. Désolé Kaleb, tu répondais pas, on te cherchait. Les autres veulent bientôt rentrer à l’hôtel. »

  Comme s’il avait pris un coup sur la tête, les yeux ronds, Kaleb lâcha sa guitare pour jeter un coup d’œil à son téléphone, notant les dizaines d’appels manqués du groupe.

  « Merde, je suis désolé, s’excusa-t-il en se levant. J’arrive ! »

  Adressant un simple regard à Loïs qui tenait toujours sa guitare contre lui, Kaleb alla reposer la sienne à l’endroit où il l’avait trouvé, puis rejoint Marlène avec un sourire d’excuse. Avec un signe de la main, il se tourna une dernière fois vers le garçon resté au milieu de la pièce.

  « J’espère vous croiser toi et ton groupe, demain ! Viens nous voir, toi aussi. Mes potes sont pas aussi mauvais que j’en ai l’air.

  — Je verrai bien », répondit Loïs, avant de tardivement retourner son signe de la main.

  Kaleb lui sourit une dernière fois avant de pousser Marlène vers la sortie, s’échappant du bungalow. Aussitôt dehors, Marlène passa un bras autour de sa taille et le ramena contre elle.

  « Laisse-moi deviner, commença-t-elle alors que Kaleb glissait à son tour une main contre sa nuque. Tu t’es perdu et tu t’es réfugié dans le premier coin de lumière que t’as trouvé ? »

  Kaleb pouffa de rire avant de nier en bloc.

  « Je vois pas du tout de quoi tu parles.

  — Tu es un misérable menteur.

  — Normal, je respire la sincérité. »

  Marlène donna un coup de tête contre sa tempe.

  « Aïe ! s’offusqua Kaleb.

  — C’était pour les appels manqués.

  — Kieran est en train de déteindre sur toi.

  — Il a toujours été le plus malin de vous deux.

  — Eh ! Retire tout de suite ce que tu viens de dire.

  — Non.

  — Fais-le ou je t’y oblige.

  — Essaye un peu. »

  Aussitôt, Kaleb tenta de l’atteindre au visage, mais Marlène esquiva aisément sa main avec un éclat de rire et un bond en arrière, puis, échappant de justesse à toutes les attaques de son petit-ami, se mit à courir vers leur mobile-home.

  Le temps que Kaleb se mette en mouvement, Marlène était déjà loin devant.

  « Eh ! Reviens ici tout de suite ! Marls ! »

 

3

 

                  C’était à leur tour dans cinq minutes.

  À ce stade, Kaleb peinait de plus en plus à déglutir, tiraillé entre la boule d’angoisse logée dans sa gorge et l’excitation qui lui retournait le ventre. Son sang bourdonnait dans ses oreilles, son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine, au point d’inconsciemment empoigner le tissu de son t-shirt pour le serrer de toutes ses forces, son autre main agrippant fermement sa guitare.

  À côté de lui, silencieux, Oscar tentait vainement de se donner un air détaché – mais il suffisait au blond d’un coup d’œil pour voir qu’il ne cessait d’essuyer ses mains moites contre son jean, et que ses inspirations étaient anormalement longues et maîtrisées. Il était déjà parti fumer deux fois, et Kaleb commençait à sentir l’odeur du cannabis restée accrochée à ses vêtements.

  Derrière lui, Mira ne leur adressait même plus un regard, les yeux rivés vers le sol, ses doigts tremblants presque imperceptiblement contre les cordes de sa basse.

  Chacun d’entre eux tentait d’une façon ou d’une autre de contenir leur nervosité, s’accommodant doucement à la montée d’adrénaline, avec plus ou moins de succès.

  Marlène n’était pas là.

  C’était à leur tour dans cinq minutes, et il n’y avait toujours aucune trace de Marlène dans les parages.

  Elle était partie en furie près d’une demi-heure auparavant, les yeux ronds et jurant dans tous les sens, leur criant qu’elle revenait tout de suite avant de disparaître de la loge sans une seule indication de plus.

  Kaleb sentait son stress monter en flèche à chaque fois qu’il jetait un coup d’œil à sa montre. Il avait déjà réclamé trois bouteilles d’eau au staff, et avait fait réviser son micro près de quatre fois. A force d’allers-retours dans le couloir, son t-shirt collait désagréablement contre son dos, et il ne cessait d’essayer de le décoller avec un grognement, avant d’enchaîner sur un nouvel aller-retour.

  Au dix-septième, Oscar le força à s’adosser au mur.

  « Un aller-retour de plus et tu vas me faire dégueuler, c’est compris ?

  — Désolé… grinça Kaleb. J’ai l’impression d’avoir oublié absolument tout ce que je sais.

  — Pas grave, c’est pas comme si tu partais de grand-chose, en plus.

  — Va te faire foutre, j’ai répété au moins deux fois plus que vous.

  — Si tu le dis. Dans tous les cas, tu te calmes dès que tu commences à sonner faux, et tu reprends dès que possible. Si tu foires, je t’étripe.

  — Je suis pas incapable non plus. Essuie tes mains moites avant que tes baguettes te glissent des mains et que tu nous foutes la honte.

  — Fais gaffe à ce que je t’éborgne pas avec.

  — Fermez-là, c’est pas le moment », réprimanda Mira.

  Kaleb et Oscar ne rechignèrent pas, mais s’échangèrent un long regard blasé – du moins, jusqu’à ce que Kaleb roule des yeux et daigne cogner son épaule contre celle de son meilleur ami.

  « Désolé. Je veux juste que Marlène ramène son cul.

  —  Je sais. Moi aussi. »

  Tous les trois soupirèrent à l’unisson.

  « Je promets de lui faire amèrement regretter ce qu’elle est en train de nous faire, siffla Oscar. Je vais ruiner sa vie sociale.

  — Oui. Fais-le, ordonna Mira.

  — Elle va arriver, tenta de rassurer Kaleb. Je lui ferai manger le sol dès que je la vois, mais elle va revenir. »

  Tout à coup, un tonnerre d’applaudissement se fit entendre en provenance de la scène, et très vite, les Ravens déboulèrent dans le couloir, leur front dégoulinant de sueur et leurs visages fendus par d’immenses sourires.

  « PUTAIN DE MERDE, hurlaient-ils en boucle, Ian se jetant sur les dos de Finn et Owen, Robin et Jude se poussant dans tous les sens avant de fondre en larmes dans les bras l’un de l’autre. BONNE CHANCE LES GARS ! criaient-ils encore en passant devant eux. Eclatez-vous ! On rejoint le public pour vous voir tout de suite ! »

  Ils disparurent à l’angle d’un couloir aussi vite qu’ils étaient apparus, laissant les trois amis se détailler avec de grands yeux ronds sans un regard en arrière, leur panique au bord des lèvres.

  Il fallut un long moment à Kaleb pour remarquer que l’un des organisateurs était en train de lui parler.

  « … Ça va ? »

  Kaleb répondit sans y réfléchir à deux fois.

  « Au fond du gouffre. »

  Le rire de l’organisateur sonna étrange aux oreilles de Kaleb, mais il avait filé sur scène avant qu’il ne puisse réagir. En se tournant vers ses amis, Kaleb remarqua que Oscar et Mira le dévisageaient, l’air halluciné.

  « Kaleb, commença Oscar avec cette voix qui n’annonçait rien de bon. T’es sincèrement con comme un balai. »

  Marlène déboula en furie à l’instant même où un membre du staff leur fit signe de se diriger vers la scène et se jeta sur sa guitare pour la passer autour de son cou.

  « Est-ce qu’on peut savoir où t’étais ?!

  — Pardon ! Pardon ! Je suis désolée ! s’écria-t-elle en s’agitant dans tous les sens. Posez pas de question s’il vous plaît, je suis passée à l’hôtel récupérer quelque chose, mais je suis là maintenant !

  — Pas de question ? Tu te fous de nous ? Cinq minutes de plus et on devait y aller sans toi, abrutie ! On aurait fait quoi sans chanteuse ? »

  Passant une main dans ses cheveux en vrac, Marlène prit une grande inspiration – et inconsciemment, chacun d’eux en fit de même, calmant doucement leur cœur battant douloureusement dans leur poitrine.

  « Au fond du gouffre, c’est à vous dans une minute ! » les prévint un membre du staff.

  La réalisation de son erreur tomba sur Kaleb comme un coup sur la tête. Les yeux écarquillés, il ne put rien faire d’autre que subir les regards extrêmement désapprobateurs de Oscar et Mira qui manquèrent de peu de le mortifier sur place.

  Marlène, elle, éclata de rire.

  « Je vous laisse seuls vingt minutes, et quand je reviens, vous nous avez dégotté le pire nom de groupe au monde ? Un peu boiteux comme concept, vous trouvez pas ?

  — La ferme, grinça Kaleb, le visage caché entre ses mains. J’ai paniqué.

  — Je me moquerai de toi jusqu’à ce que mort s’ensuive », menaça gravement Oscar.

  Kaleb le foudroya du regard, mais Marlène balaya les tensions d’un nouvel éclat de rire.

  « En vérité, Au fond du gouffre, ça me va. Un peu dramatique, mais pourquoi pas, dit-elle avec un sourire. Maintenant, est-ce qu’on monterait pas sur scène pour leur montrer de quoi on est un minimum capable ? »

  Alors que Marlène les dévisageait un à un avec cet étrange sourire qui n’appartenait qu’à elle, leur angoisse s’apaisa enfin – et très vite, Kaleb se força à étouffer son cri d’excitation dans son poing, Oscar se frappa les joues en un claquement sec qui lui laissa deux marques rouges sur la peau, et Mira prit une grande inspiration en direction du plafond.

  « Allez, c’est parti ! » lança Marlène.

  Oscar et Mira partirent les premiers, les deux autres sur leur pas. 

  Fermant la marche, le cœur battant de nouveau à tout rompre, Kaleb distinguait de mieux en mieux la foule rassemblée devant la scène, apercevait de plus en plus l’ombre des micros et des amplis sur l’estrade.

  Pour la énième fois depuis la veille, ce que lui avait dit le garçon d’hier lui revint en tête.

  Et pour la première fois depuis, il n’hésita plus.

  Alors qu’ils allaient monter sur scène, Kaleb attrapa Marlène par le bras et l’attira vers lui.

  « Je sais que ça vient de nulle part et qu’on n’a absolument pas répété pour ça, commença-t-il, évitant son regard, et Marlène haussa un sourcil intrigué, l’invita à continuer, mais est-ce que tu crois que je pourrai… essayer de chanter ? En solo. Rien qu’une chanson. »

  Lorsque Kaleb osa enfin lever les yeux vers Marlène, il s’attendit à la découvrir surprise, ne serait-ce que prise au dépourvu – mais tout ce qu’il trouva fut le fin sourire connaisseur qu’elle faillait à contenir.

  « Je me demandais quand tu allais enfin oser me demander, avoua-t-elle, l’une de ses mains caressant brièvement la joue de Kaleb avant de retomber sur sa guitare. Fais-moi signe quand tu veux. Je te fais confiance. »

  Marlène embrassa son front en vitesse et se jeta aussitôt sur scène en hurlant, son sourire ne la quittant pas une seule seconde, et forcé de regagner ses esprits au plus vite, Kaleb la suivit.

  Je te fais confiance.

  A sa place sur la scène, il se trouva alors face à des centaines de personnes pour la première fois. Les joues sciées par un sourire immense, la tête comme du coton, il n’avait jamais été aussi conscient du poids de sa guitare dans ses mains – et pourtant, lorsque Marlène finit d’accueillir le public et de les présenter sous leur glorieux nouveau nom, qu’Oscar lança le premier décompte, il lui sembla que ses cordes étaient devenues une extension de ses propres doigts. Kaleb joua ses premiers accords, Mira ajouta sa ligne de basse – et lorsque la voix de Marlène se mit à surplomber toutes les autres, il se battit de toutes ses forces pour ne pas être absorbé par elle, conserver sa concentration intacte.

  Leur première chanson n’était pas encore finie lorsqu’il se rendit compte que se battre était inutile – le cerveau en pause, il n’avait même pas besoin de penser à son rythme, ni à ses prochains accords – après avoir répété en boucle pendant des dizaines et des dizaines d’heures, c’était comme si ses accords avaient été gravés dans ses doigts, dans ses muscles, dans ses nerfs, dans chaque parcelle de son épiderme – à tel point que chaque mouvement, même imparfait, devenait un reflex.

  Il était incapable de penser. Si Oscar partait en vrille, jouait deux fois plus vite, alors il le suivait, Mira aussi, et Marlène comblait leurs vides. Si Mira et lui harmonisaient, alors Marlène leur faisait de la place dans la chanson, et leurs voix s’unissaient pour créer quelque chose de grandiose et qui leur ressemblait.

  Kaleb regagna un soupçon de conscience lorsque Marlène se tourna vers lui, plongea son regard dans le sien, le front brillant, les lèvres entrouvertes, le bout de sa langue dépassant d’entre ses dents, l’air de poser une question invisible.

  Kaleb lui sourit sans y penser. Ils finissaient leur cinquième chanson. Encore trois à venir avant qu’ils n’aient à céder leur place.

  Plus confiant qu’il ne l’avait jamais été dans sa vie, Kaleb lui montra un huit avec ses doigts.

  Laisse-moi la dernière.

  Marlène ne retint pas son éclat de rire, et hocha la tête, son regard traînant sur Kaleb tout entier, au point d’embraser son corps, comme si la fièvre ne le consumait déjà pas assez.

  Je te fais confiance.

  Savourant chaque instant, Kaleb pouvait sentir à quel point chacun d’entre eux se donnaient corps et âme. Le public leur rendait bien : il n’avait pas réussi à y faire attention jusqu’ici, mais la foule était en furie, groupe amateur ou pas, et participait au rythme du festival tout entier.

  Il avait perdu la notion du temps – et avant même qu’il ne le remarque, la cinquième puis la sixième chanson avaient pris fin. Au milieu de leur septième morceau, il commença enfin à réaliser que son tour arrivait – et si son cœur ne tambourinait pas assez fort dans sa cage thoracique, alors il repartit de plus belle, faisant trembler tout son corps, au point de le forcer à relâcher la pression sur ses cordes.

  Il ne pouvait toujours pas s’entendre penser. Il ne contrôlait plus aucun de ses mouvements, fonctionnait purement à l’adrénaline et à l’euphorie.

  La septième chanson prit fin – Kaleb ne se rendit compte qu’au moment où Marlène pointa un doigt vers lui, le micro contre ses lèvres.

  « Merci pour toute votre attention, disait-elle au public, la voix arrachée et essoufflée. Pour notre dernier morceau, je vous laisse entre les mains du diable sur mon épaule. Kaleb ! »

  Ne se quittant pas du regard, ils échangèrent leur place, fondant le temps d’un instant dans les bras l’un de l’autre pour que Kaleb lui murmure le titre sur lequel il avait jeté son dévolu. Marlène le relâcha aussitôt pour informer Mira et Oscar, et regagna sa place en un rien de temps. Kaleb répondit au regard noir que lui jeta Oscar par un mouvement des plus polis et il s’avança vers le micro, serrant le manche de sa guitare de toutes ses forces.

  Je te fais confiance.

  Il n’avait toujours pas reconnecté à la réalité lorsqu’il se trouva face à la foule. Balayant le public du regard, il remarqua que les Ravens avaient réussi à se glisser jusqu’au premier rang – et à voir leur visage toujours aussi rouge, ils n’avaient toujours pas cessé de hurler, n’étaient toujours pas redescendus.

  Réfugié dans un coin du public, il aperçut même l’ombre d’un garçon aux yeux jaunes.

  Kaleb sourit, malicieux. Il songea à trouver quelque chose à dire, mais y renonça sitôt qu’il tenta de former une pensée cohérente dans son cerveau engourdi.

  Il fit signe à Oscar de lancer le décompte.

  « One, two, three, for, five, six, seven! »

  Ils se lancèrent tous les quatre en même temps - et aussitôt, ce fut comme si quelque chose implosait dans chacun de ses os, comme si on lui arrachait le cœur de la poitrine et qu’on y mettait des explosifs, comme si les basses résonnaient dans chaque recoin de sa cage thoracique et faisaient trembler ses côtes.

                  “Well, I wrote my number down

                  I never wrote it down before

                  Were gonna bring it over, like something from a film

                  But I didn’t have a bottle at all

  Il ne reconnaissait même plus sa voix, s’écoutait à peine – sa prestation pouvait être un véritable chaos, il s’en foutait bien, au point qu’il lâcha sa guitare dès lors qu’il se sentit incapable de faire les deux en même temps. Ce qui sortait de sa gorge venait du plus profond de ses entrailles – et c’était un miracle que ses poumons puissent lui fournir assez d’oxygène tant ils lui faisaient un mal de chien.

  Si la scène lui avait paru immense lors des tests, il n’en était plus rien maintenant. Chaque mouvement paraissait trop grand pour l’espace, ses pas l’emmenant d’un bout à l’autre de l’estrade en un instant.

  L’excitation, l’attention - l’attention lui donnait envie de hurler.

  Loïs avait eu putain de raison.

  Cette attention, il allait la garder même s’il devait crever pour ça. 

                  “Well, I were looking and you kept staring

                  Your thoughts pairing up with mine

                  And when you’re so pretty and I’m so shy

                  You probably didn’t give me the eye

                  Though I’m sure you did”

  Derrière lui, Oscar jouait à coup double, un vrai bordel, et Kaleb se mit à utiliser des effets de pédales abominables sur lesquels ils s’engueuleraient plus tard, mais rien de tout ça n’avait d’importance – s’ils jouaient deux fois trop vite, s’ils jouaient trop forts. C’était du putain de rock’n’roll – l’indulgence de l’erreur, non, la célébration de l’erreur, d’un solo qui dure bien trop longtemps – tout ça, c’était du putain de rock’n’roll. Kaleb se laissa posséder, jusqu’à se plier sur sa guitare, jusqu’à ce que sa sueur dégouline sur le sol.

                  “Well, I went outside

                  Couldn’t say I tried and I felt regret

                  Because you haven’t bashed me and dashed back in

                  Cause the ship hasn’t sailed yet

                  But when I did I couldn’t see your face

                  I could see your mates but that wouldn’t do

                  Well, I dashed around, tried to find you

                  But you were nowhere to be seen, no, no, no

  Abandonnant sa guitare pour de bon, serrant son micro de toutes ses forces, il s’approcha d’Oscar, de Mira, tourna autour d’eux, rejoignit Marlène, passa une main dans ses cheveux blonds et trempés, se retint d’embrasser son putain de sourire extatique, lia son torse à son dos humide, claqua à la place un baiser brûlant sur sa nuque dès que la chanson lui en laissa l’occasion. Il repassa devant elle, croisa son regard, perçut la fièvre dans ses yeux bleus et au milieu de toute la brume de son esprit, une seule pensée parvint à se frayer un chemin à travers son crâne.

  Magnifique, magnifique, magnifique.

  Il voulait graver cette Marlène à tout jamais dans son esprit.

                  “Well, she moved in ways that kept her there

                  In our minds for days and weeks and months

                  I was that amazed and there she stayed

                  Surrounded by the “What if?” and the “Maybe’s?”

Il manqua de s’écrouler au dernier accord de Marlène, se rattrapa de justesse au pied de son micro. Complètement déphasé, il ne sentait même plus le sourire sur ses lèvres qui lui brûlait les joues, n’entendait plus les hurlements des Ravens devant lui, ni les applaudissements du public qui le félicitait. Le souffle court, étourdi par le manque d’oxygène et l’adrénaline, il n’avait même pas la force de se tourner pour faire face à ses amis.

  On ne lui laissa pas le temps de reprendre ses esprits. Il avait à peine fermé les yeux lorsqu’une main agrippa son épaule pour le retourner – et il avait tout juste croisé le regard de Marlène, avait à peine senti ses mains sur ses joues lorsque ses lèvres s’écrasèrent furieusement contre les siennes.

  C’était l’un de leur baiser les plus chaotiques : ils étaient trempés de sueur, Marlène serrait ses joues trop fort et leurs dents avaient claqué les unes contre les autres. Pire : Oscar et Mira étaient juste derrière eux, et Oscar devait sûrement avoir cet air idiot sur la figure, devait avoir déjà sorti son téléphone pour immortaliser le moment, avait déjà envoyé la photo à Kieran.

  Kaleb n’avait jamais souri aussi fort dans un baiser.

  Marlène recula d’un pas, mais ses mains restèrent fermement accrochées à ses joues. Kaleb ne la lâcha pas du regard. Enveloppée dans les lumières de la scène, Marlène n’avait jamais été aussi belle.

  « Kaleb, putain, t’es merveilleux. »

   Kaleb n’eut pas le temps de lui répondre. Oscar arriva entre eux et les poussa de devant le micro pour pouvoir remercier le public, recevant tout une nouvelle flopée d’applaudissements. Mira se courba légèrement et salua le public d’un geste de la main, un léger sourire sur les lèvres, et Kaleb choisit de l’imiter avec cent fois plus de fureur, balançant ses bras dans tous les sens.

  « Au revoir, Londres ! » hurlait-il.

  Ils s’éternisèrent sur scène jusqu’à ce que les présentateurs ne les poussent en dehors, rejoignant le couloir qu’ils avaient emprunté pour venir.

  Fermant de nouveau la marche, regagnant peu à peu un minimum de clarté d’esprit, Kaleb s’immobilisa dès qu’il aperçut Loïs sur le bord de la scène, sa guitare jonchée en bandoulière sur son épaule. Un demi-sourire parait ses lèvres, presque invisible, mais presque là, et ses yeux brillaient d’une excitation évidente. Il portait l’amour de la musique sur lui, et à cet instant, Kaleb voulut de tout son cœur lui ressembler.

  Quelqu’un avait même parsemé ses pommettes de paillettes argentées.

  Kaleb ne put retenir un éclat de rire, sans savoir pourquoi.

  « Peut-être que tu avais raison, pour l’attention », accorda Kaleb, essuyant la sueur sur son front avec son avant-bras.

  Loïs ne répondit rien, mais pinça les lèvres avec un haussement d’épaule. Derrière lui, les autres membres de son groupe s’étaient jetés sur Marlène et Oscar pour les féliciter, Mira ayant déjà pris la poudre d’escampette. Le regard de Kaleb traîna un long instant sur Marlène, avant de reporter son attention sur Loïs.

  « Alors ? Est-ce que j’ai été aussi mauvais que j’en ai l’air ? demanda-t-il, joueur, et le bassiste face à lui leva les yeux au ciel.

  — Tes quelques moments de gloire n’avait rien à voir avec ta guitare.

  — Mauvaise foi évidente, grinça faussement Kaleb, et Loïs secoua la tête.

  — Si ça t’aide à dormir la nuit. »

  Kaleb retint un nouveau rire – et il s’apprêtait à rétorquer lorsque son téléphone se mit à sonner dans sa poche, ne laissant aucun doute sur l’auteur de l’appel.

  Il pouvait déjà entendre Kieran fulminer d’ici.

  « Je rejoindrai le public pour voir comment tu te débrouilles, informa Kaleb, dépassant doucement Loïs. Je verrais bien si t’es aussi bon que tu crois l’être.

  — Regarde et apprends », lâcha Loïs avant que Kaleb ne rît une dernière fois et ne tourne les talons pour rejoindre Marlène qui l’attendait au détour du couloir.

  Il fondit dans ses bras aussitôt, et Marlène lui rendit son étreinte.

  « Je crois que j’ai cramé notre liaison secrète, murmura-t-elle contre son oreille.

  — Sans blague, Sherlock.

  — Désolé. C’était plus fort que moi. »

  Kaleb la serra un peu plus fort contre lui et soupira longuement.

  « Tout va bien, rassura-t-il. Kieran avait demandé à ce que l’un d’entre nous cesse d’être aussi lâche, de toute façon.

  — Il va très mal prendre de ne pas avoir été le premier à l’apprendre.

  — C’est sûr. Mais pas mon problème.

  — Oh que si.

  — Ah. Et bien tant pis pour moi.

  — Tu vas sûrement recevoir des menaces de mort. Essaye de signer ton testament avant demain.

  — J’ai quand même hâte de voir sa sale tête. »

  L’euphorie du moment passant doucement, l’adrénaline l’abandonna lentement à son tour. La fatigue retomba alors sur tout son corps. Ses doigts brûlés par les cordes le lançaient douloureusement.

  Le nez logé dans la nuque de sa petite-amie – maintenant très officielle, pensa-t-il avec un sourire -, Kaleb se surprit à penser à la maison, à l’idée de glisser dans le lit de son frère pour lui raconter tout ce qu’il venait de se passer, lui parler du coton dans sa tête, du public, de l’attention, de l’extase absolue.

  « Dès demain », lui promit Marlène, sans que Kaleb n’ait conscience qu’il avait parlé à voix haute.

  Dès demain.

  Dès demain, le monde allait se remettre à tourner.

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