Francis bûche toujours sur la fin de son roman. Il sait que Betty le surveille et qu’elle s’étonne de le voir concentré sur ce carnet qu’elle ne connaît pas.
Les tentatives et les échecs s’enchaînent. L’unique phrase n’est pas suffisante, mais ça c’est parce qu’il n’a pas le talent d’un vrai écrivain. Alors il écrit deux phrases plusieurs fois, avec un succès mitigé. Puis trois. Toujours aussi peu satisfaisant.
– Tu veux un nouveau thé, Francis ?
Il secoue la tête sans cacher son carnet. Pas qu’il ait envie d’en parler avec Betty, elle ne comprendrait pas. C’est plutôt qu’il se rend peu à peu compte qu’il ne lui reste plus que trois heures avant de ranger sa trousse et sa boîte de thé. Il n’a rien d’autre ici, à part son carnet. Sa collègue s’occupait de la vaisselle et de l’achat de matériel pour l’entreprise, des plantes pour égayer leur espace de travail, des tapis sur le sol, de la chaîne hifi pour la musique d’ambiance qui lui broyait les méninges.
Trois heures pour mettre le point final à son histoire. Alors il ne lève pas les yeux, il se contente de secouer la tête quand elle repasse pour lui proposer un biscuit. Il ne veut rien, si ce n’est sa tranquillité. Le reste de sa vie en dépend.
Plus que deux heures et le papier s’effrite sous son crayon à mesure qu’il note et efface toutes ses phrases.
Une larme de rage coule et tombe sur le papier.
« Si seulement j’avais eu un dernier manuscrit. Ça aurait tout changé. »
Toute sa rancœur explose et lui broie les entrailles. Il déteste sa vie, seul sans Huguette, il déteste aussi Betty et ses bonnes manières. Il veut revenir lundi pour avoir une nouvelle histoire à lire et à corriger, une nouvelle chance de trouver sa phrase.
Plus qu’une heure. Les larmes se sont taries, ne reste plus que ses boyaux qui jonchent le sol, prêts à se faire piétiner par les talons trop hauts de sa collègue.
Il n’y parviendra pas. Il n’a aucun talent. Rien de ce qu’il fait n’apporte la vie. C’est sa malédiction.
Betty toque à la porte et entre.
– Tout va bien, Francis ?
Il hoche la tête sans se relever. Elle n’aura pas la satisfaction de voir les larmes séchées sur ses joues ridées.
– Va-t-en, Betty. Je me débrouille très bien tout seul.
La porte se referme et deux bras mous viennent se serrer contre lui. Il halète et passe son index sous ses yeux pour éliminer les dernières traces humides. Il refuse qu’elle le voit autrement que comme ce collègue fier et solide sur qui on peut compter.
– Tu vas me manquer, vieux grincheux.
Il bougonne. Une marque de sympathie comme celle-là, il pouvait se la faire tout seul.
– Je suis occupé. Laisse-moi tranquille.
Elle glousse et lui caresse la tempe.
– Tu n’as pas besoin de prétendre que tout va bien, mais c’est ton choix, je le comprends et je l’accepte.
Avec ses chaussures qui couinent contre le sol en linoleum, elle fait demi-tour et rouvre la porte du bureau.
– Ce week-end, on fait un barbecue avec Paul, tu voudras te joindre à nous ?
– Non, merci.
– Même si on passe te chercher et qu’on te ramène avant la tombée de la nuit ?
– Je ne veux pas de ta charité, Betty. Arrête d’insister, s’il te plaît.
Elle essaie de l’inviter chez elle tous les week-end depuis trois ans, depuis qu’Huguette est décédée. C’est d’ailleurs à ce moment-là que Francis a décidé qu’il ne l’aimait pas.
En plus, elle lui a fait perdre du temps. Il ne reste plus qu’une maigre demi-heure alors il se lève et commence à ranger ses affaires. C’est trop tard de toute façon.
Il récupère sa boîte de thé peinte par Huguette quelque temps avant sa mort. Elle y a dessiné des fleurs et des feuilles de thé, elle l’a même amenée elle-même. C’était sa dernière balade en voiture. Enfin l’avant-dernière, mais l’autre ne compte pas, elle était à peine consciente sur le siège passager de la vieille berline.
Francis n’est jamais remonté dedans après cette journée horrible où il a vu l’étincelle de vie quitter son regard azur.
« On se reverra de l’autre côté. »
Il avait envie de lui répondre déjà à l’époque mais les mots étaient restés coincés dans sa gorge.
« Oui, mais quand ? »
Au fond, il espère qu’elle est avec Jean et qu’ils se moquent de lui gentiment en attendant qu’il les rejoigne.
Pas le temps de s’apitoyer sur son sort. Francis retourne à son bureau avec sa boîte à thé rangée dans un sac de courses. Il reste encore sa trousse. Des stylos noirs à profusion et un crayon qui trône sur cette histoire qu’il ne terminera jamais, parce qu’il n’est pas capable d’aller au bout d’une chose aussi belle tout seul.
Il tente une dernière fois, les yeux dirigés vers sa Huguette qui lui sourit et Jean qui le regarde par-dessus son épaule.
« Vas-y. Tu vas y arriver. »
Sous leurs encouragements, les premiers mots coulent, ils se griffonnent sans que Francis ait besoin de réfléchir.
Il s’arrête et regarde son carnet. Il a noté quatre phrases, soit trois de plus que ce qui lui avait semblé nécessaire quelques heures auparavant. Il en est perplexe. Son livre est terminé.
Ferguson regarda au loin, le ciel s’assombrissait et l’air était lourd. Il tendit la main vers Irène qui caressait son ventre arrondi. Une larme coula sur sa joue. Ils étaient enfin à la maison.
Petite mention pour le passage "Il bougonne. Une marque de sympathie comme celle-là, il pouvait se la faire tout seul." qui m'a fait rire.
C'est un format que j'apprécie beaucoup. Plus prenant et moins contraignant qu'un roman.
Et je peux te dire que j'ai pleuré en écrivant la fin aussi !
Je crois que c'est ma nouvelle préférée. Elle a une saveur particulière.
Bravo pour cette nouvelle qui se dévore !
Elle est sortie toute seule cette nouvelle. J'avais juste en tête le cliché du correcteur qui vole les manuscrits (je trouve ça tellement ridicule), et puis ce petit bonhomme plein de tristesse et de contradictions est apparu dans ma tête.
Contente que ça t'ait plu ;)