Almighty

L'homme flotta un instant dans l'espace et réfléchit. Il ne fallait pas prendre de décision à la légère. S'il se trompait, il pouvait très bien tout effacer et repartir de zéro, mais il n'avait pas envie de se fatiguer.

Il fit un demi-tour sur lui-même aussi fluide et gracieux qu'on le pouvait en apesanteur et contempla la planète verte. C'était sa dernière création : une belle planète, de la taille de la Terre, recouverte à 90% de continents démesurés par leurs dimensions. Elle lui convenait plutôt bien, il ne lui restait plus qu’à l’agrémenter d’un ou deux satellites. Il se retourna pour regarder de nouveau le vide sidéral, puis prit sa décision. Ecartant les bras, levant la tête, bombant le torse, il fit apparaître devant lui deux accrétions de matière, l'une pourpre et l'autre voilette. Tandis qu'il modelait les amas titanesques d'atomes, il se dit que, dès qu'il aurait fini, il irait sans plus tarder les observer depuis le plus haut sommet de sa planète verte. Le spectacle serait très divertissant. L'accrétion pourpre devint une grosse lune striée de sombres et immenses failles rouges, et l’amas violet se transforma en une petite lune scintillante et lisse, une sphère d'améthyste étincelante, comme il l'avait imaginée.

 

Tandis qu'il s'efforçait de déplacer ses deux nouvelles lunes sur des orbites différentes et de leur imprimer la bonne vitesse et la bonne rotation, il fut assailli par un sentiment tout à fait nouveau : la surprise. Il ne se rappelait plus depuis combien de temps il n'avait pas éprouvé cette sensation, mais quelque chose d'étranger venait d'apparaître dans l'univers, et ce n'était pas de son fait, ce qui le déstabilisa profondément.

L’étrangère était une femme.

Bien sûr, il avait déjà créé des millions de femmes qui peuplaient quelques-uns de ses mondes, en compagnie d'hommes et d'animaux tout aussi nombreux, mais ce n'était pas le cas de celle qui venait de faire subitement irruption dans l'univers. Il savait où elle était, ce qu'elle faisait, mais il ne savait pas ce qu'elle pensait, ni d'où elle venait. Elle était en train de faire quelques pas dans la grande salle de son temple principal, sur Terre. Il jeta un rapide et amer coup d'œil sur ses deux magnifiques lunes et pensa que l'intruse allait regretter d'avoir ajourné son spectacle.

Il se téléporta dans son temple, devant elle, et aboya :

 

―Qui êtes-vous et d'où venez-vous ?

 

La voix forte et grave avait subitement tiré Cilia Spark de sa contemplation des majestueuses voûtes du temple. L'homme avait surgi de nulle part et semblait avoir délibérément voulu la faire sursauter. Elle l’observa attentivement, le temps de se remettre de sa surprise. Il était très grand, presque deux mètres, et doté d'une musculature proéminente. Son visage très harmonieux et sans âge transpirait le mépris et l'amertume. Ses longs cheveux noirs de jais encadraient une barbe grossièrement taillée qui lui mangeait la bouche et les joues. Elle s'avança vers lui, tendant la main droite :

 

―Je suis le docteur Spark. Vous pouvez m'appeler Cilia. Je viens d'un centre de recherche de Paris.

 

Cilia proposait toujours sa main droite, attendant que l'homme daigne la lui serrer, mais manifestement il était encore trop tôt. Elle croisa les bras. Il leva le menton et arbora un rictus hautain :

 

―Vous êtes apparue subitement dans mon temple, comme si vous vous y étiez téléportée. Je vous ai vue, je vois tout.

―On ne peut rien vous cacher.

―Alors dites-moi la vérité. Quel dernier endroit avait vous quitté pour vous rendre ici chez moi en vous téléportant ?

―Je ne vous ai pas menti. Avant d'apparaître chez vous, j'étais dans le centre de recherche dans lequel je travaille, à Paris.

―Comment se fait-il que vous soyez la seule chose de l'univers que je n'ai pas créée ? Qui vous a envoyée ? Surtout, que venez-vous faire ici ?

 

Le ton de l'homme montait d'un cran. Cilia voyait le barbu s’empourprer, ses bras s’agiter. Elle leva les mains en signe de paix :

 

―Ecoutez, je sens bien que ma présence ici vous perturbe beaucoup, mais essayez de vous calmer. Vous ne m'avez pas créée car je viens d'un univers différent du vôtre. J'ai été envoyée par une personne que vous connaissez, qui souhaite vous revoir, et qui m’a demandé mon aide pour que je vous ramène à elle.

 

L'homme ouvrit des yeux ronds. Pendant un instant, Cilia lut dans son regard un éphémère signe de doute. Il ouvrit la bouche pour parler, mais se ravisa. Il semblait déstabilisé. Cilia se demanda si elle allait réussir sa mission dans ces conditions. Les sourcils de l'homme se froncèrent et il reprit enfin la parole :

 

―Vous parlez d'une personne de votre univers ? Comment pourrais-je connaître quelqu’un dans un endroit que je ne connais pas ? J’ignorais complètement qu’il existait d’autres univers ! Vous faites forcément erreur !

―Vous vous trompez, Charlie.

 

Cette fois, une expression de franche terreur se peignit sur le visage de l'homme. Il fit deux pas en arrière, puis, tendant les bras, il fit fluctuer l'air ambiant, comme si l'atmosphère chauffait et se dilatait. Une épaisse demi sphère de verre blindé apparut autour de la jeune femme et l'emprisonna. Cilia s'en rendit compte trop tard. Elle se précipita contre la paroi, tenta de la pousser, frappa désespérément des poings sur la matière transparente, en pure perte. L’homme éructa :

 

―Pourquoi vous m'avez appelé Charlie ? Je suis le maître de l'univers, je n'ai pas de nom, personne ne peut me nommer ! Mes sujets eux-mêmes ne s'adressent à moi qu'en usant du titre officiel imposé par mon protocole ! Si vous vous adressez à moi, vous devez m'appeler "maître".

―Ecoutez, je suis désolée, mais je ne vais pas y aller par quatre chemins. Vous souffrez, vous êtes en danger de mort, mais vous n'en avez pas conscience. Je suis la seule personne qui puisse vous sauver. Retirez immédiatement cette paroi de verre et laissez-moi vous examiner.

 

L'homme éclata de rire.

 

―En danger de mort ? Rien que ça ? Je me sens en pleine forme. Je suis invulnérable, insensible aux maladies et à la souffrance, immortel. Alors que pouvez-vous bien faire pour moi ?

―Vous ignorez tout de votre véritable état. Si vous ne faites rien, si vous ne m'écoutez pas, il vous restera moins d'un mois à vivre. La personne qui m'a envoyée sait que vous êtes en train d’agoniser. Elle ne veut pas que vous mourriez. Elle vous aime. Je vous en prie, laissez-moi vous examiner.

―Il n’y a rien à examiner, je contrôle tout, même mon cœur, et je peux suspendre indéfiniment ses pulsations et continuer à vivre malgré tout, alors expliquez-vous.

―Si vous me laissez vous toucher, je pourrais vous montrer des images de mon univers, et vous pourriez comprendre ce dont je vous parle.

―Qui est cette personne que je suis censé connaître et qui est supposée m'aimer ?

―Il s'agit de votre mère.

 

Le "maître" se tétanisa. Dans son esprit, le dernier mot de Cilia tourna en boucle. Il commençait à se sentir envahi d’émotions contradictoires. Quelque chose de profond luttait pour s'échapper. Des sueurs froides lui coulaient sur le front, sur les joues, avant de se noyer dans sa barbe. Il combattit le tsunami de pensées voulant déferler sur lui et se ressaisit :

 

―Je n'ai pas de mère, ni de père d'ailleurs. C'est moi, le père de tout ce qui est et de tout ce qui vit.

―Dans ce cas, d'où venez-vous, vous-même ? Avant d'avoir tout créé, qu'étiez-vous ? Qu'est-ce qui vous a créé ?

―Aussi loin que je me souvienne, il n'y a que du néant. C'est le néant qui m'a donné la vie pour que je la développe à mon tour.

―Votre explication est bien commode. Mais encore une fois vous vous trompez. En partie. Je sais qu'au tout début, vous étiez effectivement dans le néant. Un néant d'un blanc immaculé, infini, vertigineux...

―Comment savez-vous cela ?

―Puis dans le néant, vous avez commencé à créer. Vos pouvoirs étaient illimités. D'abord le sol, puis le ciel...

―Arrêtez ça !

―Je suis même sûre que le premier paysage que vous avez dessiné, c'était une plage. Une plage tropicale, bordée d'une forêt de cocotiers...

―Arrêtez ! Mais qui êtes-vous, bon sang ?

―Cette plage, c'est celle sur laquelle vous jouiez étant enfant, avec vos amis...

 

L'homme tendit les bras et fit exploser la demi-sphère de verre. Le feu et les volutes de fumée se dissipèrent, révélant un sombre cratère stérile. La femme avait disparu. Pulvérisée par son impulsivité.

Il tomba à genoux et commença à regretter son geste. Il aurait voulu parler encore, comme si intuitivement, il sentait qu'il le fallait. Il sentait que quelque chose manquait et ne tournait pas rond. Il regrettait d'avoir tué une femme innocente, juste parce que ce qu'elle avait à dire ne lui convenait pas.

Pourtant, elle mentait. Elle devait mentir, il n'y avait pas d'autre possibilité. Mais c'était trop tard, elle avait déclenché quelque chose. Il se mit à pleurer, à chaudes larmes, puis il fut secoué de sanglots intempestifs et incontrôlables. La douleur devenait trop forte. Etait-ce cela qui le guettait ? Qui allait signer la fin de son immortelle existence ? Une douleur morale infinie et exponentielle ? Il essaya de se maîtriser et se releva avec difficulté. La douleur devait sortir. D'une manière ou 'une autre. Il tendit les mains et entreprit de détruire tout ce qui passait à portée de son regard : les murs, les voûtes, les statues, les colonnes, et tandis que tout explosait et disparaissait dans une gerbe de feu et de fumée, il sentit sa propre violence prendre le pas sur la douleur. Il baissa les bras en contemplant le désolant résultat de sa colère. Il se sentait mieux.

 

―Ne recommencez jamais ça.

 

Il se retourna subitement, et se retrouva face à face avec Cilia Spark. Il poussa un cri de terreur et fit un pas en arrière.

Trop tard, la femme avait déjà saisi sa main et la tenait fermement. C'est alors que son champ de vision bascula dans un blanc étincelant. Il sentit son univers se rétracter sur lui, comme s'il était le centre d'un immense trou noir au pouvoir d'attraction titanesque. Il sentit son crâne exploser de douleur et perdit connaissance.

 

 

Quand il reprit ses esprits, il eut mal, ce qui était assez nouveau. Il se sentait complètement ankylosé, courbaturé. Une douleur lancinante et diffuse pulsait en divers endroits de son corps. Même sa respiration était un calvaire, sa poitrine oppressée comme si ses muscles thoraciques émergeaient d'un long sommeil. Il ouvrit les yeux, et fut incapable de distinguer quoi que ce soit. Tout était flou, brouillé. L'image mit du temps à gagner en netteté, mais il finit par deviner qu'une personne était penchée au-dessus de lui. Au plafond, une lampe diffusait sa lueur blanche et froide. Il comprit qu'il était allongé, et tenta de redresser la tête, sans succès.

 

―Charlie, est-ce que tu m'entends ?

 

Il reconnut la voix. C'était celle de cette maudite femme qui l'avait touché et qui était responsable de son état. Il essaya de crier, de l'insulter, mais seul un borborygme insensé s'échappa de ses lèvres desséchées.

 

―Charlie, je sais que tu dois souffrir, et j'en suis vraiment désolée, mais je t'assure que tout rentrera dans l'ordre dans peu de temps. Tu n'as pas connu la douleur depuis des lustres, c'est comme une nouvelle expérience pour toi.

 

De quoi parlait-elle ? Cette femme l’avait-elle capturé pour l’enfermer dans son univers à elle ? Un univers de souffrance ? De quel droit s'était-elle permit cela ? Il tenta de prononcer ces questions, sans plus de succès, mais sentit ses muscles faciaux et sa langue reprendre progressivement de la vigueur.

 

―Tu es ici dans un centre de recherche, à Paris, l'endroit dont je t'ai déjà parlé. Ici, nous traitons principalement de sujets concernant la neurologie et les troubles mentaux. Nous élaborons des nouvelles thérapeutiques, établissons des statistiques, et nous prenons en charge quelques patients atypiques.

 

Ainsi, cette femme pensait qu'il était fou... Voilà ce qu'elle était venue chercher : un patient ! Elle pensait qu'il était malade ! Pourtant, il était sûr qu'il n'en était rien. Il était tout-puissant quelques instants auparavant, et son règne durait depuis des siècles ! C'était complètement impensable. La colère lui donna la force d'expulser une phrase à moitié mâchée :

 

―Je ne suis pas fou !

―Bien sûr, Charlie, je n'ai jamais dit cela. Je peux te le garantir. Tu souffres néanmoins d'autre chose.

―Je ne m'appelles pas Charlie ! Je vous ai déjà dit de m'appeler "maître" !

 

Cilia Spark le regarda d'un air désolé, compatissant, plein d'empathie, pendant quelques secondes. Ses sourcils se froncèrent un instant. Elle se leva et s'apprêta à quitter la pièce. Sur le pas de la porte, elle hésita, puis lâcha :

 

―Je reviens tout de suite. Je vais t'apporter quelque chose. Pendant ce temps, essaie de parler, de t'exprimer. Ta voix te semble familière ?

 

Puis elle sortit. Il prit conscience que quelque chose clochait effectivement dans sa voix. Quand il avait pris la parole deux minutes plus tôt, il était submergé par la colère et n'avait pas pris le temps de s'écouter.

Il parla.

Et il eût un choc : sa voix était radicalement différente. Elle était aiguë. Presque pré-pubère. Il n'osa plus ouvrir la bouche. Son cœur cogna dans sa poitrine de plus en plus vite. L'angoisse le submergea. Sa respiration devint incontrôlable et la tête lui tournait. Cilia Spark entra dans la chambre, un objet rectangulaire dans la main. Mais quand elle aperçut le visage livide de Charlie et son souffle emballé, elle se précipita à son chevet.

 

―Calme toi, Charlie. Tout va bien. Je n'aurais pas dû te brusquer comme ça. On ne devrait pas aller plus loin pour aujourd'hui.

―Pourquoi ? Qu'est-ce que vous m'avez fait ? Qu'est-ce que vous me cachez encore ?

 

Son regard s'abaissa vers l'objet que la femme tenait dans sa main. Avant même que Cilia ne put esquisser un geste de recul, Charlie s'empara de ce qui s'avéra être un miroir, et s'empressa de s'y observer.

Ce qu'il vit lui déclencha une immédiate crise de tétanie.

Son visage était fin, délicat. Ses yeux étaient d'un bleu profond, et encadraient un tout petit nez. Sa bouche étroite et rouge était ouverte sur une expression d'incrédulité totale, au-dessus d'un menton effacé. De longs cheveux blonds en bataille surplombaient un front lisse, au-dessus de fins sourcils.

Son visage était celui d'un enfant. D'une petite fille. Une petite fille d'à peine douze ans.

Dans le miroir, Charlie vit de grosses larmes perler sur ses longs cils, couler sur ses joues roses, avant de finir absorbées par sa chemise de nuit.

 

―Charlie... Je suis désolée.

 

Le docteur Spark pleurait à son tour, touchée par l'empathie profonde qu'elle ressentait pour l'enfant.

Celle-ci resta de longues minutes, le regard suspendu sur le miroir, incapable du moindre geste. Puis, comme émergeant d'un rêve, elle leva les yeux vers Cilia, la fixa, puis lui jeta l'objet maudit à la figure. La femme esquiva le projectile improvisé et recula. La petite fille cria, la voix secouée de spasmes :

 

―Qu'est ce qui m'arrive ! Mais qu'est ce qui m'arrive ! Je vous en supplie, dîtes moi la vérité !

―Je vais tout t'expliquer, Charlie. Je te le promets. Calme-toi, et je te raconterais tout.

 

L'enfant prit le temps d'apaiser sa respiration et de calmer ses nerfs. Elle sentait des souvenirs anciens affluer dans sa tête, des choses enfouies depuis des lustres. Deux existences s'entrechoquaient, s'entremêlaient, créaient une discordance difficile à supporter. Elle ferma un moment les yeux et les rouvrit. Elle était prête à écouter.

Le docteur Spark sortit de sa poche son holopad et l'activa. Un hologramme tridimensionnel et lumineux représentant une grande sphère munie d'une ouverture oblongue sur le côté apparut au-dessus de la surface de l'écran :

 

―Est-ce que tu reconnais cet objet ?

―Ça… me dit vaguement quelque chose, oui.

―C'est la représentation holographique d'une Capsule. C'est un objet assez courant dans notre société. Tous les foyers les plus aisés en possèdent une. Les gens entrent et s'allongent à l'intérieur, placent une sorte de couronne sur leur tête, puis entrent dans le programme de leur choix. Cette couronne est en réalité ce que tout le monde appelle un INN : Un Interface Neuro-Numérique. Il permet à l'utilisateur de sélectionner son programme par la pensée, et de s'immerger à l'intérieur via les sens de son choix, ou tous en même temps s'il le désire et si le programme le permet.

―Qu'est-ce que cela a à voir avec moi ?

― Tous les programmes que nous avions sur le marché jusqu'à présent étaient limités. Même les films en HF, "High Feelings", permettent une immersion totale dans l'action, comme si le spectateur était l'acteur, mais la trame du film, l'histoire, ne change pas. De même, les jeux vidéo en HF offrent davantage de liberté qu'un film, et l'immersion est bien plus importante, mais la trame, là encore, est déjà fixée. On ne peut pas sortir du cadre, ou faire plus que les actions programmées.

 

Charlie commença à comprendre où voulait en venir Cilia. Cette dernière continua :

 

―Enfin, très récemment, la firme qui produit et commercialise les Capsules a mis au point un programme révolutionnaire, et nous a mandaté pour le tester, d'un point de vue sanitaire. Ce programme plonge l'utilisateur dans un univers unique et personnel vierge. La liberté d'action est illimitée, la création est instantanée, la seule limite est l'imagination. L'utilisateur est omnipotent, invincible, il peut créer un univers entier à son image s'il le souhaite, il peut modifier son apparence, son corps, son visage... et son sexe. Il peut même expérimenter des formes animales, inspirées du réel ou inventées de toutes pièces. Bref, le programme a été baptisé "Almighty", ce qui signifie "tout-puissant", à juste titre.

 

Cilia se tut et observa Charlie. Cette dernière digéra ces informations, et les pièces du puzzle commençaient à se rassembler :

 

―Je suis un cobaye pour le test sanitaire d'Almighty ? C'est ça ?

―Eh bien... Oui, en quelque sorte. Charlie, tu as douze ans, et il est formellement interdit de pratiquer ce genre de tests sur des mineurs. Si tu as pu participer au programme, c'est parce qu'il y avait des circonstances… atténuantes.

 

Charlie plissa les yeux, appréhendant la suite.

 

―Tu étais condamnée, Charlie. A dix ans, tu as contracté les premiers signes d'une sclérose en plaques de forme primaire. Malgré les traitements, la maladie a progressé de manière foudroyante. En une année, tu as perdu l'usage de tes jambes, puis de tes bras. Les douleurs se multipliaient jusqu'à devenir insupportables. Sur la fin de tes onze ans, tu n'étais plus capable de parler correctement et tu étais presque aveugle. L'imagerie neuro-atomique montrait des lésions colossales de la gaine de myéline dans la majeure partie de ton cerveau. Tu n'avais plus que quelques mois à vivre...

 

Charlie commençait à se rappeler. Elle prenait doucement conscience de l'immense mensonge qu'elle avait bâti autour d'elle. La perte de son autonomie, a à peine onze ans, lui avait été insupportable. Elle avait vécu dans le déni total de sa maladie jusqu'au test de la Capsule. Et finalement, une fois dans le programme, sa conscience avait tout fait pour lui faire oublier sa condition, jusqu'à lui créer une nouvelle apparence et une nouvelle identité, dans un univers très différent. Mais il restait une énigme à résoudre :

 

―Je peux parler et bouger. Cela veut dire que je suis guérie ?

―Totalement. Personne ici n'est capable de fournir une explication rationnelle à ta guérison miraculeuse. Mais oui, tu n'as plus aucun signe de la maladie. En vérité, nous avions des pistes selon lesquelles l'immersion totale dans le programme Almighty permettrait d'atténuer les symptômes et de retrouver un peu d'autonomie. Tu as dépassé toutes nos espérances. C'est comme si ton esprit virtuellement tout-puissant avait pu avoir un impact direct sur la réalité de ta maladie.

―Et comment se fait-il que j'ai la sensation d'avoir passé plusieurs siècles dans le programme ?

―C'est une bonne question. Tu es une enfant à haut potentiel. Tu as été diagnostiquée comme étant surdouée à l'âge de trois ans. Les conséquences de ton insertion dans le programme ont surpris toute l'équipe de recherche. Nous avons d'autres testeurs dans le centre, tous adultes. Certains sont restés dans la Capsule plusieurs heures, mais quand le test était terminé, ils ont eu l'impression de n'avoir été connectés que quelques minutes. D'autres sont tombés inconscients dès le lancement du programme, puis ont été sujets à des migraines et a des vomissements intempestifs. Peu d'adultes ont réussi à s'habituer à leur omnipotence ou à comprendre la manière de créer par leur simple pensée.

 

Cilia fixa Charlie avec des yeux devenus brillants et continua :

 

―Mais toi, Charlie, tu es unique. Tu es faite pour ce programme. Tu as compris très vite l'étendue de tes possibilités, et tu es devenue une virtuose de la création. Et le plus incroyable, c'est que ton expérience te semble avoir duré des siècles, alors que tu n'es restée dans la Capsule que deux mois !

―Deux mois...

―Oui. C'est complètement fou. Une année aurait été l’équivalent de plus d’un millénaire ! Cinq ans, une période plus grande que l'histoire de la civilisation humaine, vécue en une seule vie, et avec des pouvoirs divins ! Imagine le potentiel d'une telle découverte !

―Vous voulez que je passe ma vie dans cette Capsule ?

 

L'enthousiasme de Cilia Spark tomba d'un coup. Sa mine devint sombre et triste :

 

―Non. Je ne le veux pas. Pour une simple et bonne raison...

 

La porte de la chambre s'ouvrit brusquement, et un homme d'une cinquantaine d'années, en costume, entra précipitamment et vint saisir la femme par le bras pour l'éloigner de Charlie. Cilia lutta pour ne pas se laisser emmener :

 

―Lâchez-moi !

―A quoi vous jouez, Spark ? éructa l’homme.

―Lâchez-moi, professeur !

―Vous avez outrepassé vos prérogatives. Elle doit continuer le programme, alors n'essayez pas de l'en dissuader !

―Vous avez bien constaté à quel point il est difficile de l'en ramener ! Ce sera plus compliqué à chaque fois !

―Ce n'est pas le lieu pour en discuter. Je vous retire définitivement de l'étude, vous êtes trop impliquée.

―Non, vous n'avez pas le droit !

 

Cilia se dégagea de l'étreinte et se précipita au chevet de Charlie, qui restait médusée devant la scène.

 

―Charlie, je suis ta mère. Tu es guérie et en parfaite santé, mais ne les laisse pas te...

 

L'homme plaqua un bras sur la bouche de la femme et ceintura son abdomen. Sans aucun ménagement, il la traîna à l'extérieur de la pièce. Charlie était de nouveau seule, en proie à d'indicibles émotions, torturée par des pensées contradictoires.

Elle en était donc arrivée à oublier le visage de sa mère. Pourtant elle n'avait pas eu le moindre déclic en voyant Cilia. Mais était-ce si étonnant ? Elle avait passé des siècles dans un univers à elle, sous l'apparence d'un homme grand et fort, et le moindre souvenir de son ancienne vie avait disparu ou avait été enfoui au plus profond de son inconscient. C'était sûrement volontaire d'ailleurs. Quand on possède des pouvoirs infinis, on s'efforce d'oublier le cauchemar d'être enfermé dans un corps dont les nerfs et le cerveau pourrissent à grande vitesse. Surtout quand on a douze ans.

Mais maintenant, la maladie avait disparu. Elle pouvait voir, elle pouvait parler, elle pouvait bouger tous ses membres sans difficulté aucune. C'était comme si sa toute-puissance virtuelle avait reprogrammé son corps et ses mécanismes de défense. Elle ne savait pas l'expliquer. Mais est-ce qu'il y avait d'autres conséquences ?

 

Une autre femme entra précipitamment dans la chambre. Plutôt vieille, à l'aspect austère, en blouse blanche. Elle s'assit au chevet de Charlie et tenta de lui prendre la main. La jeune fille esquiva :

 

―Qu'est-ce que vous me voulez, où emmenez-vous le docteur Spark ? Est-elle ma mère ?

―Charlie, je voudrais que tu viennes avec moi.

―Pour aller où ?

―Nous allons te ramener dans ton univers. Je suis sûre que tu en meurs d'envie.

 

Elle en mourait d'envie. Elle ne pouvait pas se le cacher. Mais elle préféra rester prudente. La vieille ne lui inspirait pas confiance, pas plus que l'homme qui avait éloigné sa prétendue mère.

 

―Pourquoi vous voulez m'y renvoyer ? Qu'est-ce que vous avez à y gagner ?

―Si nous attendons trop longtemps, ça deviendra impossible. Il faut se dépêcher.

 

Elle mentait. Elle le lisait dans les yeux ridés de son interlocutrice. Elle décela même de la peur. De l'appréhension.

 

―Je refuse. Je veux savoir la vérité. Vous me cachez des choses. Ramenez-moi le docteur Spark.

―C'est impossible. L'étude lui a été retirée.

―Dans ce cas, libérez-moi, je veux sortir d'ici et partir la rejoindre.

―Nous ne pouvons pas permettre ça, Charlie, l'étude est bien trop importante.

―Poussez-vous, je m'en vais.

 

La jeune fille se leva et écarta sans ménagement la femme en blouse blanche. Sans se démonter, cette dernière lui saisit le bras et la maintint fermement.

 

―Lâchez-moi !

―Charlie, écoute-moi...

―Si j'avais mes pouvoirs, je vous éliminerai sur le champ !

 

Etrangement, la femme rendit son bras à Charlie. Elle eut un bref mouvement de recul et un semblant de terreur parût naître dans son regard. Charlie n'y accorda pas plus d'intérêt et se précipita vers la porte, saisit la poignée et tira. La porte était verrouillée. Elle cria, tambourina, donna des coups de pieds, des coups d'épaule, sans succès. Elle se retourna vers la vieille femme, et s'étonna de la voir cachée derrière le lit, les yeux inquiets, un bras sur la tête, comme pour se protéger.

 

Alors, elle devina.

 

Elle se retourna vers la porte. Le sourire aux lèvres, les yeux pétillants, elle tendit un bras vers le bois renforcé de métal, et dit, dans un murmure imperceptible :

 

―D'autres conséquences…

 

La porte vola en éclats.

 

FIN

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