Le directeur m’appelle depuis son bureau dont la porte reste toujours ouverte. Je me dépêche d’aller le trouver.
– Vous m’avez appelé, chef ?
– Asseyez-vous, il va falloir qu’on ait une discussion tous les deux.
Aïe ! Il n’a pas l’air content. Genre pas content du tout.
– Voudriez-vous que je ferme la porte, monsieur ?
– Non. Vous devriez le savoir Mathieu, je n’ai rien à cacher à mes employés. Cette compagnie est basée sur la confiance, ou auriez-vous également oublié cela ?
– Oui chef, enfin, non… Chef. Pardon, monsieur, j’ai joué aux cartes avec monsieur Leclerc jusque tard dans la nuit.
– Ce n’est pas une raison ! Tant mieux si ça se passe bien avec M Leclerc, mais d’autres clients ne sont pas aussi satisfaits de vos services. M Giovanni notamment ne désire pas prolonger son contrat. Vous me décevez, Mathieu. Et les amis ne déçoivent personne. Vous avez de la chance que vous soyez aussi le mien, sinon je vous aurais déjà viré. Maintenant sortez et tâchez de vous ressaisir !
La haine au cœur et les larmes qui montent aux yeux, je sors du bureau de mon enfoiré de supérieur. Je traverse la grande salle commune sous le regard des collègues présents. Ils assistent à ma déroute avec indifférence. Je quitte l’immeuble sans une parole ni un regard pour me réconforter. Beaux amis qu’ils font, ces sales hypocrites ! Il n’y en a aucun qui mette autant de cœur à l’ouvrage que moi, ils sont tous là pour l’argent, rien d’autre. Moi qui pensais que j’excellerais dans ce métier…
Mais non. Visiblement, être ami d’argent, ce n’est bon que pour les faux-culs. Le pire est encore ce connard de directeur. On a une relation totalement asymétrique et il se permet encore de me dire qu’il me traite comme un ami ! C’est à se demander comment cette compagnie a fait pour acquérir une telle renommée…
Parce que c’est vrai, tout le monde aujourd’hui passe par nous en matière d’amitié. Rares sont les personnes qui ont encore de véritables amis. Ceux que j’appelle des amis en or. Tout le monde est trop occupé par ses études, puis par son boulot pour s’occuper de sa vie sociale. Puis, une fois qu’ils ont une position stable, ils se rendent compte qu’ils manquent de quelque chose. Mais la spontanéité n’a plus sa place ici. Non, les gens ont peur d’être ridicules ou encore de s’engager dans des relations trop difficiles. Alors ils font appel à un ami d’argent. Ce qu’il se passe après dépend des personnes et du contrat établi. Certains cherchent quelqu’un à qui se confier, d’autres un camarade de jeu… Vraiment, il y en a pour tous les goûts, et je vous épargne les détails.
Seulement voilà. Une amitié, une vraie, ça ne s’achète pas, ça se construit. Et puis il y a des gens qui ne sont simplement pas compatibles entre eux ! Je suis quelqu’un de sociable et de spontané, mais j’ai mes défauts aussi. Alors bien sûr, j’essaie d’en gommer un maximum pour plaire à mon client, je fais des efforts pour que ça marche avec lui. Enfin, j’applique les conseils de la formation tout en restant moi-même quoi ! Mais bon, certains sont trop impatients ou ont des attentes impossibles. J’ai bien dit à Alessandro Giovanni que je pensais qu’on deviendrait de bons amis, qu’il faudrait simplement un peu de temps pour apprendre à se connaître, mais il voulait des résultats directs. Or ce n’est pas comme ça que je fonctionne. Mon boss me le reproche, mais pour moi c’est la base du métier. Une déontologie stricte qui repose sur la confiance, la franchise et la spontanéité. Je ne conçois pas l’amitié différemment.
C’est justement l’aspect social qui m’a poussé vers ce métier, alors imaginez un peu que je doive porter un masque comme les autres, juste être la chose de mon client. Une poupée en somme ! J’en ai des frissons rien que d’y penser !
Et pourtant c’est ce qu’on voudrait me faire devenir.
La sonnerie de mon téléphone vient interrompre mes sombres ruminements. C’est Pierre Lausange, un client récent. Je décroche en continuant de marcher.
– Oui, allô ?
– À l’huile ! Comment ça va, mon pote ?!
– On fait aller, des emmerdes au boulot, mais je ne t’ennuie pas avec ça.
– Ah merde, jamais cool ça. Tu sais quoi, on va te faire oublier ça ! Je t’appelais justement pour savoir si tu es dispo ce soir.
– Pour toi toujours, tu le sais bien ! Quoi de prévu ?
– C’est une surprise, mais tu verras, tu vas kiffer.
– Non, Pierre. Tu sais bien que ce n’est pas comme ça que ça marche. Tu dois me dire ce que tu veux faire pour que je donne mon accord ou pas.
– Ouais, ouais, j’oubliais ton côté rigide, excuse-moi. Bon… Il s’agirait de…
Il y a un moment de silence au bout du fil, puis un raclement de gorge. Pierre rassemble son courage.
– Un strip poker. Avec deux femmes. Je les ai payées à l’avance, elles viennent ce soir.
– Pierre… On en a déjà parlé. Je ne peux pas faire ça. J’ai déjà une femme.
– Ouais, je sais, Mat’, mais promis, on ne fera rien. C’est juste pour jouer…
Je souffle. Je veux bien faire des efforts, mais il ne m’aide pas là, Pierre. Je n’ai pas envie de perdre ce client aussi, mais la clause sur les femmes est quasiment la seule qui soit contraignante dans mon contrat… J’accepterais même des jeux sexuels si ce n’était qu’avec lui ! Mais hors de question que je m’engage dans des activités avec d’autres femmes.
– Je refuse, Pierre. Je suis désolé, j’aurais adoré passer cette soirée avec toi, mais…
Un bip de mon téléphone me signale que j’ai perdu la connexion avec mon interlocuteur. Pierre vient de me raccrocher au nez. Génial.
Il va falloir que j’aie une discussion avec ma femme. Ce n’est pas le premier client que je perds ainsi. Je réfléchis déjà à ce que je vais lui dire alors que je m’approche de la maison.
Quand je pousse la porte de mon domicile, je sais déjà exactement quoi faire.
– Femme !
J’avance dans le hall en appelant. J’entends du bruit en haut et des pas précipités. Elle descend les escaliers en trombe.
– Matty ! Bienvenue à la maison. Comment s’est passée ta journée ?
Elle vient vers moi pour m’embrasser, mais je la repousse.
– Qu’est-ce encore pour un accueil ? Ce n’est pas ce qu’on avait convenu, femme !
– Appelle-moi Suzie, s’il te plaît. Et je n’y peux rien, tu es rentré plus tôt que prévu…
– Je t’ai envoyé un message pour te prévenir. Tu es en tort si tu ne l’as pas pris en compte. C’est ton rôle de te tenir au fait de mon horaire !
– Pardon, mon amour. Dis-moi, tout va bien ? Tu m’as l’air particulièrement tendu aujourd’hui…
– Des complications au boulot. Il faut qu’on en parle d’ailleurs.
– Je t’écoute, Matty.
– Il faut qu’on revoie notre contrat. La fidélité exclusive, ça ne va pas. Cela nuit à mes activités professionnelles. Je vais encore perdre un client à cause de ça.
– Tu sais bien que ça fait partie de mes privilèges… Que proposes-tu comme contrepartie ?
Adieu le ton doux, presque mielleux. Elle est sérieuse tout à coup. Je n’ai plus en face de moi ma femme, mais une professionnelle.
– Pas de contrepartie. Cette clause m’empêche de travailler, or nous dépendons de mon salaire.
– Tu sais que je pourrais trouver un autre homme pour subvenir à mes besoins ? Je n’ai pas besoin de t’écouter sur ce point. Tu touches là à une des bases de mon contrat…
– Je sais bien. Mais un autre homme te permettrait-il d’être toi-même, de t’exprimer comme je te laisse faire ?
Elle haussa les épaules, le visage impassible.
– C’est bien ton problème, Matty. Tu n’es pas assez professionnel. Je n’ai pas de mal à jouer mon rôle, moi.
– Va bien te faire foutre alors !
Je la bouscule pour aller vers la cuisine. Elle ne proteste pas. Je l’entends qui remonte les marches. Dans quelques heures, elle aura rassemblé ses affaires et sera partie. Et je ne lui dirai même pas au revoir. Parce qu’elle s’en fout de moi. Je n’ai jamais été qu’un client. Un idiot qui a cru aux histoires des conteurs qui parlent d’autres temps. Ceux où les vraies relations existaient encore.
Ce soir, je quitterai ce monde pourri. Et vous savez quoi ? Je n’ai aucun ami pour m’en dissuader. Adieu la compagnie !
C'est Fy (juste en dessous xD) qui m'a dirigée sur cette nouvelle et je dois dire que j'ai été bluffée. Soufflée. Enfin bref, je suis sortie de cette histoire autrement. Elle porte un message fort. Je n'avais jamais pensé à ce modèle de société, avant. Franchement, elle m'intrigue et j'aimerais bien la voir fouillée ailleurs parce que ça vaut le coup ! (je dis surtout que j'ai tellement apprécié cette nouvelle que j'en reste sur ma faim xD)
J'ai bien accroché à ton style, c'est fluide et super bien écrit ! Ce commentaire pour dire que j'ai adoré ^^ Elle met la lumière sur les pans obscurs de notre société. L'artifice, la performance à tout prix, les inégalités... et j'en passe x)
Merci, ça nous ouvre les yeux, quelque part.
Eh bien, que de louanges! Ça me fait vraiment plaisir que tu aies à tel point aimé ce petit récit si pessimiste.
S'il porte en effet certains éléments bien réels, j'espère que d'autres resteront à tout jamais fiction!
C'est certain que dans un autre format la thématique aurait pu être développée plus subtilement et plus complètement, ça pourrait faire un récit intéressant, c'est sûr! Mais je vais en laisser l'écriture à quelqu'un d'autre, cette nouvelle m'avait déjà rendue morose, alors je n'imagine pas l'effet d'un tel roman!
Merci pour ta lecture et ton commentaire!
C'est très bien mené, et le fait que Matty ne soit pas considéré comme un "professionnel" est pour moi une preuve qu'il est plus humain que les autres.
Le rapport et les comparaisons de l'amitié et des relations sont super : "Amitié en or" pour les vraies relations et "Amitié d'argent" pour les contrats superficiels.
Bravo à toi pour cette touchante petite nouvelle, je suis contente de l'avoir découverte même si ça fait déjà un bon moment qu'elle est ici ^^
Bonne suite !
Fy
Merci pour ton commentaire ! J'avais presque oublié que j'avais écrit cette petite histoire. Je suis ravi qu'elle t'ait plu !
Ravi de t'avoir recroisé ici, à bientôt !
Mart
Par contre, j'aimerais bien savoir la nature du contrat avec la femme ? Son travail a elle, c'est d'être sa femme donc elle n'en a pas d'autres ?
En tout cas, j'ai bien aimé ta nouvelle.
Oui, en effet, je m'attendais d'ailleurs à me faire allumer par tout le monde pour ce sexisme ^^.
Merci! :D
On n'est pas loin d'un épisode de "Black Mirror", un grand bravo pour cette nouvelle glaçante et très riche !
Je vais leur proposer d'écrire leurs scénarios :P .
Dans ton récit, je trouve que jusqu’à la dispute, la femme jouait mieux son rôle que Mathieu. Il la traite tellement mal que je comprends qu’elle ait saisi cette occasion pour rompre le contrat et partir.
Quant à la chute, c’est bien qu’elle soit inattendue. Mais si je perçois de l’agacement, voire un certain dégoût et une certaine révolte chez Mathieu, je ne le sens pas assez désespéré pour en arriver à une telle extrémité. Toutefois ce récit est bien mené, ta plume est claire et incisive.
Mart, je suis admirative face à ta maîtrise du français, qui n’est pas ta langue maternelle. Mais j’ai quand même un petit relevé pour toi.
Coquilles et remarques :
il va falloir qu’on aie une discussion [qu’on ait]
tout en restant moi-même quoi ! [J’ajouterais une virgule avant « quoi ».]
Aïe, il n’a pas l’air content. Genre pas content du tout. [Je mettrais au moins un point d’exclamation dans ce passage.]
Vous devriez le savoir Mathieu, [J’ajouterais une virgule avant « Mathieu ».]
si ça se passe bien avec M Leclerc / M Giovanni notamment [« M. » les deux fois ; en français, on met un point aux abréviations, sauf si elles contiennent la dernière lettre du mot. On écrit « Mme » sans point parce qu’il y a le « e » final de « madame ».]
tout en restant moi-même quoi ! [J’ajouterais une virgule avant « quoi ».]
Je refuse Pierre. [J’ajouterais une virgule avant « Pierre ». D’une manière générale, on met une virgule avant le nom ou le titre de la personne à qui on s’adresse.]
Qu’est-ce encore pour un accueil ? [Bien que parfaitement correcte, cette phrase me semble peu naturelle dans le langage parlé. Je m’attendrais plutôt à : « C’est quoi, cet accueil ? »]
Ce n’est ce qu’on avait convenu, femme ! [Ce n’est pas]
Appelle-moi Suzie s’il-te-plaît [J’ajouterais une virgule avant « s’il te plaît », qui s’écrit sans traits d’union.]
Pardon mon amour [J’ajouterais une virgule avant « mon amour ».]
Mais un autre homme, te permettrait-il d’être toi-même [Là, en revanche, j’enlèverais la virgule.]
Je n’ai pas de mal à jouer mon rôle moi. [J’ajouterais une virgule avant « moi ».]
Va bien te faire foutre alors ! [Le mot « bien » me semble bizarre dans cette phrase. Belgicisme ?]
Et je ne lui dirai même pas au-revoir [« au revoir » s’écrit toujours sans trait d’union, même quand c’est un substantif (contrairement à la logique)]
Il est comme toujours particulièrement pertinent, et je suis bien d'accord avec tout ce que tu soulignes. N'oublions cependant pas que je ne vous ai montré là qu'un fragment de la vie de Mathieu...
Je te remercie d'avoir relevé toutes ces coquilles et de m'avoir fait un commentaire aussi détaillé. Il s'agit cependant de règles que je maîtrise bien. J'aurais dû mieux me relire, je vais vite corriger ces fautes! (et en effet, le "bien" est un Belgicisme ;) )
Je trouve l'idée excellente ! Par rapport à l'amitié, déjà, on se rend compte comme tout est faussé dans le dialogue téléphonique avec le client, alors que la conversation pourrait tout à fait être crédible dans un autre contexte. Mais comme on sait que c'est un contrat, toutes les répliques sonnent amèrement.
Et ensuite, je me suis laissée piéger : quand il mentionne sa femme dans la conversation avec Pierre Lausange, je n'ai pas vu venir que là aussi, c'est une relation "professionnelle". Je n'ai compris que quand il rentre et qu'il appelle sa femme "Femme" (berk !).
Bref, c'est très bien amené, et aussi très bien conclu avec cette fin... définitive !
La lecture de Héros ratés me laisse penser que l'amitié est un élément très important de ta vie, et je me dis que tu as dû te faire flipper toi-même en écrivant cette nouvelle ! Je comprends tout à fait d'ailleurs : je n'aimerais pas du tout ça non plus !
Bravo pour ce texte très réussi ! Tu vois, je n'ai même pas trouvé de pinaillage à faire ;)
Un gros merci pour ton retour, il me touche vraiment! Crois moi bien, ce n'était pas le truc le plus joyeux à écrire... Oui, je me suis fait peur. Mais je suis convaincu qu'on en arrivera pas là, ou qu'au moins, nous ne serons plus là pour le voir!
Rendez-vous tout bientôt pour Héros ratés, d'ailleurs ;). Je me relis, puis je publie ça ce soir ^^.
Bisous!
Plus de sentiment, plus de partage...
En tout cas merci à toi pour cette nouvelle qui m'a autant fasciné qu'effrayée !
Content de savoir que ça t'a touché, j'étais moi-même mal en y mettant le point final...
Vraiment, ta nouvelle est top !
En fait, j'ai failli donner une fin différente, mais la scène avec la femme s'est dérouloée de façon à ne pas me laisser d'autre alternative ^^
Merci! :D
Ouais, je fais ce commentaire-là avant ceux sur Héros Ratés, mais je suis partie sur ma lancée pour les histoires du concours, alors.
Coquillettes et suggestion :
"qu’on aie (ait) une discussion tous les deux"
"mais la clause sur les femmes est quasiment la seule qui soit contraignante dans mon contrat…" Je croyais que c'était le contrat d'amitié dont il parlait, alors je ne comprenais pas...
"– Appelle-moi Suzie s’il-te-plaît (s'il te plaît)"
Effectivement, je suis d’accord avec toi, j’espère que notre société n’en arrivera jamais là ! Et en même temps, je vois comment ce serait possible... brr.
Ça m’a étonnée (mais dans le bon sens) que ton personnage, qui voit bien la valeur des « amis en or », ait lui-même embauché une compagne… Et toutes ces histoires de contrat et de clauses et tout, c’est tellement éloigné du concept même d’ami ou de relations humaines en générales que c’en est vraiment glaçant. Et que dire de cette chute… !
C'est bien dans son contrat d'ami qu'il a introduit une clause proscrivant toute activité avec des femmes (même si en effet, il a dû l'introduire à cause du contrat avec sa femme). Je vais corriger les coquilles après le dîner, merci :).
Je suis content que ça t'ait plu! :D
C’est bien écrit, dynamique, avec quelques rebondissements, et une chute inattendue (en tout cas moi je l’ai pas vu venir). Ça fait peur et la fin est triste, bref, c’est réussi !
Esperons qu’on en arrive jamais à là XD
En effet, espérons qu'on n'en arrive jamais là...