Les ruelles ont englouti la neige. Le parking est goudronné de masques crasseux et d’attestations signées à la va-vite. Lily referme la portière. Il n'y a pas de parterres de fleurs ou de plantes en pots pour embellir la rue qui s’étire jusqu’à l’intersection. Pas de boîtes aux lettres fraîchement repeintes, de bancs publics en bois massif ou de lampadaires à tête de mât. Sur un panneau publicitaire, les sourires hypocrites vendent aux plus fauchés, les messages propagandistes trompent l’espoir.
Elle resserre l’écharpe autour de son cou, croise des jeunes en doudounes North Face qui l’ignorent, des enfants qui se rêvent influenceurs et Tik Tok leurs vies pour divertir leurs abonnés, des familles qui reviennent de l’église.
Bâtiment quatorze. L’interphone ne fonctionne pas. La porte est ouverte.
Le hall macère dans des odeurs de poubelles et de chique mouillée. Elle lit les étiquettes collées sur les boîtes aux lettres. Ndiaye, Mayoute, Kozak, Rodriguez. Leur nom n’est écrit nul part. Lily reste un moment à fixer les « PAS DE PUBLICITÉS. MERCI » que les facteurs et commerçants n’ont pas le temps de satisfaire. Sa soeur pourrait être n’importe où, morte ou vivante. Un froid l’envahit à cette pensée. Elle se tourne vers les deux adolescents qui viennent de franchir la porte de l’immeuble.
— Excusez-moi, bonjour, les salut-elle. Vous connaissez une Emmy Brochart ? On m’a dit qu’elle habitait au quatorzième.
L’un des deux adolescents, une fille revêtue d’un poncho rouge, s’arrête en bas des escaliers.
— Ouais. Elle a fait quoi encore ?
Son masque chirurgical engloutit son visage pâle. Ses cheveux blonds vénitiens sont relevés en une queue de cheval serrée. Lily s’apprête à lui expliquer qu’elle recherche sa soeur mais le regard bleu et intense de l’adolescente la coupe dans son élan. Elle connait ce regard. C’est le bleu de son enfance, des tumultes de son adolescence, des amours saumâtres de son existence. Marie.
Lily abaisse son masque sous son menton.
Au pied de l’escalier, l’adolescent noir aux contours impeccables la reluque sans discrétion, ses longues tresses, sa doudoune Zara et ses requins blanches qui semblent sorties tout droit de FootLocker. L’inconnue ressemble à sa prof d’anglais, Miss Ouatara, qui distribue des heures de colle pour rien et qui chiale dans le bureau de la CPE à chaque récréation. Mais elle ressemble surtout à Michaela dans Murder.
— Wesh, c’est qui elle ?
Marie ne répond pas tout de suite.
Le sourire sincère de cette inconnue la ramène à Mantes-La-Jolie, il y a quatre ans.
C’est elle qui lui avait ramené une couverture La Reine des neiges, des tonnes de chaussettes polaires et une parka kaki que sa mère avait revendues contre des billets de TGV pour Genève et un paquet de clopes.
Plus de nouvelles après cet épisode. Elle est morte dans un accident de voiture, entend-t-elle sa mère lui raconter. Marie l’avait cru jusqu’au jour où le nom de la morte en question était apparu sur l’écran du téléphone d’Emmy. Et comme les morts n’utilisent ni Freebox, ni SFR, Marie s’était jurée de retrouver la femme aux longues tresses noires et au sourire plein d’étoiles.
Plus facile à dire qu’à faire. Heureusement, leurs retrouvailles étaient écrites sur le fil du destin.
— C’est ma tante. Lily.
Marie retire entièrement son masque, affiche une grimace entre la joie et la suspicion, incertaine de ce qu’elle le droit de ressentir. C’est une étrangère en face d’elle. Une étrangère qu’elle a toujours connue, malgré sa disparition soudaine. Ce n’est pas grave. Elle ne lui en veut pas. C’est ce qui arrive quand on côtoie sa mère. Tout ce qu’elle touche disparait.
C’est peut être mieux ainsi.
— Tu te souviens de moi ? Demande Lily.
Sa gorge est nouée par l’émotion, ses yeux embués de larmes. Elle n’a ni froid, ni chaud. Le hall de l’immeuble n’empeste plus les poubelles. Il sent le bonheur et la maladresse des retrouvailles.
— Ouais, un peu, vite fait.
Sa voix est plus grave que dans ses souvenirs et possède la maturité que l’on trouve chez les enfants qui ont grandi avant l’âge. Ces mêmes enfants que la vie et les circonstances ont malmenés et désabusés avant qu’ils eussent le temps de vivre. Et comme la preuve de cette existence à l’envers, la cicatrice d’une brûlure s’étale sur la mâchoire droite de Marie, inscrit le traumatisme dans sa chair, l’empêche d’oublier.
— Est-ce que ta mère est là?
— Ouais. Mais je sais pas si elle dort. Tu veux monter ?
Lily hoche la tête, la regarde saluer l’adolescent (qui lui rappelle leur rendez-vous à dix-huit heure) et la suit dans les escaliers. Arrivée au cinquième étage, Marie tourne à gauche, s’arrête devant une porte dont la serrure a été forcée. Elle l’ouvre et la pousse de toutes ses forces pour entrer dans l’appartement, comme si quelque chose — un meuble ? — avait été placé derrière le panneau pour empêcher les intrusions. Perplexe, Lily mime ses gestes, manque de laisser deux tresses dans l’entrebâillement de la porte.
— Tu foutais quoi en-bas avec ce petit con de Nelson ?
Il y a un rideau de douche suspendu au plafond par un scotch gris. Lily fait un pas, puis deux à l’intérieur de l’appartement. Après le troisième, il n’est plus possible d’avancer. La pièce est étroite, insalubre, désordonnée et glaciale. Un mélange de vêtements mal séchés, de nourriture avariée et de tabac étouffe l’air. Le tapis est semé de mégots de cigarettes et de capsules de bières. De gros sacs plastiques et des valises sont entassés contre les murs.
— J’étais pas avec lui.
— Arrête de mentir. Je t’ai vu par la fenêtre. Je t’ai déjà dit que je veux pas te voir avec lui.
Lily refuse d’accepter que cette voix sèche et amère appartient à sa soeur ainée.
— J’étais pas avec lui de toutes les façons. Et tatie Lily est là. Elle veut te voir.
— Tu racontes quoi encore ?
Marie écarte sèchement le rideau de douche, dévoile à Lily l’envers du misérable décor. Allongée sur un canapé-lit, les jambes relevées contre le mur, Emmy est d’une pâleur maladive, son nez rouge, sa chevelure emmêlée. Son pull marron, dévasté de bouloches, retombe piteusement sur ses épaules.
Les soeurs se perdent en mots silencieux, difficiles à exprimer à voix haute. Puis, le regard d’Emmy se refroidie, sa bouche se tord en un rictus moqueur.
— J’aurais été moins surprise de voir Macron débarquer ici avec des fleurs.
D’un air désinvolte, elle repousse une mèche de cheveu derrière son oreille, allume une cigarette.
Lily n’est pas censée être là. Pas dans ces conditions. Pas comme ça.
— Alors ? T’es venue ici seule ou avec la Croix Rouge ?
Toujours le mot qui fâche, la remarque qui offense.
— Ne dis pas ça, Emmy. C’est toi qui ne voulais pas que je vienne.
Emmy se dérobe derrière un sourire, attache ses cheveux en un chignon, sa cigarette coincée entre ses lèvres. Marie est assise au bord du canapé-lit, écoute la conversation d’une oreille attentive. Sa tante est visiblement mal à l’aise — qui ne le serait pas en compagnie de sa mère ? — et étudie ses baskets avec un intérêt forcé. Les souvenirs lui reviennent. C’est elle, sa tante Lily qui l’avait emmenée manger des crêpes au Nutella à Châtelet. Puis son amoureux, un grand avec une casquette NY enfoncée sur la tête, lui avait acheté une peluche Dora l’exploratrice et une place de cinéma pour Cendrillon.
— Tu comptes t’asseoir ou c’est la pauvreté qui te fait flipper ?
Lily s'approche du fauteuil, en retire une boule de vêtements humides, cherche où les étendre, finit par les déposer sur le bras du fauteuil.
— Et ton mec ? Toujours avec lui ou t’as finalement trouvé mieux ?
Des années plus tard et Emmy ne s’est toujours pas remise des répliques cinglantes de Chris.
— Christopher va bien. Il te passe le bonjour.
C’est lui. Christopher. Tonton Chris. Il a la tête d’un lion tatoué sur l’épaule, un soleil sur l’avant-bras et un brin de muguet sur la main. Il l’avait emmenée chez une gentille coiffeuse à cause d’un chewing-gum dans ses cheveux. En échange, Emmy avait fissuré la portière de sa voiture.
— Je dois avoir des cacahuètes quelque part. T’as faim ?
— Non, merci. J’ai mangé avant de venir.
Elle a l’impression de suffoquer, d’être écrasée par la tension qui pèse dans la pièce. Elle n’a qu’une hâte, quitter cet endroit, cet immeuble, cette ville. Honteuse de ce qu’elle ressent, Lily commence à se gratter nerveusement le genou, évite les deux pairs d’yeux bleus perçants qui scrutent le moindre de ses faits et gestes.
Ses ongles sont impeccablement manucurés, décorés de petites fleurs roses. Emmy baisse les yeux vers les siens, sales et tachés de nicotine, tire les manches de son pull pour couvrir ses mains.
— Et ton travail ? Toujours infirmière ?
— Oui.
— Ils vont sûrement te forcer à devenir médecin.
Lily fronce les sourcils, se redresse sur le fauteuil.
— Qui, ils ?
— Eux.
— Papa et maman sont ravis de mon travail. Et personne n’essaie de me forcer.
Emmy tire sur sa cigarette. Sa soeur a toujours été naïve, incapable de voir les démons qui dansent autour d’elle. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle fréquente ce Christopher Larisse.
— Et t’es où ? Que je sache où aller si je me retrouve dans la merde.
— Au Dôme Parisien. Service des Urgences.
Un rire étranglé secoue les épaules d’Emmy. Elle se dégage la gorge avant de répondre.
— Tu as toujours été sa précieuse Lily-Jolie.
— J’ai travaillé dur comme tout le monde pour obtenir mon diplôme, réplique Lily en sentant ses joues rougir. Ça n’a rien à voir avec papa. Il ne ferait jamais une chose pareille.
— Oui, bon… crois ce que tu veux. Mais le Dôme Royal appartient aux De Bruyère. Tu as été acceptée là-bas pour ton nom. J’espère au moins que tu en profites plus que moi.
Marie fronce les sourcils. Sa mère ne lui a jamais parlé de sa famille.
Ils sont méchants, égoïstes et vicieux. C’est ce que tu veux? Tu veux rencontrer ces fous furieux?
La fille récupère discrètement le téléphone de sa mère sur le canapé-lit.
— Tu sais… ils aimeraient vous rencontrer, hésite Lily. Ils parlent de toi. Même grand-père. Et oncle André. Il s’est marié il y a deux ans à Londres. Il pensait que tu serais au mariage.
Emmy renifle, écrase sa cigarette sur le recoin de la table, se lève et va se placer à la petite fenêtre. Bien sûr que ses parents veulent la voir. C’est normal, après dix ans. Mais putain, elle préfère se tirer une balle dans le genou que de les revoir. Jules De Bruyère, le médecin philanthrope. Elizabeth De Bruyère, la chirurgienne dépressive. Billy-le-fantôme, Lily-Jolie et même cet opportuniste de Christopher qui a réussi à séduire tout le monde avec ses grands airs d’artiste torturé. Elle les déteste tous. Ils la considèrent comme la pauvre, pathétique et misérable mère célibataire qui vit dans une trou avec sa stupide fille. Même Lily, qui lui rend visite pour se donner bonne conscience.
— Tu t’es déplacée pour ça ? C’est eux qui t’envoient ?
— Non. Je voulais juste te voir. Vous voir.
— Ouais… et bien sache que je ne veux pas voir ces gens.
Lily sursaute presque à l’entente des mots de sa soeur, s’avance au bord du fauteuil.
— Ces gens ? Marie ne connaît même pas ses grands-parents. Papa et maman ne savent même pas…
Cette fois, Emmy se tourne. Son visage est rouge de colère.
— Marie est ma fille ! Pour qui tu te prends, à venir ici et me dire ce que je dois faire avec mon enfant ? Et par pitié ! Ils savent très bien à quoi elle ressemble. Je suis pas stupide.
Elle prend une nouvelle cigarette, essaye de l’allumer. Le briquet ne marche plus. Elle le jette violemment sur le canapé-lit, juste à côté de Marie. L’enfant ne bouge pas, habituée aux colères explosives de sa mère. Elle prétend jouer à Candy Crush et envoie le numéro de sa tante sur son téléphone, le vieux BlackBerry Q10 qu’elle a volé dans le tiroir de Nadia.
— Tu sais qu’ils ont le droit de porter plainte contre toi, n’est ce pas ?
Emmy, qui recherche un briquet neuf dans ses affaires, se redresse en entendant le mot « plainte », repousse les mèches brunes qui retombent devant ses yeux.
— Et bien, qu’ils essayent ! Qu’ils envoient leurs avocats, j’en ai rien à foutre !
— Ça n’a jamais été leur intention. Ils ne…
— Tu sais quoi, Lily ? Tu n’aurais jamais dû venir ici. Retourne à ta vie parfaite, avec ton mec, tes parents et ton putain de travail parfaits ! Dégage!
Lily se lève. Elle n’a pas eu le temps de discuter avec sa nièce. Elle n’a pas eu le temps de lui expliquer son absence. Elle n’a eu le temps de rien. Ses lèvres tremblent, ses yeux piquent.
Pourquoi renonce-t-elle ?
C’est cette fichue peur de décevoir les autres, de baisser dans leur estime. Elle refuse d’abîmer ce qui est déjà brisé. Elle est revenue pour se réconcilier avec sa soeur, non pas pour aggraver les choses. Malgré les bonnes intentions de son coeur, Emmy lui hurle au visage. Des postillons nicotinés s’écrasent sur sa peau.
— Fous le camp ! Dégage !
Marie se glisse entre les deux femmes, pose un regard sombre sur sa mère qui s’époumone.
— Dégage d’ici, Marie. Mêle-toi de tes putains d’affaires !
Sa fille ne bouge pas, ne montre aucune crainte. Sa mère est cinglée mais inoffensive quand elle est sobre. C’est quand Emmy boit que les choses se compliquent. Marie l’a déjà vu s'attaquer à un homme-ours, lui planter une paire de ciseaux dans la cuisse avant de se retrouver à l’hôpital avec trois dents en moins, deux yeux tuméfiés et une perfusion au bras.
— Tu ne devrais pas lui parler comme ça, réprimande doucement Lily.
Elle se baisse pour prendre son sac à main, croise le regard vide de sa nièce. Une enfant allaitée à la colère, élevée à la souffrance. Une très jeune adolescente réduite à un nom sur un acte de naissance pour recevoir les aides financières de l'Etat. Emmy n’en est pas consciente, mais tôt ou tard, elle le regrettera. Marie, sa fille, son enfant, lui redistribuera au centuple tous ses dysfonctionnements. Le résultat est le même à chaque fois, à moins qu’un miracle la sauve de la tempête à venir.
— Marie est ma fille. Si tu veux une bande de morpions, demande à ton mec. Je suis sûre qu'il sait comment ça fonctionne. Au moins, tu seras la mère du gosse cette fois.
Lily quitte l’immeuble en retenant ses larmes, court vers le parking. Elle déverrouille sa voiture, trébuche sur la pierre qui s’est détachée de la bordure du trottoir. Les raviolis aux Cheetos préparées par Chris ne vont pas tarder à remonter à la surface. Elle ouvre la portière à la volée, balance son sac sur le siège. Un haut-le-cœur l’oblige à se pencher pour vomir. Quand rien n’arrive et que les regards curieux des jeunes en North Face commencent à s’attarder sur elle, Lily se redresse, les genoux chancelant. Elle essuie les larmes que les nausées ont provoquées, inspire une profonde bouffée d’air.
Elle a tout gâché. Elle ne reverra plus sa soeur et sa nièce.
Dépitée par l’abrupt retournement de situation, Lily se hisse sur le siège de la Peugeot 3008, programme le GPS pour le cinquième arrondissement parisien, démarre la voiture. Somewhere Only We Know s’élève dans l’habitacle. Elle fait marche arrière un peu trop vite, tourne le volant à gauche pour quitter la place de parking, enfonce l’accélérateur, pousse un hurlement de frayeur et cale quand la portière côté passager s’ouvre à la volée.
Une femme, avec une perruque à la Leeloo, s’engouffre dans le véhicule.
— Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? S’exclame-t-elle après avoir reconnu sa soeur.
Emmy a eu le temps d’enfiler une veste à fourrure, une petite robe fuchsia à sequins et des ballerines avant de dévaler les cinq étages et de foncer jusqu’au parking. Elle reprend son souffle. Ses joues sont teintées d’un rose pâle, les mèches de sa perruque humides et collantes à cause du shampoing appliqué la veille.
— Tu dois m’accompagner quelque part, articule-t-elle. C’est à Porte de la Chapelle. À midi et demi.
Lily résiste à l’envie de la pousser hors de la voiture. Sa soeur n’a aucun remord. Même enfant, elle peinait à reconnaître ses tords et préférait blâmer les autres que d’admettre ses transgressions.
— Pardon ?
— À moins que tu sois attendue quelque part ?
Lily remonte le frein à main, éteint le moteur de la voiture, se tourne complètement vers Emmy. Tout comme ceux de sa fille, ses yeux bleus ne transmettent aucune émotion qui sous-entende de la vulnérabilité. Toutefois, son visage traduit l’état de son coeur et ses gestes maladroits, son empressement.
— Tu veux que je t’accompagnes à un rendez-vous ? Après tout ce que tu viens de me dire ?
— T’es pas obligée de tout prendre au premier degré. Ça aurait pu être pire, argumente-t-elle. Si tu es attendue quelque part, dis le moi. Je trouverai une autre solution.
Ou pas. Sa soeur est tombée à pic. Alors, soit elle convainc Lily-Jolie, soit elle affronte l’haleine puante de Mayoute quand elle n’aura plus le choix que de le payer en nature en l’absence de sa femme.
— J’aimerais que tu sortes de ma voiture. Sors de ma voiture maintenant.
Emmy lève les yeux au ciel devant son expression sérieuse. Lily a toujours été susceptible. Il suffit de la secouer un peu pour chambouler son existence. Elle n’aurait jamais survécue dehors.
— Pourquoi ?
Elle s’étonne de voir Lily détacher sa ceinture, plus encore lorsque sa petite soeur descend du véhicule, en fait le tour et ouvre la portière de son côté.
— Sors de ma voiture.
— Et pourquoi ?
— Tu te moques de moi ? Je n’ai même pas duré cinq minutes chez toi. Tu m’as insulté, tu as insulté nos parents, tu as insulté Christopher. À quoi est-ce que tu t’attendais ?
Emmy ne dit rien pour sa défense, ne montre aucun signe de culpabilité. Non, Emmy, qui depuis longtemps ne se soucie plus des intérêts d’autrui, attend que sa soeur remonte dans la voiture et démarre. Et pour la première fois, Lily décide de ne pas encourager son égoïsme. Elle n’est pas une serpillère. Tant pis si les mots dépassent sa pensée ou que des vagues nauséeuses tempêtent dans son estomac.
— Tu as disparu pendant près de trois ans avec ta fille, sans me donner d’adresse ou de numéro pour te joindre, Emmy. Je ne savais même pas si tu étais vivante. Il a fallu que Néron intervienne pour…
— Le clebs est toujours vivant ? Il a genre cent cinquante ans, non ?
— Ne l’appelle pas comme ça. Il travaille pour notre famille depuis très longtemps.
— C’est le chien du grand-père. Il l’a toujours été et il en est fier. Il a des dossiers sur tout le monde. À ta place, je lui aurais demandé de mener son enquête sur ton précieux Christopher. Enfin, il doit déjà connaître pas mal de choses sur le cas soc’ en question…
Lily lâche la poignée de la portière.
— Arrête de vouloir changer le sujet. Il s’agit de toi, pas des autres. Tu aurais pu me donner de tes nouvelles. Tu aurais pu venir me voir comme quand j’étais à Nerval. Je n’ai jamais rien dit à papa et à maman. Et toi, tu es partie. Et maintenant, Marie me regarde comme si j’étais une étrangère. Tu me regardes comme si j’étais une étrangère. Tu sais combien de psychologues j’ai du voir pour comprendre que je n’étais pas responsable de ta disparition ?
Emmy réprime un éclat de rire. Sa soeur a vraiment le syndrome de la gosse de riche qui pense que ses problèmes méritent l’attention du monde entier et que snif snif, son incapable de psychologue à deux cent euros la consultation n’est pas fichu de régler. Lily est une pleurnicharde. Même au lycée, elle était incapable de se défendre contre les filles qui la harcelaient, se lamentait sur l’épaule de sa soeur — enceinte et à la rue —, se cachait derrière les deux enragées qui servaient de cousines à son idiot de prince charmant noisiélien.
— C’est pas de ma faute si tu sais pas contrôler tes émotions. Tu crois quoi? J’en ai rien à foutre moi de tes pleurs à deux balles. Je suis partie, et alors ? C’est mon choix.
Emmy Victoria De Bruyère s’est volatilisée. Ce n’est plus sa soeur en face d’elle. Ce n’est plus sa soeur ainée qui volait des biscuits lors des réceptions organisées chez leur grand-père. Ce n’est plus la soeur qui rêvait de devenir danseuse étoile. Ce n’est plus celle qui avait poussé leur cousin dans le Desna, après qu’il eut lâché une araignée dans les cheveux de Lily.
Cette nouvelle version d’Emmy — avec sa perruque orange, sa peau grisée par le tabac et l’alcool, son odeur qui rappelle le professeur de mathématiques en seconde générale, ce regard fou — lui fait presque peur. Et pourtant, elle est sa soeur. Et parce qu’elle est sa soeur, elle décide de s’accrocher encore un peu, jusqu’à ce qu’Emmy lui brise les doigts et la relâche dans le vide.
— Alors ? Tu m’accompagnes ou pas ?
Lily soupire. À quoi bon se battre ? Au moins, elle sait que sa soeur est vivante. Au moins, elle sait que Marie survie malgré les circonstances. C’est le plus important.
— T’accompagner où, exactement ?
Ce n’est pas trop tôt. Emmy savait que sa soeur finirait par craquer.
— Tu connais un peu Porte de la Chapelle ?
Elle attache sa ceinture. L’appréhension commence à gagner du terrain. Emmy s’efforce de paraitre détachée. Pourtant, derrière la façade, l’adrénaline envoie des décharges électriques dans ses veines. Elle ne pense pas avoir le courage de réaliser son plan. Et pourtant, elle y a réfléchi toute la nuit. Il suffit d’être plus rapide que Kaylia, de l’attendre tranquillement à sa porte, d’exposer ses arguments. C’est le plan A.
— Pas vraiment. Je ne suis jamais allée là-bas. Mais j’ai le GPS.
Lily claque la portière. Au loin, l’écho du cri perçant d’un oiseau retentit. Une voiture de police se gare à l’entrée de l’intersection. En bas des immeubles, les jeunes en doudounes North Face s’effacent l’un à la suite de l’autre, s’éclipsent dans leurs nids de pierre.
Lily réfléchie avant de reprendre sa place dans le véhicule, choisie d’ignorer son instinct qui la prie de rentrer immédiatement à Paris. Aider sa soeur s’ensuit toujours d’un bourbier, le pire en date les obligeant, elle et Christopher, à conduire jusqu’à la frontière tchèque avec deux-mille euros en coupure de vingt dans un sac Tang Frères caché sous le siège d’une vieille Mazda.
Mais c’est sa soeur. Et les soeurs s’entraident toujours.
— Tu as rendez-vous pour un entretien ? Demande-t-elle une fois assise.
— On peut dire ça. Je suis déjà en retard donc si tu pouvais démarrer…
Lily ne relève pas son commentaire.
— Et Marie ? Elle ne vient pas ?
— Pourquoi faire ?
Sa soeur lui lance un regard déconcerté.
— Elle n’a que dix ans. Tu ne peux pas la laisser seule ici. Je ne t’accompagne pas si elle ne vient pas avec nous.
Emmy soupire bruyamment, irritée par le ton condescendant de sa cadette qui n’a jamais eu à garder un enfant plus d’une semaine dans sa vie.
— Ça va Super Nanny ? T'en as pas marre d'être aussi chiante ? Tu connais pas la petite comme moi. Elle est dix fois plus responsable que nous à son âge. Elle n’a pas besoin de venir.
Lily hausse les épaules, pointe la portière côté passager du doigt.
— Débrouille-toi seule alors. Et bon courage pour arriver à l’heure à ce rendez-vous.
Elle ne cède pas face au regard glacé de sa soeur, croise les bras et attend. Emmy, vaincue, récupère son téléphone dans son sac et compose le numéro de Marie. Au moins, ce sera l’occasion pour la petite de monter dans autre chose que le tas de ferraille qu’a conduit sa mère, sans permis, pendant cinq ans.
— Ouais, dépêche-toi de descendre. Tu viens avec nous.
Elle raccroche sans lui donner plus d’informations, range le téléphone et s’adosse au siège. Elle réalise alors que le cuir sent la cannelle. La figurine d’une danseuse de ballet repose sur le tableau de bord. Une chaine pend au rétroviseur intérieur. Elle attrape les deux médaillons qui y sont accrochés. Dans le premier, ses parents, tout sourire. Dans le deuxième, Christopher et son air prétendument sérieux.
Emmy relâche la chaine qui se balance dans le vide avant de s’immobiliser.
— C’est un cadeau de tante Emmanuelle.
— Quoi ?
— La voiture. Pour mes vingt-cinq ans, précise Lily.
— Cool…
Elle s’en fiche complètement. Lily-Jolie a toujours été la préférée chez les De Bruyère. Tout ça parce qu’elle a été adoptée. Du favoritisme positif, rien d’autre.
— Son mari est mort l’année dernière.
— Le combientième ?
— Ne sois pas méchante. Elle en a beaucoup souffert.
— Je vois pas comment on peut encore souffrir après la mort d’un huitième ou neuvième époux. À un moment, il faut songer à consulter.
La porte de l’immeuble s’ouvre et Marie, emmitouflée dans son vilain poncho et son écharpe s’approche de la voiture. Lily baisse la vitre.
— On va où ? Demande l’enfant.
Même si elle est le portrait craché de sa mère, Lily repère sur son visage les traits de Julien Guichard.
— Porte de la Chapelle, répond Emmy.
— Je suis obligée de venir ? J’ai pas envie.
— Personne ne demande ton avis. Grimpe.
Lily remonte la vitre, gênée par l’échange mère-fille. Elle entend Marie lâcher un soupir en montant dans le voiture, croise son regard dans le rétroviseur. Sa nièce détourne les yeux vers la vitre. Emmy augmente le son de la radio quand Plus d'amour a te donner s’élève dans l’habitacle et couvre le ronronnement du moteur.
— Quelle est l’adresse ?
— T’inquiète. C’est Rue Pajol. Je te guiderai quand on sera là-bas.