An-Naml, reine des myrmes et des formidés

Par Erioux

Gwion trottait derrière Iota; le valet qui se déplaçait à une vitesse surprenante prenait des pauses régulières pour éviter de distancer le garçon. Après une heure à ce rythme, ils avaient couru le coron et gagné le boisé qui entourait le domaine Myrmédiane. Iota guida l’enfant à travers la forêt, tracèrent sur une cinquantaine de mètres, jusqu’au muret qui marquait le terrain. Sous le couvert végétal perlaient les restes de l’ondée matinale; Gwion s’essuya une grosse goutte qui venait de lui éclabousser le visage alors qu’il évaluait le mur de pierre.

-    La propriété des Myrmédiane commence ici, indiqua Iota.

-    C’est vous qui m’avez abandonné dans la mine complètement amnésique? demanda Gwion.

-    Oui. Nous avons suivi les ordres de madame Manica Rubida Myrmecia.

-    Et Anna, vous l’avez vidé de ses souvenirs elle aussi?

-    Non. La princesse se vide de son sang, pas de sa mémoire.

-    Quoi? Qu’est-ce que vous lui avez fait face de troll ? s’énerva Gwion en le menaçant de sa canne.

-    Nous ne lui avons rien fait, c’est l’une de nos sœurs gardiennes qui lui a tranché la jambe. La princesse a besoin de vous pour sortir de sa prison.

-    Et comment je suis censé faire ça moi? C’est Anna qui me sauve habituellement.

-    Nous l’ignorons, mais elle a confiance en vous.


Fouetté par l’urgence, Gwion lança sa canne par-dessus le parapet et s’attaqua à l’escalade des pierres glissantes d’humidité. Le valet le doubla sans effort et disparut derrière la paroi.

-    Vous êtes une araignée ou quoi? Constata Gwion en se laissant tomber dans le tas de feuilles accumulées au bas du mur. Vous savez où est enfermée Anna? Elle est gardée? s’informa le garçon en cherchant sa canne dans les buissons.

-    Nous l’avons conduit dans la fosse sous le château, elle doit-être seule… seule avec la reine mère… seule avec An-Naml, reine des myrmes et des formidés.

-    An-Naml reine des formes ridées? Je ne sais pas pourquoi, mais je ne tiens pas à la rencontrer. Vous avez un plan pour vous introduire dans le bâtiment sans être remarqué? 

-    Le puisard est relié à l’étang de la fontaine par une canalisation.

-    Qu’est-ce que vous attendez pour me guider à cet étang ?

*

La fontaine débordait de la pluie des derniers jours, le couvert de nénuphars pendouillait le long du bassin comme la chevelure molasse d’une géante submergée sous l’eau noire de l’étang. À la surface dépassait à peine l’entrée grillagée du conduit. 

Gwion qui avait retiré ses chaussures marqua une brève hésitation avant d’enfourcher la margelle puis il s’immergea dans l’eau froide et croupie. En tâtant de sa canne le fond du réservoir glissant, il barbota doucement vers l’égout, s’attendant à l’attaque d’un abominable triton visqueux ou un boa constrictor des fontaines. Soulagé qu’aucune bête ne se soit manifestée, il s’accrocha aux montants rouillés, s’approcha du caniveau, cherchant à discerner une lumière ou un son dans la noirceur profonde du tunnel.  

-    On n’y voit rien là-dedans, vous êtes certain que ce passage mène à Anna? demanda le garçon en testant la solidité du grillage.

-    L’issue du canal doit-être bouchée par la boue et les branches, répondit Iota en se penchant sur le bassin. 

Gwion étudia la herse : un grand anneau d’acier ancré dans la pierre cadrait une poterne aux barreaux épais comme un doigt. Résigné à affronter les plantes aquatiques de l’étang, il glissa sa main le long du cadrage pour trouver un mécanisme d’ouverture; des feuilles collantes, des tiges de nénuphars entortilllantes, des algues gluantes, un cadenas poisseux… 

-    Un cadenas boucle l’entrée! Vous n’auriez pas la clé par hasard? 

Le garçon n’attendit pas la réponse, il coinça le pommeau métallique de sa canne dans l’anse du cadenas et le fit sauter avec facilité puis il s’agrippa, tira, poussa, secoua, tabassa le portail sans succès.

-    La grille est fermée depuis trop longtemps, elle est soudée par la rouille, céda Gwion.

-    Laissez-nous vous aider, proposa Iota en s’immergeant à son tour.

Autour de Gwion surgit un escadron virevoltant de libellules et de demoiselles, supportées par une armada d’araignée d’eau glissant sur l’étang. Gwion écœuré par l’armée d’arthropodes tenta de la repousser, éclaboussant les volants et produisant de grandes vagues contre les nageant; surpassé par l’innombrable troupe, il abandonna la bataille, la tête et les épaules recouvertes de bestioles.

-    Et maintenant, c’est vous qui avez attiré tous ces insectes? Accusa le garçon, la bouche assiégée par une libellule un peu trop aventureuse.

-    Nous sommes inoffensifs, répondit Iota, nous allons vous protéger de la reine mère, ajouta-t-il en forçant le portail qui s’entrouvrit, les gonds claquants et couinants.

-    Je ne comprends rien à votre histoire, j’imagine que je devrais me sentir rassuré… 

Gwion s’infiltra à genoux dans l’égout, de l’eau jusqu’au cou. Il progressait dans les ténèbres en se maintenant à la voute du tunnel, à l’affut. Iota, resté à l’extérieur, l’encourageait à avancer.

-    Nous sommes avec vous, vous y êtes presque. 

-    Je suis arrivé au bout, je confirme le bouchon de feuilles… je vais tenter de le dégager.

Ses doigts s’enfoncèrent dans l’amas putride, creusèrent en profondeur l’immonde boue, percèrent l’engorgement végétal. Le bras embourbé jusqu’à l’aisselle, il appuya son menton contre la masse pourrissante et grouillante d’insectes pour forer encore plus loin. Un énorme centipède parcouru sa joue, passa derrière sa nuque, une légion de moucherons tourbillonnait autour de lui. Il enlisa son visage davantage; à la limite de l’étirement, sa main vrilla en débouchant à l’air libre. 

Il retira son bras dans un long prout de succion, l’eau du canal s’insinua par la brèche, clapotant dans la pièce adjacente. Motivé, Gwion sapa l’ouverture avec sa canne entrainant feuilles et brindilles dans le courant déferlant autour de lui. 

-    Qui est là? s’inquiéta la prisonnière à la voix fragilisée.

-    Anna? Anna? Anna ! C’est moi, c’est Gwion ! 

-    Gwion, tu es venu me chercher, j’ai tellement peur. Ils nous ont piégés, ce sont des monstres… je suis un monstre, pleurait-elle confuse.

-    Anna, une foutue grille nous sépare encore, constata Gwion désespéré. Je vais te sortir de là, je vais ronger ces maudits barreaux s’il le faut. Comment va ta jambe?  

-    Elle est blanche et trainante comme celle d’un cadavre, mais je ne saigne plus… je crois que je n’ai plus de sang à perdre, je me sens tellement faible.

-    Tiens bon, mes yeux s’adaptent à l’obscurité, je pense que je t’aperçois dans le coin.

-    Je préfère t’avertir, ils m’ont fait manger une gelée dégueulasse, ils m’ont transformée en semi-reine fourmi, je suis si laide, lorsque tu me verras, tu ne voudras plus de moi.

-    Qu’est-ce que tu racontes? Je ne te laisserais jamais tomber, même si tu étais un crapaud hideux, tu m’entends?

Une silhouette informe et ruisselante se dressa alors au centre du cachot, soulevant une masse d’eau bouillonnante au cœur d’un tourbillon. Énorme et insensée, la chose projeta ses tentacules charnus, percutant avec violence la grille abritant Gwion; l’un de ces appendices puissants glissa entre les barreaux, happant le poignet du garçon pétrifié d’horreur. 

-    Aaaaaaaaah !, brailla Gwion halluciné. 

Le hurlement de démence stimula la bête, l’innommable ouvrit un œil démesuré en avançant vers l’enfant au bras prisonnier.

-    Tu oses déranger notre sommeil, prononça la souveraine à la voix caverneuse. Nous allons déchirer tes chairs, savourer ton sang, digérer tes os de mortel.  

-    Lâchez-le mère ! cria Anna.

-     Petite insolente, nous sommes An-Naml, reine des myrmes. 

-    Plus maintenant. Je suis An-Nazèl, je vous ordonne de lâcher cet humain.

-    Tu n’es qu’un félon qui a déshonoré notre lignée en refusant de te soumettre à ton rang. Observe-nous dévorer ton ami, nous nous occuperons de toi après. 

An-Naml plaqua Gwion contre le métal froid du grillage. Alimentée par ses larmes de douleurs et par les supplications d’Anna, la perverse s’amusait avec son jouet, lui étirant le bras jusqu’à la dislocation.

-    Arrêtez, j’accepte de devenir votre reine. Je vous en conjure, laissez-le en vie.

-    Nous allons lui arracher les membres un par un, comme le feraient ses semblables avec nos inoffensives cousines fourmis.

-    Je n’ai pas peur de vous ! Gémis le garçon distendu.

-    Tu n’as pas peur de nous? sonda le monstre en s’approchant du visage grimaçant de douleur de l’impertinent.

-    Nooon !

Gwion frappa de toute ses forces : la canne transperça comme une flèche l’immense globe oculaire, la reine sadique lâcha sa prise, l’œil crevé se vidant de son humeur visqueuse. 


-    Cour Gwion ! Sauve-toi c’est le moment, cria Anna.

-    Anna…

-    Allez, tu dois m’abandonner, cours… Je t’aime…


Secoué par la déclaration, bouleversé de laisser son amie, il fila vers la sortie, rampant vers la lumière du jour. Derrière lui la chose se déchainait avec frénésie, la grille de métal sauta, enfoncée par les répugnants tentacules qui se tortillaient à sa poursuite.

En débouchant du conduit, Gwion roula dans le bassin, crachant et haletant. Il se traina en dehors de la fontaine, affolé, l’épaule disloquée, l’esprit vacillant. Les bras tentaculaires du monstre surgirent de la trouée, furetèrent un moment à la recherche de son gibier et se replièrent dans la noirceur de l’égout.

Aucune trace de Iota, le valet avait certainement fuit. Il devait avertir ses amis, les protéger des atrocités du château — s’il n’avait pu sauver Anna, il épargnerait Diane et les autres.

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