S’il est une chose qui n’a jamais changé en presque trois siècles, c’est bien l’organisation militaire japonaise. Le régiment de la Force Terrestre d’Autodéfense, basé à Nerima, abrite l’Armée de l’Est. Je suis tendue. Avoir appris que nous allions chercher la progéniture de Reita Nakamura a fait monter un stress intense en moi. Les rumeurs sur l’officier de bord du Megara sont nombreuses, et aucune n’est vraiment agréable à entendre ; je comprends parfaitement la menace sous-jacente lancée par le japonais concernant son enfant, et autant dire que le simple fait de parler de l’unique légataire Nakamura m’angoisse.
Pourtant, je peux me vanter de ne pas être particulièrement sensible à ce genre d’émotion. Et bordel, c’est loin d’être agréable ! La vitre me renvoie un reflet dangereusement pâle, et mon estomac se tord dans tous les sens. J’en ai presque le cœur au bord des lèvres. En réalité, j’aurais préféré avoir n’importe qui d’autre en informateur que cette personne. Hélas ! Force est de constater que nous n’avons pas le choix. Rakhshan m’observe, le visage fermé, mais ne dit rien. Ellui, plus que n’importe qui, connaît la réalité du caractère de Reita Nakamura. Et j’adorerais savoir ce qui se trame dans sa tête, savoir s’iel subit les mêmes inquiétudes ou alors si nous sommes un peu trop sensibles aux commérages qui courent sur un commandant craint.
Je crois que même le conducteur de la navette privée prend notre stress de plein fouet. D’ordinaire, je me serais moquée de cette petite goutte de sueur qui perle sur sa tempe. Mais pas là ! Parce que je fais bien pâle figure à ses côtés aussi. Eireann reste muette comme une carpe, le regard perdu vers l’extérieur, alors que le paysage urbain aux immenses gratte-ciels défile à grande vitesse. Nous arrivons enfin devant les portes du régiment et nous nous extirpons du véhicule. Mes doigts cherchent frénétiquement dans la poche de mon pantalon mon paquet de cigarettes, pour m’en allumer une. La première bouffée a un effet bénéfique sur ma psyché, et je me calme rapidement. Le nez d’Eireann se fronce, toujours incommodée qu'elle est par l’odeur âcre de ma cigarette :
— Vous devriez arrêter de fumer, Mikhaïlovna ! lance-t-elle dans le vent alors qu’elle traverse la route pour se rendre au poste d’accueil et de filtrage.
Je secoue la tête, mais reporte mon attention sur l’enseigne à mes côtés. Rakhshan m’observe, de ce même air fermé qu’iel a depuis un moment. Nous nous décidons tous deux de suivre notre supérieure.
— Quelque chose vous inquiète, Lieutenante ?
— Reita Nakamura est quelqu’un de très effrayant. Et dans le cadre de notre mission, il nous a conseillé son enfant comme informateurice… non sans faire peser une certaine menace sur notre commandante de bord.
— J’imagine que votre inquiétude tient des rumeurs qui courent sur lui ?
Je ne suis pas étonnée qu’iel sache. C’est la suite de sa phrase qui me surprend :
— Les soldats sont des commères qui ne se gênent pas pour bavasser.
— Enfin ! On dit quand même de Nakamura qu’il arrache la gorge de ses victimes avec ses dents !
— Et vous, que vous écrasez des crânes en combinant vos pouvoirs d’Augmentée et l'exosquelette de votre amure. Vous êtes tout aussi effrayante que le capitaine Nakamura.
— Ah non ! Je ne crois pas, non ! Je n’ai pas de rumeurs qui courent sur moi !
— Ça, c’est ce que vous croyez, lieutenante, s’amuse Rezvani.
Je m’apprête à rétorquer quelque chose lorsqu’Eireann se tourne vers nous, visiblement agacée, et je presse le pas, intimant à voix basse à maon collègue d’en faire de même. L'Irlandaise remue la tête d’un air désapprobateur, et nous vérifions d’un même geste l'impeccable de notre tenue avant de nous présenter au sas d’entrée. Là, deux Japonais à la mine revêche nous observent d’un œil peu amène.
— Identités, matricules, régiment d'affectation et raison de votre présence ici.
— Je suis la lieutenante-commandante Eireann O’Brian de la Confédération Terrienne, 10K21-TC-62315. Je suis accompagnée de l’enseigne Rakshkan Rezvani.
— Matricule 08S05-SNSC-48301, précise-t-iel.
— Et de la lieutenante Anastasia Mikhaïlovna.
— 16V18 – VDV – 72877, pour ma part.
Eireann me sourit, et je hoche la tête. Nos matricules sont une plaie à retenir.
— Le capitaine Nakamura, du SSAS Megara, a dû transmettre à votre brigade la raison de notre présence ici, ainsi qu’un ordre de mutation temporaire pour Nakamura Akame, termine Eireann.
L’engagé nous observe et tend son bras ; son ICP s’active et celui d’Eireann en fait de même. Les échanges de données ne prennent que quelques secondes et l’homme complète la vérification des identités avec un scan oculaire et digital. Finalement, il nous fait signe de le suivre.
Le régiment est austère, à l’image de ce que nous pourrions penser être la culture japonaise. Car s’il est une chose qui, comme l’armée, n’a pas changé chez les Japonais, c’est bien cette part d’ombre qui entoure leur histoire, leurs coutumes. Tous les petits détails, toutes les spécificités que des Occidentaux ne saisissent pas forcément et qui peuvent leur valoir quelques critiques ou quelques sourires moqueurs dissimulés. Si les cursives de l’Alecto sont animées, si les locaux de la Confédération sont pleins de vie, de discussions et d’échanges, le régiment de l’Armée de l’Est est d’un calme olympien.
Je fais même attention à ne pas claquer trop fort des talons contre le sol de marbre, pour éviter que l’écho ne se répercute en boucle dans les couloirs parfaitement propres et blancs. Trop clair. C’en est presque agressif.
Nous arrivons finalement devant une porte, où le soldat qui nous a accueillis frappe trois coups secs, avant de poser sa main sur la plaque métallique de la commande centrale et l’ouverture coulisse pour nous dévoiler la pièce.
Longue, elle est meublée d’une multitude de bureaux parfaitement aménagés, aux consoles digitalisées dernier cri. Plusieurs soldats sont installés, branchés virtuellement à des casques. Tous travaillent dans un silence religieux, où seul le ronflement tranquille des machines vient rythmer la vie de cet espace de travail. C’en est presque apaisant.
— Nakamura-san !
Je sursaute, tant la voix du japonais a grondé avec force. Au milieu de tous ces uniformes verts, une petite tête se redresse et je souris ; la ressemblance avec le père est totalement absente. Akame Nakamura recule sa chaise, ajuste son treillis avant d’approcher de nous, d’un pas leste. Iel redresse son petit nez retroussé, là où nous baissons le nôtre ; iel a la taille moyenne de ses pairs, mais semble très athlétique. Je pince mes lèvres, amusée ; je n’ai aucune difficulté à noter qu’il s’agit d’an Augmentæ – à la différence de Rakhshan qui l’est trop peu et doit le préciser à l’oral. De nombreux circuits imprimés parcourent discrètement la peau de ses avant-bras nus. C’est l’expression d’Akame qui reste très frappante.
Nakamura ne sourit pas ; ses yeux noirs, surmontés de sourcils fins et presque cachés par sa frange régulièrement, nous fixent sans ciller. Iel respire la force tranquille, mais destructrice, propre aux Sentinelles qu'iel pourrait intégrer sans aucun souci. Il serait, d’ailleurs, très intéressant de connaître la nature réelle des implants de læ militaire. Et quand Akame s’incline en face d’Eireann, un sourire discret vient se plaquer sur ses lèvres, et ses iris pétillent brièvement d’une vive lueur d’intérêt. Toujours inclinæ, iel dévoile ainsi involontairement l’unique fantaisie qu’iel a dû se permettre : une boucle d’oreille dorée sur son lobe droit qui représente une fine branche de fleurs de cerisier. Incrusté de pierres rose pâle, le bijou remonte le long de son cartilage. Peu réglementaire, mais il semblerait que personne ne lui ait jamais fait part de quoi que ce soit.
— O’Brian-Shôsa, je suppose ?
Eireann hoche la tête. L’anglais est parfait, l’accent beaucoup moins tranchant que pour ses compatriotes, mais il demeure présent.
— Je vous attendais. Mes affaires sont prêtes. Quand partons-nous ?
La surprise se faufile entre nous trois, et je hausse un sourcil. Le garde, toujours présent, ne se gêne d’ailleurs pas pour se moquer un peu de nous. Avant de partir, il se contente de glisser :
— Nakamura-san est les yeux et les oreilles de notre régiment. Il faudra bien vous faire à l’idée que les informations qui arriveront jusqu’à vous seront d’abord passées entre ses mains.
Le sourire d’Akame ne quitte pas ses lèvres pleines, et je me surprends à l’apprécier. Le potentiel est énorme, terriblement prometteur, et il est étonnant que la Confédération n’ait pas déjà cherché à mettre la main dessus. Ou alors, peut-être que la Confédération a déjà tenté, mais que le père s’y est toujours opposé. Ce qui ne paraîtrait pas très surprenant.
— Si vos affaires sont prêtes, nous partons immédiatement, annonce Eireann. Je vous ferai un topo de la raison de votre présence une fois que nous serons à bord de l’Alecto. Vous aurez à signer des clauses de confidentialité vu que votre séjour parmi nous est temporaire.
Le sourire d’Akame s’élargit. Impossible de déterminer exactement ce qu’il se passe sous sa frange, mais ça ne tarde pas à me mettre mal à l’aise. Ce n’est pas au groupe des Sentinelles ou des Ingé’ de combat qu’appartiendrait Akame. Iel n’a rien de tout ça. C’est an informateurice. Et si j’apprenais qu’iel est un membre à part entière de ce réseau de « courtiers de l’information », je n’en serai même pas surprise. Sauf que moi, ces gens-là, je les crains. Car, ils sont ô combien plus dangereux que n’importe qui. Cette dangerosité transpire dans le calme du sourire d’Akame, dans la politesse un poil exagérée dont iel pourrait faire preuve. Je déglutis, péniblement. Je m’attends à tout, désormais.
— Avec tout le respect que je vous dois, Shôsa, je n'accepte de vous accompagner que si mon intégration au sein de la Confédération Terrienne est définitive. Dans le cas contraire, j’ai le regret de vous informer que je refuserai de vous suivre.
Je me retiens de claquer de la langue, Eireann ne se gêne pas. Rakhshan, de son côté, soupire. La taille d'Akame a beau être plus petite que nous trois réunis, læ militaire arrive néanmoins à imposer une prestance qui nous cloue le bec. Iel rejette d’un mouvement ses deux nattes derrière ses épaules, et rive son regard sur Eireann. Pour le coup, je suis bien contente de ne pas être l’objet de son attention.
— Nakamura-san, intervient Rezvani après un court instant de silence, vous vous doutez bien que la commandante ne dispose pas des pouvoirs nécessaires pour répondre à votre demande.
— Alors, vous aurez à vous passer de ma présence.
Difficile de ne pas capter le regard aussi désespéré qu’agacé d’Eireann. La pauvre n’a jamais réellement eu affaire à des éléments compliqués, et le seul qui lui casse réellement les pieds, c'est Cooper. Mais, Cooper reste un homme, et un imbécile. Akame, c’est une autre paire de manches. Je m’avance, avec prudence :
— Nous pourrions, pour une fois, faire l’impasse sur la procédure.
— Si je fais ça, rétorque Eireann, je vais me prendre l’amirauté au coin du nez. Et j’n’ai pas envie de me manger, encore une fois, les amiraux.
Du coin de l’œil, j’observe toujours Akame et ne parviens pas à savoir s’iel s’amuse ou non de la situation. Pour autant, celle-ci n’est pas aussi inextricable qu’elle en a l’air. Eireann se frotte le visage, et un éclat de défi pointe dans les yeux noirs de notre interlocuteurice. Akame se sait indispensable pour cette mission. Son père a certainement dû læ briefer… Ou iel a eu accès à nos données. Cette pensée me fait froid dans le dos. D’autant que ça ne m’étonnerait pas non plus. Peut-être qu’Akame savait déjà avant que nous venions, que son père nous l’avait conseillæ, parce que ça lui semblait évident ? Je secoue la tête, persuadée que la réponse à ces questions, il n’y avait que Akame qui les possède. Les minutes passent, Eireann réfléchit, et je m’impatiente.
— Au pire, je ferai office de bouclier, commandante. Ça vous offre l’opportunité d’avoir une solution toute trouvée à votre problème !
— Très malin, Mikhaïlovna, vraiment ! Je ne sais pas ce que je ferai sans vous.
Je ne repère pas l’ironie.
— Pas grand-chose, je vous l’accorde.
Interdite un long moment, Eireann réagit, soupire et se frotte le visage, dans un geste plus las, plus lent. La tête penchée sur le côté, Akame se redresse un peu.
— Mon père nous a donné votre nom, et j’imagine que vous avez des compétences hors norme. D’autant que je ne peux me passer d’aucun collaborateur, maintenant. Alors, j’vais passer outre mes droits et céder à votre petit caprice.
Un sourire étire le coin de mes lèvres. Caprice, peut-être, mais la possible catastrophe à laquelle nous devons faire face ne nous permet pas de faire les ronds de jambe habituels qu’on exige de nous. Pour une fois, la procédure doit être un peu massacrée pour obtenir ce qu’on veut, et cela n’a pas l’air de plaire à ma supérieure. Ou alors est-ce parce qu’elle ressent le besoin de ne pas faire de vagues ?
— Je vais envoyer un message à l’enseigne Durocher pour qu’il prépare des uniformes pour notre nouvelle recrue, intervient Rakhshan. Quel grade lui est attribué ?
— Enseigne, précise Eireann. Il me semble que vous êtes…
— Mon grade importe peu, avoue laconiquement Akame. Je peux tout à fait être en bas de l’échelle hiérarchique. Je vais chercher mes affaires, je vous rejoins au Poste d’Accueil et de Filtrage.
Akame s’incline de nouveau devant nous, et disparaît sûrement en direction de son dortoir. Eireann pianote déjà sur son ICP, le nez baissé, et j’imagine fort bien qu’elle prévient les amiraux de sa décision prise par-dessus la jambe. En réalité, peu importe les sanctions… La menace que Panoptès fait peser sur les colonies humaines est trop grave. Et nous sommes, malheureusement, le seul rempart contre cette organisation. Nous sommes les seuls qui pouvons encore tenter d’empêcher le venin de la haine de s’immiscer dans les veines de nos compatriotes augmentés. Tant que nous pouvons encore tenir tête à l’organisation, les discriminations que subissent les Naturels s’en tiennent à ça : des discriminations. Nous quittons l’enceinte du régiment, pour attendre Akame au PAF.
Et Eireann demeure songeuse. Des ridules viennent marquer son visage, et je pose une main sur son épaule. Les mots ne sont pas toujours efficaces, surtout que je ne sais pas réellement ce qui l’inquiète.
— À votre place, j’aurais fait la même chose, affirme Rakhshan d’une voix grave.
— Moi de même. Et nous ferons front face à l’amirauté si elle vient vous chercher des crosses !
Akame finit par nous rejoindre et nous retrouvons le confort de la navette privée qui nous ramènera jusqu’au quai d’embarquement. Malheureusement, s’il est à peine quinze heures, les circulations aériennes et terrestres sont saturées. L’embouteillage monstre nous empêche d’avancer plus. Eireann remue du pied, les bras croisés, la mine fermée. Rakhshan essaie de lui parler, mais fait face à un mur. La jeune commandante finit par secouer la tête.
— On sort ! On finira le trajet à pied !
Et on a à peine posé le pied dehors qu’Akame, au regard très fier, se transforme en guide touristique, pour nous présenter le quartier Minato, que nous aurions presque le temps de visiter si nous n’étions pas en mission. Cela étant, alors que je regarde autour de moi, la quasi-absence de circuits imprimés sur les visages, les mains ou même les puces mémorielles aux tempes m’interpelle :
— Nakamura-san… Est-ce normal qu’il n’y ait quasiment pas d’Augmentés dans ce quartier ?
— Hai ! Minato est un quartier résidentiel réservé aux Naturels les plus… fervents, je dirais. La grande majorité d’entre eux sont catholiques, du coup, on fait un peu tache dans le décor.
Sans qu’il n’y ait eu de signe avant-coureur, une discussion sur nos implants se lance. Si je m’inquiète de mettre Eireann de côté, celle-ci garde la tête haute et ouvre toujours la marche. C’est quand nous finissons par la dépasser que je réalise que quelque chose ne va pas ; son visage est blême, ses doigts se portent à son oreille alors que ses traits finissent par se tordre de douleurs. Inquiète quant à ce mauvais état soudain, je rebrousse chemin pour me poster à ses côtés :
— Commandante ? Que se passe-t-il ?
Je fronce des sourcils, mon instinct hurle : C’est comme sur Arès ! Sauf qu’elle réagit encore plus violemment. Un gémissement plaintif s’échappe de sa gorge et je ne cherche pas à comprendre : j’active son armure, puis la mienne, avant de hurler :
— À couvert !
Et la déflagration emporte tout sur son passage.
Cette fin ????
Okay donc j'adore Akame, iel est beaucoup trop cool, je l'aime trop trop trop !!
Ça fait du bien de se replonger dans EA un peu, et surtout avec ce chapitre, une présentation super stylée de l'armée japonaise et d'Akame !!
Et puis c'est surtout la fin omg
Je cours lire la suite !!
(J'adoooore!!)