Anna

** Chapitre 2 : Anna - 1942 **  

 

Les rues de Bruxelles avaient perdu leur éclat. Avant la guerre, elles vibraient d’une énergie familière, un mélange de conversations animées, de klaxons lointains et du parfum du pain chaud s’échappant des boulangeries. Aujourd’hui, tout semblait étouffé.

 

Anna avançait d’un pas rapide, le col de son manteau relevé contre le vent froid. Ses bottines résonnaient sur les pavés mouillés, brisant le silence pesant qui régnait à cette heure de l’après-midi. La guerre avait imposé un nouveau rythme à la ville. Moins de passants, des visages fermés, des regards méfiants. Tout le monde semblait pressé d’atteindre sa destination sans s’attarder, comme si trop traîner dehors était un crime. 

 

Elle jeta un coup d’œil aux affiches placardées sur les murs. Propagande allemande. Visages de résistants recherchés. Nouveaux décrets interdisant ceci ou cela. À force, elle ne les regardait même plus, mais aujourd’hui, elle s’arrêta un instant devant l’une d’elles. Une boutique de vêtements, que tenait autrefois une famille juive, avait été saisie. Les vitrines étaient vides, et un panneau annonçait une "réouverture prochaine sous nouvelle direction". Son estomac se serra.  

 

*Nim dit que tout va bien,* pensa-t-elle. *Mais elle ment.*  

 

Elle le voyait, à la manière dont son amie changeait de sujet dans ses lettres. Elle ne l'a voyait d'ailleurs même plus. Anna n’avait rien dit. Pas encore. Mais elle savait que quelque chose d’horrible était en train de se jouer.  

 

Un homme croisa son chemin et ralentit légèrement en passant à sa hauteur.  

 

— Le café Sainte-Catherine. Quatorze heures.

 

Puis il continua sans attendre de réponse. Anna resta figée un instant. Ce genre de message n’arrivait pas par hasard. Elle aurait pu ne pas y aller. Mais elle savait déjà qu’elle irait.  

 

---

 

Le café Sainte-Catherine était un endroit discret, légèrement à l’écart de la place. Anna le connaissait bien. Avant la guerre, elle y venait parfois avec ses amies pour partager un chocolat chaud. Maintenant, l’ambiance y était différente. Plus tendue. Il y avait toujours du monde, mais les conversations se faisaient plus feutrées.  

 

Elle entra, fit mine de chercher quelqu’un du regard, puis repéra un jeune homme assis contre le mur du fond. Il la regardait déjà. Lorsqu’elle s’approcha, il se leva légèrement et lui désigna une chaise en face de lui. 

 

— Anna ?

 

Elle hocha la tête et s’assit, retirant lentement ses gants.  

 

— Paul, se présenta-t-il à son tour. Il avait un air sérieux, un regard perçant.  

 

Un serveur passa près d’eux, et ils commandèrent rapidement. Puis Paul se pencha légèrement en avant, baissant la voix.  

 

— J’ai entendu dire que tu es quelqu’un qui réfléchit.

 

Anna croisa les bras.  

 

— C’est une manière détournée de me dire que j’écoute aux portes ?

 

Il sourit légèrement.  

 

— Non. Plutôt que tu observes. Que tu ne gobes pas tout ce qu’on te raconte.

 

Elle ne répondit pas immédiatement. Il n’avait pas tort. Depuis le début de l’occupation, elle avait pris l’habitude de voir au-delà des apparences. Trop de choses semblaient fausses, arrangées, couvertes de silence.  

 

— Et alors ? finit-elle par dire.  

 

Paul jeta un regard autour d’eux, puis reprit d’un ton plus grave.  

 

— On vit une époque où voir ne suffit plus. Il faut choisir.

 

Un frisson remonta le long de la colonne vertébrale d’Anna. Elle s’y attendait, d’une certaine façon.  

 

— Et tu veux que je choisisse quoi, exactement ?

 

— Je ne suis pas là pour te dire quoi faire. Juste pour que tu comprennes que la guerre ne se résume pas aux soldats et aux armes. Il y a ceux qui subissent et ceux qui agissent.

 

Anna sentit son cœur battre plus vite. Ce n’était pas une simple discussion. Ce n’était pas une rumeur attrapée au vol dans une file d’attente. C’était un appel, déguisé en conversation ordinaire.  

 

Elle s’adossa à sa chaise, le regard fixé sur la table.  

 

— Pourquoi moi ? Demanda-t-elle finalement.  

 

Paul esquissa un sourire.  

 

— Parce que tu es déjà en train de te poser la question.

 

---

 

Sur le chemin du retour, Anna ne sentait plus le froid. Ses pensées tournaient en boucle.  

 

Elle s’était toujours considérée comme une spectatrice lucide. Elle voyait la guerre avec plus de clarté que beaucoup de gens autour d’elle, mais elle restait en retrait, observant, analysant.  

 

Et si cela ne suffisait pas ?  

 

Elle repensa aux boutiques vides, aux regards fuyants. À Nim qui prétendait que tout allait bien alors qu’elle disparaissait peu à peu sous le poids de l’angoisse.  

 

Paul avait raison sur une chose : voir ne changeait rien.  

 

Quand elle rentra chez elle, elle trouva un moment pour écrire.  

 

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### **Lettre à Bouton d’or**  

 

*Bouton d’or,*  

 

*Il y a des choses dont on ne parle pas à voix haute. Peut-être parce qu’on a peur, ou peut-être parce que les dire les rend trop réelles.*  

 

*Aujourd’hui, quelqu’un m’a demandé si je voyais la guerre telle qu’elle est. J’ai répondu oui. Mais voir ne suffit pas. C’est facile de regarder et de se dire que c’est horrible, que ce n’est pas juste. Mais si tout le monde se contente de regarder, alors rien ne changera.*  

 

*Je ne sais pas

encore ce que je vais faire. Mais je crois que je n’ai plus envie d’attendre.*  

*Anna.*  

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