1.
La salle s’assombrit. Le rideau se lève. Les comédiens entrent. Immédiatement, leurs regards se croisent. Les yeux bleus d’Antigone viennent se ficher droit dans les siens. Ils vibrent d’une intensité telle qu’il sent un frisson dégringoler de sa nuque jusqu’à ses reins. Lucas arrive à peine à prêter attention au reste de la pièce tant elle est lumineuse. Les courtes mèches noires s’agitant sur son visage calment temporairement le charme, sans vraiment parvenir à le rompre totalement. Complètement hypnotisé par sa voix, claire, droite et un brin rocailleuse, il oublie de se concentrer sur le texte, la mise en scène, les décors.
Demain, Lucas aura une note catastrophique à son compte rendu. Mais peu importe, car Antigone a un prénom. Antigone s’appelle Annie.
5.
Dans le public, chaque soir de représentation depuis presque deux ans, luisent deux orbes aux reflets dorés. Le regard figé sur le moineau noir, suspendu à ses lèvres. Récitant chaque ligne en silence, Lucas sourit. Les yeux d’Antigone viennent de se poser sur lui.
7.
– Voilà comment ça va se passer.
Lucas écoute presque, son attention est focalisée sur l’écran de son pc. Il ne peut, non il ne DOIT pas perdre cette game, c’est inacceptable. Annie le regarde. Elle ne tient pas en place, semble danser dans le salon au rythme de ses mots.
– Ce soir, tout sera terminé. Après cette représentation, tu ne me reverras plus. Tu comprends ? »Elle prononce à peine la fin de sa phrase. Lucas a arrêté de jouer. Il la fixe, elle, intensément. Peut-être pour la première fois depuis six longues années.
– Pendant la pièce, tu seras assis à la même place que d’habitude, captivé. Sauf que ce sera pour la dernière fois. Avant que le rideau ne se lève, tu m’embrasseras pour me souhaiter bonne chance, puis tu partiras. Une objection ?
Lucas garde le silence quelques secondes, le front enfoncé dans ses mains. Il lève finalement la tête et à mis-mot, il demande.
– Pourquoi ?
2.
Il est minuit cinq. Une rose pourpre à la main, il attend à l’entrée des artistes. Dans sa nervosité, il a retiré toutes les épines. Sa lèvre tressaute sous le stress. C’est la première fois qu’il prend une telle initiative, les doutes fusent sous sa tignasse emmêlée. N’est-ce pas un peu ridicule ? Un peu glauque ? Un peu trop ? Il peut encore partir, vite, fuir discrètement avant qu’elle n’arrive.
– Hé ! Tu es le garçon de la dernière fois ! » La porte s’est ouverte dans un fracas monumental.
Lucas se tend immédiatement en reconnaissant la voix. Celle qui le hante toutes les nuits, qui s’accapare toutes ses pensées depuis une semaine. Celle pour qui il est là ce soir, une rose pourpre à la main.
3.
C’est un beau roman, c’est une belle histoire, c’est une superbe amitié née à minuit.
Avachie sur son canapé, Annie est plongée dans les aventures de Quasimodo. Vêtue d’un simple short, le reste de son corps noyé dans un plaid duveteux, elle mordille les branches de ses lunettes.
La sonnette retentit brusquement. Anticipant l’arrivée prochaine du gêneur en titre, Annie soupire bruyamment. Emmitouflée dans la couverture, elle titube jusqu’à la porte d’entrée. Nez à nez avec l’ignoble sourire narquois de Lucas, elle souffle, acerbe.
– Je te hais.
– Je sais. Répond-il avec un clin d’œil.
– Je crois que je préférais quand tu étais trop timide pour prononcer mon nom sans t’étouffer.
– Tu en rêves, hein ?
– De te voir t’étouffer ? Si tu savais à quel point. Les yeux au ciel, elle se laisse tomber sur le sofa. Se glissant à sa suite, étalé sur le rebord d’un fauteuil, Lucas lui lance une œillade faussement lascive.
– Non, idiote, de m’entendre..Prononcer ton nom.
Blasée, Annie le dévisage quelques instants.
– Pitié, étouffe-toi ou je le fais. C’est inhumain de répandre autant de malaise sans en être affecté.
– C’est là le propre des maîtres, ma chère. Mais trêve de mots doux, je suis venu t’emprunter L’été.
– Camus ?
– Évidemment.
Le livre en poche, il la salue d’une bise maladroite avant de disparaître aussi vite qu’il est apparu. De nouveau seule, Annie prend une grande inspiration, rassemble ses esprits, cherche son calme. Histoire se remettre de l’intrusion. Elle préférait vraiment quand il était timide et silencieux. Inoffensif. Chacune de leurs entrevues se transforme en joute verbale, et si la complicité ne la dérange pas, la compétitivité est autrement plus fatigante. Le seul terrain sur lequel il la laisse en paix est le théâtre. Parfois, ils s’assoient dans un coin quelconque — souvent poussiéreux à souhait — , oublient le monde pour quelques heures et se donnent la réplique. Il est affreusement mauvais, presque embarrassant. Ça ne la dérange pas, car pour deux ou trois actes, ils sont seuls.
4.
Sur scène, tout est différent. L’espace de quelques répliques, il n’y a plus rien. Antigone fait face à son destin, fière et résignée.
Antigone est reine, alors qu’Annie n’est qu’une ombre. Quand elle est d’humeur lyrique, elle aime à penser qu’elle se fond, disparaît dans sa propre nuit. Mais Annie n’est pas une poète. Elle n’est pas éloquente, ni particulièrement futée ou vivante.
Antigone, en revanche, est pertinente. Animée d’une fougue macabre certes, mais brillante.
Alors que le rideau se lève, Annie s’efface, se ratatine dans un grain de conscience. Debout, pieds nus devant la sombre assemblée, elle ouvre les yeux.
6.
– J’ai l’impression qu’on s’est éloignés.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? Rien n’a changé de mon point de vue.
– Je le sens, c’est tout.
– C’est qu’une impression.
– C’est ce que je dis.
Il ne répond pas immédiatement. Pensifs, ses iris dorés vagabondent d’un détail à un autre.
– Peut-être qu’on s’est éloignés.
– Est-ce qu’on est amis ?
– Annie, c’est quoi ton problème aujourd’hui ?
– Tais-toi, réponds juste à la question.
– Il me semble, oui.
– Tu as hésité.
– Oui.
– Je ne veux plus être amie avec toi.
Les yeux d’Annie fuient les siens. Elle le croit si bête que ça ?
– Et pourquoi ?
– Tu comprends pas ? Vraiment ? Toi ? Tu comprends pas qu’on peut pas être amis ? Tu comprends pas que nous deux, il y aura forcément quelque chose à un moment où un autre ? Ne nie pas, tu l’as remarqué, ne me fais pas cet affront, Lucas. Je ne peux pas me permettre d’être « amie » avec toi, pas maintenant. Si je continue comme ça je vais forcément tomber amoureuse de toi, et c’est bien la dernière chose que je veux alors que j’excelle dans ma carrière et mes études. Je ne peux plus continuer, non je ne veux plus continuer à t’aimer dans mon coin. C’est pour toi que je fais ça. Je t’avouerais mes sentiments, comme une collégienne éplorée. Tu serais très embarrassé, tu me dirais « non » tout doucement, tu proposerais de rester amis, avant de disparaître dans la nature. Ce serait ridicule, et je ne suis pas assez misérable pour accepter une telle humiliation.
Comme si la teneur de ses propres mots venait de la frapper, Annie se lève, prête à abandonner son exemplaire de Salomé dans l’herbe fraîche du début de soirée.
– Reste.
L’ordre est clair, à l’instar de l’esprit de son donneur. Ses doigts se sont refermés sur le poignet fin d’Annie. La prise est ferme. Son regard décidé. Sans un mot, il l’attire vers elle, encercle son visage dans ses mains. Les orbes dorés rencontrent les iris bleus. Lucas l’embrasse.
Au fond de lui subsiste la maigre satisfaction d’avoir fait céder Antigone.
8.
La foule.
Un regard partagé. Retrouvé.
Tourbillon d’émotions qui resurgissent comme autant d’ombres.
Regrets, l’espace d’un instant, de deux inconnus.
Plusieurs lectures m'ont été nécessaires afin d'apprécier les subtilités que tu laisses presque négligemment tout au long de ton histoire. Et j'aime qu'un texte soit meilleur à la relecture : c'est rare et difficile à produire !
S'il y a des critiques constructives que je peux faire, elles concernent simplement quelques oublis au niveau de la ponctuation, et peut-être un léger manque de développement des personnages (Mais c'est une des difficultés du format court).
Je n'ai pas compris pourquoi tu avais mis des numéros mais cela donne une sorte d'impression de flashs, tu nous donnes morceau par morceau pour reconstituer le puzzle de l'histoire.
C'est très bien écrit et on s'identifie bien aux personnages.
Merci pour cette belle lecture ;)
Fy