Antigone n’était pas belle. Lorsqu’ils la dévisageaient, les gens s’en offusquaient, la comparant systématiquement à sa superbe sœur Ismène. Elle, on la croyait stupide or, cela n’avait pas d’importance. Au moins, elle serait bonne à marier.
Antigone resterait seule, avec ses rêves et ses chimères. Elle imaginait bien cette vie singulière, pleine d’amour envers sa sœur, dont la candeur l’amusait. Ismène était plus âgée qu’elle mais elle avait gardé son âme d’enfant, ce qui lui valait quelques quolibets ; Antigone la regardait avec tendresse. Elle pourrait la protéger à loisir de son futur époux s’il se montrait incorrect, ou bien de sa propre naïveté.
Nul, en réalité, ne connaissait vraiment les filles d’Oedipe, ce roi qui s’était crevé les yeux pour ne pas voir l’atroce vérité, qui lui avait été insupportable. Son beau-frère, Créon, avait alors pris sa place sur le trône. Quant aux frères Etéocle et Polynice, on attendait encore leur retour. C’était comme si un voile sombre les couvrait de mystère. Jamais on n’aurait pu pénétrer dans leur profonde intimité.
*
Le soir des noces d’Ismène, dont Antigone n’avait guère retenu le nom du prétendant, la jeune femme n’assista pas à la fête. Il lui fallait se retirer de cette foule étouffante afin de se réfugier dans la solitude. Elle était vitale pour Antigone, lui permettait de réfléchir et de confier ses craintes et des désirs aux dieux.
Elle retira ses sandales, les posa sur un rocher, détacha ses longs cheveux bruns, puis s’aventura dans la mer Égée, qui toujours l’apaisait. Ismène, de manière inévitable, allait s’éloigner d’elle, l’ingrate, sans un regard ; non, elle avait bien le droit d’être heureuse.
Elle devait y songer elle aussi, Antigone la tempête, mais elle rejetait quiconque osait l’approcher.
Tandis qu’elle méditait, elle sentit deux mains glacées lui serrer doucement les épaules. Elle poussa un petit cri de surprise, avant de se retourner. Dans la pénombre de la nuit qui commençait déjà à tomber, elle peina à le reconnaître.
« Hémon.
- Viens, il se passe quelque chose de grave. »
Il était aussi beau qu’elle était laide, aussi tendre qu’elle pouvait se montrer brutale. Hémon, son ami d’enfance, sans fiancé.e – ce qui était étonnant - .
Sans davantage d’explications, il lui prit le poignet, et tous deux traversèrent les ténèbres, courant à perdre haleine. Le vent se levait, ce qui, pour Antigone, était de mauvais augure. Le ciel se couvrait de fer, l’atmosphère de lourdeur. Bientôt, des éclairs et du sang les déchireraient.
Hémon s’arrêta enfin et s’écroula devant deux corps informes, torturés, à la chair trop déchiquetée pour qu’on pût les identifier. Mais Antigone reconnaissait toujours les siens.
« On les pensait disparus, alors que depuis tout ce temps ils gisaient là ! Hémon, Hémon... c’est horrible ! »
Elle s’effondra à son tour, dans les bras du jeune homme.
« Etéocle, Polynice, mes frères ! Ma famille, mon sang ! »
Elle enfouit son visage dans le cou d’Hémon qui, la mine fermée, se refusant de verser une seule larme, glissait ses doigts sur la chevelure emmêlée de celle qu’il ne pouvait consoler.
« Ne dis rien à Ismène pour le moment, murmura-t-elle. Cela l’anéantirait, laissons-la vivre son bonheur, au moins pendant un moment. Hémon... qui pouvait leur en vouloir à ce point ? »
L’intéressé ne répondit pas.
« Tu le sais n’est-ce pas ? »
Il baissa la tête.
« Si tu ne veux rien me dire, aide-moi à les enterrer.
- C’est Créon, avoua-t-il enfin, mon vieux père. Il a promis le trône à celui qui gagnerait. Et ils se sont entre-tués, assoiffés de pouvoir. Créon a voulu les éliminer sans se salir les mains. Dis-moi, qui est le plus cruel ? Ça n’a pas d’importance. Pas de sépulture pour ces chers frères, Antigone. Il en a été décidé ainsi.
- Et leur voler toute dignité, les empêcher de pénétrer dans l’au-delà, ne plus les respecter, condamner leurs âmes à errer, agonisantes ?! Jamais, Hémon, jamais ! Donc soit tu m’aides, soit tu t’en vas !
- Antigone, je ne peux pas, sinon,...
- Alors va-t’en !
- Mais c’est toi qui...
- Peu importe ! »
Un long moment, Hémon parut réfléchir, hésiter, puis s’en alla. Antigone comprit qu’elle ne pourrait désormais compter que sur elle-même. L’orage finit par éclater. Une pluie boueuse la souilla jusqu’à la moelle.
*
Dès l’aube, on avertit le roi que les deux frères avaient été ensevelis. On chercha le coupable, qui se livra lui-même, les mains encore sales, la robe déchirée, les cheveux poussiéreux, couverts de terre.
« Toi, Antigone ? s’étonna, quoique à moitié, son oncle lorsqu’elle apparut devant lui, le teint pâle, les yeux cernés.
- Oui. Quel sort me réserves-tu à présent ?
- Je ne puis te tuer.
- Et pourquoi pas ? Ta loi injuste, je l’ai enfreinte. Je mérite la mort. »
Créon appela ses gardes .
« Tu croupiras en prison jusqu’à ce que je trouve une solution.
- C’est simple pourtant. »
Les gardes l’emmenèrent ; elle n’opposa aucune résistance.
*
La nuit venue, ou bien tôt le matin, une silhouette masculine svelte et élancée s’approcha de la cellule. La prisonnière se recroquevilla sur elle-même. Il l’avait trahie ; jamais plus elle n’aurait souhaité le revoir.
« J’ai parlé avec Créon. »
Elle garda le silence.
« Antigone ? Est-ce que tu m’écoutes ? »
Elle grogna.
« Si tu acceptes de devenir mon épouse, il te laisse la vie sauve. Réfléchis-y, je reviendrai te voir demain à la même heure.
- Et Ismène ? demanda-t-elle enfin, n’y tenant plus. »
C’était la seule qui comptait, sa sœur, si belle, si fragile ; sa protégée à tout jamais.
« Qu’est-ce qu’il y a ?
- As -tu des nouvelles ? »
Elle serrait les barreaux entre ses mains tremblantes de peur, soutenant le regard d’Hémon. Il fuit le sien.
« Elle... elle s’est ouvert les veines quand elle a su pour Polynice et Etéocle, et pour toi. Elle a préféré mourir avant de perdre un autre membre de sa famille, le plus cher peut-être...
- Tu lui as dit... ?
- Elle l’aurait su d’une manière ou d’une autre. Les nouvelles vont vite. Elle obtiendra une sépulture digne de ce nom, n’aie crainte. »
Antigone fixait le visage d’Hémon, si près du sien qu’elle en humait l’odeur, néanmoins déformé par ses yeux embués de larmes. Sa chère Ismène, on la lui avait enlevé !
« Pourquoi Hémon, pourquoi ? chuchota-t-elle pour elle-même.
- Que dis-tu ? »
Il effleurait ses doigts. Un frisson de dégoût la parcourut.
« Crois-tu que tu mérites mon amour ? Que je porte tes enfants ?
- C’est toi qui vois, si tu veux la vie sauve. »
Elle mit un coup de pied dans les barreaux tandis qu’il s’éloignait d’un pas nonchalant.
Sa décision était prise. Ses entrailles demeureraient vides, ses amours stériles, à croire qu’Aphrodite, depuis le début, l’avait abandonnée, la condamnant à tout perdre.
Toutefois, au-delà de cela, elle avait le choix ; une indépendance, une liberté d’esprit, de penser, que nul ne saurait lui ravir.
Elle ne dormit pas jusqu’au retour d’Hémon.
« Veux-tu m’épouser maintenant ?
- Non Hémon. Ni aujourd’hui, ni jamais.
- Bien. »
Il ouvrit la cellule et la guida jusque dans une salle du palais aux murs nus et sobres qui, en cet instant tragique, lui ressemblaient. Toute une assemblée, sadique et malsaine, se trouvait là. Antigone la balaya des yeux. Hémon, dans un coin reculé, serrait les poings. Enfant gâté qui n’avait pu obtenir ce qu’il désirait le plus, depuis toujours. Personne n’aurait Antigone, trop fière, pas assez dupe. Mais, en cet instant, elle fut la plus belle de toutes les femmes.
Et, alors qu’elle s’agenouillait, redoutant malgré tout le coup de grâce, elle croisa avec effroi le regard larmoyant de celle qu’elle aurait voulu forte et heureuse.
« Ismène ?! »
Superbe écriture! Je reconnais ne plus me souvenir exactement de l'histoire originelle (les cours de collège sont un peu loin!) mais celle-ci m'a beaucoup plus. J'ai trouvé que le rythme était bien dosé, les dialogues pertinents, globalement l'écriture est riche et soignée, le langage agréable et adapté.
Très réussi!!
j'ai tellement bien ressenti la candeur et l'innocence de notre petite Antigone qui est toute choupinou. j'aime beaucoup la manière dont tu l'as décrit. Petite, fragile, et elle-même ne se considère pas comme belle. La manière dont elle se compare à Ismène me brise le coeur. Je crois qu'une part de moi s'est reconnu en elle au fond.
Je ne sais pas pourquoi mais le fait qu'Antigone ne se batte pas mais qu'elle tente juste de recouvrir de terre le corps de son frère montre que n'importe qui peut devenir le héros de son histoire. Pas la peine de combattre des monstres comme Hercules ou de gagner une guerre comme Ulysse.
Et Antigone est superbe ! j'aime bien ta plume !!
sinon Hémon m'a semblée dé-tes-table. Il ne ressemble en rien en le Hémon de Jean Anouilh que j'avais adoré XD je me demande pourquoi il est autant froid et un peu manipulateur aussi (alors qu'au début je le trouvais cute avec Antigone)
HAHAHA et cette fin !! Non, Ismène, t'es là ? mon coeur s'est brisé en mille morceaux !!
littéralement
j'adore aussi le fait que tu commences l'histoire par : "Antigone n'était pas belle" mais qu'à la fin, alors qu'elle va bientôt mourir, Antigone devient la plus belle des femmes grâce à son courage et à son caractère. Implicitement, ça montre qu'elle gagne en confiance en elle (enfin ça reste mon interprétation personnelle hihi)
c'était une super lecture! ces derniers temps en plus j'aime bien tout ce qui touche à l'Antiquité alors si tu refais des petites histoires comme ça je reviendrais faire un tour ici ^^
à bientôt !
une cerise confise
J'apprécie également tout ce qui touche à l'Antiquité, et j'ai des poèmes qui en parle ( si tu veux, il y a "Prométhée" et "Le champ des Pleurs".
Merci encore !!
J'apprécie également tout ce qui touche à l'Antiquité, et j'ai des poèmes qui en parle ( si tu veux, il y a "Prométhée" et "Le champ des Pleurs".
Merci encore !!
Je connaissais le mythe d'Antigone que dans les très grandes lignes, je ne l'avais jamais lu. J'avais complètement zappé qu'elle avait un fiancé ! Et puis quel fiancé, je vous jure...
Au début il m'a semblé sympathique, quoiqu'un peu lâche mais ça peut se comprendre qu'il n'ait pas envie de subir les foudres de son père. Mais quand il vient voir Antigone en prison, il n'a plus rien de la personne tendre qu'il avait pu montrer au départ ; je veux dire, entre "c'est toi qui voit" qui est le truc le moins empathique du monde et son pas nonchalant... Son capital sympathie a fondu ! Et il l'enterre en mentant à Antigone. ça m'a fait d'autant plus bizarre, du coup, quand il est écrit qu'il n'avait pas eu la seule chose qu'il aurait vraiment voulue, si j'ai bien compris il s'agit d'Antigone ? Même s'il est pris dans la logique (répugnante pour Antigone) de "épouse-moi pour sauver ta peau", je trouve qu'il ne la défend pas très bien.
Je m'attendais à être un peu plus de son point de vue, d'après le résumé que tu avais écrit, j'ai trouvé que le point de vue finalement restait relativement externe, voire de la perspective d'Antigone.
Je ne sais pas si j'ai passéu n bon moment, ça reste une histoire effroyable ; mais j'ai bien aimé ta plume ;) Pour mieux le formuler : c'était un bon moment, distrayant, mais peu joyeux haha
Plein de bisous !
Merci pour ton retour !!
En tout cas merci aussi pour ma culture G hihi