Apogée

Par Nøc

Une pluie ocre s’écrasait en brisure de fer et martelait le vitrage de ses poings d’acier. La jeune Doru n’apercevait qu’à peine le sol tant les rivières – jets de sang – marchaient hors de leurs sillons et se vaporisaient en âcres brumes de méthane.

— Sale temps pour gratter la roche, n’est-ce pas ? s’enquit Sirius.

L’homme se tenait là. Un bras plaqué aux cellules photosensibles, une main en visière comme s’il pouvait apercevoir ne serait-ce qu’un des trois soleils verdir le lointain.

— Je suis désolée… pour ta gorge, glissa Garance depuis le fond de la salle.

La voix de son compagnon grondait le tonnerre depuis leur dernière expédition. Elle ne l’avait jamais vu s’en plaindre et cette fois-ci ne fit pas exception.

— Nous irons le moment venu. Rassemble les autres, il nous faut du matériel fiable, se reprit-elle.

— On fera avec ce qu’on a, Apogée ne vont pas nous gâter.

— Ce sera suffisant, pressa-t-elle d’une enveloppe cachetée entre ses phalanges.

***

Un léger « poc » gonflait dans l’appartement. La balle couinait à chaque rebond sur les parois. Parfois la jeune fille taisait tout ping-pong, lissait les surfaces de la gomme du sommet de ses doigts. Elle s’arrachait du matelas dans un râle d’agonie. Ses paumes creusées peinaient à saisir ses lunettes. Dans un dernier effort, elle repoussait les épais rideaux sans ouvrir la fenêtre : l’air cramé de la ville lui faisait peu envie. D’ici, même son ciel se tâchait des lourdes tours. Quand ce n’étaient pas les cimes de métal et de néons, elle n’apercevait que la ceinture d’habitations orbiter. Elle renvoyait les rideaux, se laissait mourir sur son matelas et reposait ses lunettes. « poc, poc, poc… ».

***

— Garance, tout est viable, revint l’ingénieur.

— Merci, Sirius.

La pluie ne s’était pas tue pour autant, sur ces planètes elle pouvait s’abattre durant des semaines.

— Vous ne mangez pas ?

Selena les espionnait, repliée dans un angle du vaisseau, là où les LED avaient cramé.

— Si, bien sûr, répondit la commandante.

— Ce midi, c’est légumes !

— Vraiment ? s’exclama Garance.

Ils n’en avaient pas mangé de vrais depuis leur dernière expédition. Malgré une serre productive, ils avaient dû vider les placards de lyophilisés pour faire de la place.

— Vrai de vrai ! renchérit la jeune femme en se jetant dans la cuisine, ses longs cheveux emportés dans son sillage.

La Doru cessa enfin de fixer les averses : l’intérieur n’avait rien d’attrayant. Elle chemina jusqu’à la salle à manger, esquivait les câbles tressés en nattes de nylon et amassés le long de la taule poussiéreuse. Depuis qu’ils ne pouvaient plus assurer l’entretien du vaisseau, ils concentraient leurs efforts sur les cellules photosensibles. Le reste n’en valait plus la peine. Peut-être était-ce ainsi que s’éteignaient les Dorus ?

— Cereus, salua-t-elle le jeune homme d’un signe de la main.

— Commandante.

La table était servie. C’était une longue table, recouverte d’une longue nappe, bien trop longue pour le peu de couverts. Seul le centre était occupé et seule Garance n’avait pas changé de place. La commandante est toujours au centre. Ses trois compagnons occupaient les places de ses adjoints, personne ne s’y opposeraient. La pluie battait contre les flancs de la carcasse. Ils devaient réciter les prières habituelles, mais pour ce dernier périple, ils commencèrent par la dernière ligne :

— « Aux Dorus dont le fer s’est brisé sur l’inconnu », murmura Cereus.

— « Aux Dorus dont le fer s’est brisé sur l’inconnu », murmurèrent-ils d’une seule voix.

Les couverts s’entrechoquaient dans la vaisselle ébréchée. Ils dinèrent comme on dine ce que l’on considère comme le dernier diner : avec l’appétit d’un loup en cage qui ne sait trop si demain aussi la main qui le nourrit traversera les barreaux de sa prison. Personne ne prononça mot. Il fallait se faire son propre deuil. Le dessert n’était que quelques pommes de Terre enfournées avec quelques étrangetés d’Apogée. Quelle importance cela pouvait même bien avoir ? De Terre ou d’Apogée, ils avaient quitté leur plancher pour gratter le crépi ciel du bout des ongles. Non, c’étaient bien des pommes, et d’autres pommes mises au four. Rien de plus ni de moins.

— La pluie s’est tue, trancha Cereus les yeux rivés au plafond.

***

Ils abandonnèrent le vaisseau lorsque le plus petit des trois soleils caressa son épave. Ils pataugèrent dans les plaines – océan de métaux – encore imbibées des pluies acides. Leurs combinaisons crépitaient à chaque pas dans une flaque. Les crêtes rubis des montagnes – incisifs joyaux – tiraient vers les cieux leurs dards de rhodonite. Les trois soleils s’y diffusaient, peignaient l’horizon et ses acides nuages de jade, de sable et de lavande.

— Pourquoi tu voulais qu’on prenne le matos ? risqua l’ingénieur, à l’égard de sa supérieure. Ce n’est pas comme si on rentrerait.

— Faisons comme si.

Il tiqua.

— Personne ici n’a envie de lécher les bottes d’Apogée, Garance, grogna-t-il.

— Veux-tu ignorer ce qui fait ce que nous sommes ? Renonces-tu à toutes ces années passées à faire « comme si » ? Je ne vois pas la différence entre aujourd’hui et les autres fois, Sirius.

Les deux autres Dorus étaient déjà loin, ils connaissaient la réponse. Sirius aussi. Mais peu importe la réponse, il n’avait besoin que d’une question. Les larmes lui montaient aux yeux sans que sa commandante ne puisse les deviner au travers de sa visière.

— Pourquoi pas ?

— Parce que nous sommes ainsi. Des Dorus. Des perruches sous cloche dorée.

— Des Damnés.

Un triste rictus se profila au coin des lèvres de sa commandante. Elle posa sa paume sur son épaule, la visière éclaboussée d’étoiles.

— Souris, le ciel est magnifique.

***

Les pioches ripaient sur la pyrite diaprée. Selena et Cereus s’acharnaient sur le métal où ricochaient les trois soleils sur les arrêtes de la pierre.

— Tu es sûre de vouloir poursuivre ? demanda Sirius.

— Oui.

— Tu connais la nature de ce site ?

— Oui.

— Tu les laisse creuser ?

— Ce sont les ordres. Veille sur eux.

Un éclat atterrit aux pieds de Garance. La femme glissa son fusil sur son dos et recueillit le fragment dans sa paume. Elle le roula entre ses doigts et l’irisa vers l’un des soleils.

— Et toi, ça avance ?

Il tapota l’inox de son installation.

— Tout est prêt, j’attends qu’ils finissent les points d’ancrage, grommela-t-il de sa voix d’outre-tombe.

— Bien, alors prends ma place, lança-t-elle en lui jetant son arme. J’ai besoin d’une pause.

— Et nous ? ricana Cereus, pioche en main.

— C’est vrai ça ! embraya Selena.

— Je suis blessée.

— Ça commence à dater, remarqua la jeune femme.

— C’est toi la médecin.

— Et tu ne m’as toujours pas montrée ta cicatrice depuis !

— Tu veux juste mater, avoue.

Et la Doru tourna le dos sur ces mots d’un geste de la main. Elle jonglait avec son bout de pyrite alors que le feu montait aux joues de Selena. Son casque ne laissait rien transparaître mais tous avaient deviné ce qu’il en était réellement.

La commandante ne partait jamais loin, elle s’écartait le temps de se remettre les idées en place. Le silence de la plaine donnait à ces paysages une dimension presque mystique. Elle y entendait les fumerolles bouillonner aux bords des lacs bleu acides et les astéroïdes trembler. Deux larges anneaux – burinés en déchirures parmi les astres – bordaient la planète. Le sol gronda et la Doru s’effondra contre les roches, sonnée. Le sifflement dans ses tympans la tira de sa léthargie. Son cœur pulsait dans son crâne. Il y résonnait encore les hurlements des entrailles de la planète. Elle se traîna vers ses camarades, revolver de fortune en main, sans même vérifier sa combinaison.

Un trou béant creusait la mine retournée en cratère. Une silhouette se dégageait de la pyrite, le casque morcelé.

— Selena ! s’époumona la commandante.

Ses cheveux – noir charbon – se mêlaient au sang et aux gravats en un visqueux mélange.

— Ga…

Elle ouvrit à peine la bouche que l’air, dense, s’engouffrât dans ses poumons et la moindre de leurs alvéoles. Les yeux rouges, les veines saillantes, la Doru plantait ses propres ongles dans son cou pour bloquer sa trachée. Garance dodelinait la mourante dans ses bras, arracha son gant et lui dégagea le front brisé. L’acide mordit aussitôt sa peau nue. Selena s’abandonnait à une profonde et lourde inspiration. Ses larmes sculptaient sur ses joues des sillons de brulures. Elle s’agrippait aux doigts de sa commandante quand ses spasmes l’y autorisait. Elle y déposa un baiser. Elle fut prise de toux, puis de nausées, avant que le vert de ses pupilles ne fonde.

— Va te faire foutre ! jeta Sirius en plaquant Garance. Tout ça c’est de ta faute ! Pourquoi…

Il attrapa son fusil et le pointa sur sa commandante.

— Pourquoi tu pleures, hypocrite ?

— Idiot ! On est tous…

— Ta gueule ! Tu penses avoir fait le bon choix ? cracha-t-il en tournant le canon vers le cadavre.

— Oui !

Il retourna son arme et lança la crosse dans le bras de la Doru. Garance serra les dents sans siffler le moindre son.

— Il le fallait pour donner un sens à cette putain de mascarade !

Il asséna un autre coup.

— Apogée les a tués, pas moi ! Ils nous ont demandé de miner un sol instable, on l’a fait. L’ordre était de nous tuer, et ça ceux qui nous survivront le sauront !

— Mais on s’en fout ! Dans combien de temps retrouveront-ils seulement nos corps ?

— …

— Selena et Cereus sont morts. Point. Et maintenant ? On va gentiment se laisser agoniser ? Hein ? Dis-moi !

Sa voix déraillait. Chaque mot qu’il prononçait crissait un peu plus sur sa gorge.

— Ils n’auraient pas voulu souffrir pour rien.

— Parce qu’étouffer sous la pyrite c’est quelque chose ?

— Plus que de claquer au milieu de rien, sans n’avoir rien fait.

Leur aventure s’en était allée aussi vite que cela. Leurs camarades les avaient devancés sur leur trajet. Cette planète abritait le dernier ciel sur lequel ils ne poseraient jamais les yeux : des fumées acides sur les crêtes des précieuses montagnes et trois soleils, coincés entre deux anneaux.

Sirius se releva comme hypnotisé. Il reprit son arme. « Désolé » chuchota-t-il en l’envoyant s’écraser sur les os de sa commandante. Une fois, deux fois, trois fois. Ses tibias n’étaient plus que miettes. Sa main tremblait, le revolver au creux de sa paume. Sirius la lui prit. Il glissa son doigt sur la gâchette, enroula l’arme autour de son index et la rendit à Garance, le canon vers sa tête. Le piège se refermait sur elle. Le Doru lui tourna le dos, glissa Selena dans ses bras et s’éclipsa ainsi, le cadavre contre lui.

Garance criait, hurlait, s’arrachait chacune de ses cordes vocales sans qu’aucun son ne sorte. Deux anneaux, trois soleils, quelques fumées acides et les couleurs se turent.

***

« poc, poc, poc » se répétait-elle le regard vide. Une inflexion du poignet catapultait la balle contre chaque mur comme si chaque impact suffisait à les repousser. Un ultime « poc » et son monde s’évapora. Son souffle soulevait son ventre à chaque battement de son cœur, à chaque effondrement de son thorax. Encore et encore, enroulant ses doigts autour de la gomme. Une ombre légèrement arquée vint se poser au coin de sa pièce.

— Putain ! s’écria-t-elle en balançant la balle contre sa fenêtre.

Elle s’effondra sur son lit, son visage entre ses mains, à la recherche d’un ailleurs. Plus l’ombre progressait et plus ses dents s’effritaient dans sa mâchoire.

— Fait chier ! éclata-t-elle en sanglot, se noyant dans ses draps constellés de larmes.

Elle bondit hors du lit prête à rabattre les rideaux quand elle aperçut, accrochée au sommet d’un des gratte-ciels, l’affiche d’un équipage de Dorus. Leurs casques dans les bras, la fierté dans la posture et une étincelle de vie au plus profond de leur pupille. Elle restait là, béate devant la beauté de ce monde suspendu au-dessus de sa ville, ses néons et son béton lissé. Mieux encore, c’était un monde au-dessus de la ceinture d’habitations, là où le ciel est léger.

Elle attrapa quelques habits qui traînaient par-là et enjamba le pas de la porte.

— Désolé m’man, lâcha-t-elle en passant devant l’urne et son enveloppe, accrochant un dernier regard sur le cachet de la lettre.

Elle essuya ses larmes, ce soir elle se libérerait. Ce soir, elle rejoindrait les Dorus.

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