Putain, c’est quoi ce bordel ? J’ai l’estomac qui me chatouille, comme si j’avais des papillons dans le ventre.
Nan… si ?
Je jette un œil discret au collègue avec lequel je suis en train de vaguement discuter et qui me raconte comment il a mis une main aux fesses à sa femme pendant qu’ils faisaient les courses. Elle lui en avait retourné une.
— Non, mais t’imagines ? C’est ma femme ! Et elle me fout une baffe sous prétexte que je lui tâte un peu le derrière ? Mais j’ai le droit !
Ouais. Définitivement pas ça. Ok, si c’était pas un bon vieux crush à la noix, qu’est-ce qu’ils pouvaient vouloir dire, ces papillons ?
— Ce n’est pas parce que c’est ta femme que t’as le droit d’être un connard.
Il me regarde, bouche bée. Oups. J’ai oublié de filtrer avant de parler. Mais faut voir l’énergumène. Moi aussi je lui en retournerais bien une. Elle a du mérite, sa femme, de le supporter.
— Ah ouais, je vois. Toi aussi t’as tourné fémini-nazisme ou j’sais pas quoi. J’me disais bien que t’étais bizarre ces derniers temps.
Pas vraiment. C’est juste qu’avant, sous mon crâne, ça mijotait, mais sans bouillir, et sans ces saloperies de papillons dans le ventre qui me chatouillent jusqu’à la cervelle. Alors, me tartiner la pire cloche de cette boîte, là, tout de suite maintenant, c’est la goutte de mépris qui fait déborder le chaudron.
— Bon allez, je retourne bosser. Je crois que ça vaut mieux.
— C’est ça, barre-toi. Mal-baisée !
Son rire gras me poursuit dans le couloir et je me sens comme s’il avait déposé de la bave gluante sur mon dos. Je frissonne malgré moi. Beurk. Il est dégueulasse ce gars. Je le déteste. Pourquoi je discute si souvent avec lui à ma pause-café déjà ? Ah, oui. Parce qu’il est toujours à la machine à café, tout simplement. Ce n’est pas un pilier de bar, lui, c’est un contrefort de café, et ça ne vaut pas mieux.
Le gargouillis s’aggrave. C’est plus vraiment des papillons, mais des putains de coléoptères que j’ai l’impression d’avoir dans l’estomac — et pas le genre coccinelle, hein ? Plutôt le genre lucane géant. Gastro peut-être ? En plein été ? Nan… Malbouffe ? Possible. J’ai pourtant l’estomac solide habituellement. Il n’y a qu’à voir tout l’alcool que je suis capable d’ingurgiter quand je sors en boîte.
M’arrêtant au milieu du couloir, je grogne en portant mes mains sur mon ventre, à moitié pliée en deux. Merde, il m’arrive quoi là ? Je ne sais même pas si je dois courir aux chiottes ou appeler les pompiers.
— Julie, ça va ?
Hanane me regarde d’un air inquiet et pose son bras sur le mien. Je recule par réflexe, la vexant très certainement. Mais bon, je n’aime pas qu’on me touche, je n’ai jamais aimé ça. C’est sans doute pour ça que je suis encore célibataire. D’ailleurs, depuis un an - depuis l’enterrement - je ne couche que lorsque je suis grave en manque. Et souvent grave bourrée aussi. Oui, je sais, ce n’est pas terrible.
Mais c’est toujours mieux que de me retrouver coincée avec un mec qui me tapera dessus dès le premier gamin arrivé. Comme maman.
— C’est tes règles ? Tu fais de l’endométriose ?
— Non, ça va passer. T’inquiète. C’est pas ça.
Mes règles, je les ai pas, je prends la pilule en continu pour pas être emmerdée avec. C’est déjà assez lourdingue d’être une femme dans ce milieu de machos, sans que je me galère en plus à pisser le sang tous les mois.
— T’es sûre ? Tu es vraiment pâle. Tu veux que j’appelle quelqu’un ?
Elle me fait chier, elle, avec sa sollicitude. J’ai juste envie d’être tranquille, là. J’ai l’impression d’être en train de crever. Qu’on me laisse mourir en paix, bordel de merde ! Je redresse la tête. Je sens la sueur dégouliner le long de ma joue. Quoi ? C’est pas vrai, j’y crois pas, c’est pas de la sueur, ce sont des larmes ! Pourquoi est-ce que je pleure, moi ?
— J’appelle le SAMU.
— Mais non, arrête tes — ah ! — conneries.
Je m’écroule au sol, sous le regard horrifié d’Hanane. Deux autres personnes sortent de leur bureau pour voir ce qu’il se passe. C’est qui ? Aucune idée, je vois flou, avec toutes ses larmes que je ne peux pas essuyer. Par contre, je reconnais la voix de ce crétin de collègue poseur de main aux fesses. Putain, il n’aurait pas pu rester là-bas à branler sa machine à café lui ?
J’ai l’impression que mon ventre va exploser. À cette pensée, mon esprit se fige, des images d’extraterrestres me déchirant les entrailles passent, puis, à mon grand soulagement, partent. Poussées dehors par une autre pensée, pas beaucoup plus rassurante.
Nan… si ?
Haletant, je cligne des yeux plusieurs fois pour virer ces putain de larmes et regarder mon putain de ventre. Je détache en toute hâte mon pantalon : j’ai l’estomac en train de gonfler comme un sac de pop-corn qu’on aurait oublié dans le micro-ondes. Enfin, pas exactement l’estomac, si mes soupçons s’avèrent justes.
Mais ce n’est pas possible, ça ne peut pas être en train de m’arriver. Ce n’est pas possible, pas à moi !
Putain de- ah !
Je le sens maintenant.
— Ben alors Julie ? Tu m’avais pas dit que t’étais enceinte ?
— T’as l’impression que je le savais ? Connard !
Je crois que la douleur me rend vulgaire. Et j’en ai franchement rien à foutre.
Le SAMU débarque et m’aide à surmonter le plus gros de ma panique. Enfin, à mieux la gérer plutôt.
Tu parles de papillons dans l’estomac.
Je me fais embarquer illico direction l’hôpital. C’est limite, mais on arrive à temps pour que j’accouche sur les étriers (oh joie !). Par contre pour la péridurale, c’est niet. Trop tard. Tas de ploucs. Je sais qu’ils n’y peuvent rien, mais pour l’instant, j’en veux au monde entier et je pense qu’ils sont bien au courant, vu comment je leur chauffe les oreilles pendant l’accouchement.
Au moins, ça ne dure pas. Enceinte puis maman en moins de deux heures ! Qui dit mieux ?
La sage-femme me regarde de travers lorsque j’explose de rire, mais je ne peux pas m’en empêcher. C’est tellement dingue. Moi qui m’étais résignée à ne jamais avoir de gosse parce que j’attire que des mecs aussi branleurs-batteurs que mon géniteur. Vous l’avez dans l’os les gars ! Je vais être maman toute seule et putain, ça le fait !
Ça doit être les hormones ou je ne sais quoi. Je n’arrête pas de rigoler et de pleurer en même temps. Au final, c’est le rire qui l’emporte. Le p’tit bout de chou trognon qui dort dans mes bras y étant certainement pour beaucoup.
Je sais même déjà comment l’appeler, cette « petite » surprise : Aponi, ça veut dire « papillon » en Amérindien. Drôlement pratique internet quand on a besoin de trouver un top prénom en urgence.
En tous les cas, ma petite papillonne, t’inquiète pas, tu as beau être arrivée un peu précipitamment dans ma vie, tu es ma fille et je te protégerai.
Je te le promets sur la tombe de ta grand-mère.
Mais bien sûr, lorsque la guigne nous prend de court, y a toujours des enquiquineurs pour nous tourner autour comme des vautours. Ce qui n'est pas à mal dans certain cas, comme ici. Chiants, mais utile en fin de compte. ^_^
Merci pour ce commentaire ! :)
Et oui, cela arrive. Rien qu'en France, il y a un peu plus de 300 femmes chaque année qui ne réalisent leur déni de grossesse qu'au moment de l'accouchement.