Il pleut, encore et toujours. Mes souliers cirés claquent sur les flaques au rythme de mes pas. Le ciel est gris, le monde est gris. Les immeubles toujours plus hauts, les visages neutres. La joie de vivre ne fait plus partie des coutumes de cette ville depuis bien des années.
J’entre dans le seul bâtiment ayant résisté à la monotonie. L’opéra. Sa porte robuste, ses arcs aux arabesques toujours plus recherchées enjolive la grande place. Aujourd’hui, le vestibule est bondé. Je passe la porte de l’entrée des artistes. L’odeur de poussière, de vieux costumes et de maquillage pénètre dans mes narines et m’apaise. Chaque année la boucle du temps me mène ici, dans ce trou paumé. Chaque année je cherche mais ne trouve que le vent et les murs bétonnés de la cité. J’enfile mon costar et mes chaussures propres. “ Monsieur Halvarez acceptez vous que je vous prépare à monter sur scène ?” Je m'assois sur le siège éclaté par le temps. La jeune femme approche un pinceau plein de poudre de mon visage et le passe délicatement sur mes joues. Elle en profite pour me refaire la barbe, en vain. Ma pilosité faciale indisciplinée ne cesse de rebiquer. Elle finit par laisser tomber et opte pour une moustache à l'aristocratie du XVIII. Je trouve cela de très mauvais goût mais je n’en pipe mots. “ Bien monsieur. La foule est installée. Préparez vous à entrer sur scène.” Je me place devant le rideau rouge avec cette étrange sensation de recommencement. Je respire un grand coup et j’entre sur la scène.
Là, des centaines de collégiens sont assis dans la salle. Leurs visages crispés se tournent vers moi. Ils attendent ; une suite, une réponse aux milliers de questions qu’ils se posent depuis des mois mais avant tout du courage. Du courage pour survivre à cette journée qui va changer leur vie, qui va déterminer leur avenir. Ils ont peur, ils me regardent, tel leur sauveur, leur seul et unique point de rapprochement entre leur vie passée et leur vie future.
Je les regarde avec pitié. S' ils savaient ce qui les attendait. “ hum. Hum” chacun des individus présents dans cette salle est pendu à mes lèvres. Le gel étalé sur ma moustache me gratte. “ Bonjour à tous et à toutes. Je vous souhaite la bienvenue au palladium. Quatorze ans. L’âge où l'on passe doucement de l’enfance à l’adolescence pour enfin accéder au savoir et à la maturité. Aujourd’hui est un grand jour pour vous, votre vie va changer comme l’on passe de l’enfer au paradie, du salé au sucré. Rien à voir Je vais vous expliquer le déroulement de cette après-midi si importante pour vous. Dans quelques instants je vais vous appeler un par un, quand je nommerai votre nom vous irez vous ranger par 2 face à votre examinateur. Celui-ci vous mènera devant votre salle et vous prendra en entretien individuel.” un picotement derrière la nuque me gêne. Je me sens observé. Je cherche dans la foule le responsable de ce mal être Vous aurez l’obligation de répondre honnêtement à toutes nos questions autrement… Enfin mieux vaut ne pas envisager le pire.” je la voie enfin. Elle scrute le moindre centimètre carré de mon corps de ses yeux aux couleurs si différentes. Ses cheveux couleur flocons tombent en cascade sur ses épaules. Elle lis, sur mon visage : mes pensées, mes émotions. Je la regarde et je sais. Ses sourcils se froncent, elle a compris. Elle a compris que chaque mot, chaque pause dans mon texte à été étudié afin de créer un acte prédéfini chez ces jeunes. Elle le sait mais ne fait rien. Son visage reste neutre hormis ses pupilles qui continuent de me déshabiller sans aucun scrupule.
La pause s'éternise, il faut que je reprenne “ L’ entretien est d’une durée indéterminée. Les élèves non testés devront attendre devant leur salle. Sous risque de rater son tour” Là encore elle sait, elle sait qu’ils ne peuvent se permettre de laisser un enfant sans formation. Il risquerait de devenir le maillon faible de la société. Trois règles seront en vigueur durant cet événement qui marquera votre vie” Encore une répétition, procédé d’endoctrinement très efficace chez les jeunes. Ce regard me pèse, il faut qu’elle cesse. Je hausse la voix et bombe le torse. “ Premièrement la violence tant verbale que physique est réprouvée. Deuxièmement, la sincérité de vos propos n’est pas une option. Sachez que nos examinateurs ont été formés dans le but de déceler toute variante aussi bien au niveau physiologique que émotionnel. Et enfin il est strictement interdit de parler de votre orientation à votre entourage hormis vos tuteurs, est-ce bien clair ?”. Les enfants montrent leur approbation d’un signe de tête synchronisé. Leur gorge est trop sèche pour articuler une seule phrase. Leurs yeux rouges prouvent qu’ils n’ont pas ou peu dormi cette nuit. Ce sera facile. “ Bien. Je vais à présent passer à l’appel. Amy Deboskre, Robin Herman et Ilias Claes vous êtes priés de suivre Mlle Lust. Tristan Cugnet, Naomie Flint et Alyson Hault vous êtes priés de vous ranger derrière monsieur Vogel…“
Les noms s'enchaînent au point que j’en oublie le mien. J’énonce les patronymes à vitesse grand V espérant en finir au plus vite. La salle se vide petit à petit. Je ne prends même plus la peine de regarder ces jeunes partir vers leurs examinateurs.” Oxane Bruyant et Orèle Edvarsen Venez avec moi.” Je retiens
Je retire enfin les yeux de cette feuille. Je vois flou, c’est à peine si je vois les deux silhouettes se diriger vers moi. J’essaye tant bien que mal de faire le point sur ma vision, les images s'éclaircissent petit à petit. Je retrouve peu à peu la vue. Je la voie. Cette jeune fille, Oxane. J’admire ses prunelles troublantes. Le contraste entre le blanc de ses cheveux et le roux presque rouge de la chevelure du jeune homme est pour du moins original. J’ai hâte. Peut- être les ai- je enfin trouvés peut être est ce ma dernière année dans ce trou paumé ? Je file dans les couloirs tortueux du palladium. Je coure, je vole. Pourquoi je m'emballe vous demandez-vous. A vrai dire je n’en ai moi même aucune idée. Les murs colorés ne m’arrêtent pas. Je monte les marches du grand escalier deux par deux. Couloir Elisabeth, galerie père Damien… Mes jambes me font souffrir. J’entend la respiration saccadée des deux enfants à mes talons. Je bride devant la salle 208.
Je me retourne et les vois tous deux appuyés contre un des piliers du couloir. Je jette un œil à la fiche de test. Je pointe du doigt le rouquin et lui fait signe d’entrer. Il avance, droit comme un pique et se pointe à quelques centimètres de mon visage. Ses cheveux en bataille et ses vetement crasseux me font l’impression d’un sauvageon mais quelque chose dans son regard me dicte le contraire “ Bonjour. Il me semble que c’est la moindre des choses ne pensez-vous pas ? Peut être avez vous l’avantage de l'âge mais cela n’empeche pas d'être poli et respectueux envers un individu plus jeune.” Ce garçon me laisse sans voix. “ Bonjour, et bienvenue au plus grand tournant de ta vie.
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Je préfère.”