Au bled de Peut-être, aucun chemin tracé. Au bled de Peut-être, nous ne sommes que des êtres au potentiel incertain. Probabilités douteuses aux mille facettes.
Tandis que je déambule d’un pas aléatoire entre les étalages en tout genre et le bord du canal, mes pensées divergent, plus entremêlées encore que mes longues jambes cotonneuses. Demain. C’est demain que je serai conditionné. La sentence m’a été remise par la poste. Demain, c’en sera fini d’être qui je veux d’un jour à l’autre, de rêver ou de cauchemarder, d’être fille puis garçon, d’être amoureux mais insouciant, d’être sérieux et désinvolte, ramoneur comme bibliothécaire. D’être Archibald ou n’importe qui.
Quand j’ai ouvert la lettre ce matin, les mains tremblantes, je savais à quoi m’attendre. Car la bourgeoisie de la cité Infaillible est prévisible. Tout y est assuré, ennuyeux, fataliste. Une lettre au cachet ciré, il était certain qu’elle réclamerait une bonne âme instable pour venir grossir ses rangs. Pour devenir utile.
Lire cette missive m’a fait un choc cependant inattendu. Mes jambes ont refusé de me porter et je suis resté cloué à mon fauteuil toute la journée.
Maëll a fait des allées et venues, me contemplant de son visage en forme de cœur entouré de sa tignasse crépue. Iel, ou il ou elle selon son jour, a compris en voyant l’enveloppe soigneusement déchiquetée, sans rien demander ni sans rien lire. Les Infaillibles ne nous écrivent que pour nous demander d’entrer dans un cadre, une case, un tracé bien droit.
En fin de journée, mes jambes ont bien voulu se remettre à fonctionner, magnanimes. Et voilà que je déambule dans le bled désordonné de Peut-être.
— Archi ! hèle une voix.
Du coin rond de la rue, Maëll sort de l’ombre pour me rejoindre sur les quais. On se regarde un instant sans rien dire, laissant la place aux percussions boisées des coques contre les bites d’amarrage et à la cacophonie des mouettes.
— Tu as reçu la lettre des Infaillibles, déclare-t-iel.
— Demain, râle ma voix désarçonnée qui n’a pas parlé de la journée.
Maëll croise les bras, l’air fâché, avant de s’agacer :
— C’est pour demain et tu as passé ta dernière journée de liberté vautré dans un fauteuil ! On sait que les Infaillibles peuvent nous réclamer dès qu’on atteint l’âge adulte, ce n’est pas comme ça que je t’imaginais prendre la nouvelle ! Où est ta fougue rebelle, Archi ? Ton énergie impétueuse ?
Je fais la moue car je n’ai rien à répondre. Iel soupire, d’un soupir à la fois déçu et ironique.
— C’était si improbable que tu t’éteignes comme ça que j’aurais peut-être dû m’y attendre, marmonne-t-iel. Pour ton départ, j’aurais bien vu un grand jeu de loup garou comme tu nous en as concocté un cet hiver. Ou alors la bataille géante de bulles qui puent ! Mais non, toujours imprévisible, notre Arch !
Je lui offre une mine désolée, vraiment navré d’avoir abandonné ma flamboyance pour notre dernier jour. Maëll conclut d’une voix pensive :
— C’est pour ça que tu es un enfant de Peut-être, plus que quiconque.
Je ramène mon long bras derrière ma tête pour frotter mes cheveux cendrés d’un air gêné.
— Pas plus que quiconque, contredis-je. Juste comme n’importe qui.
C’est vrai, je ne fais que n’importe quoi, comme n’importe quelle personne un tant soit peu insensée !
— T’es le pire candidat, affirme Maëll. Peut-être juste après moi, mais entre nous, rien n’est jamais sûr.
Je regarde mes pieds, vaincu. Peut-être, peut-être… ce qui est certain c’est qu’iel a raison ! Je ne suis pas fait pour les chemins étroits. Personne ne l’est, du moins pas à Peut-être. Mais moi ? Jamais je ne fais la même tâche deux jours de suite, jamais je ne me lève à la même heure, jamais je ne suis de la même humeur d’un jour à l’autre, jamais… jamais est la seule assurance que j’offre à mon monde !
Mais demain, toujours je serai utile, toujours je serai triste, toujours je suivrai le rythme. Vais-je réellement abandonner mon âme aux certitudes ?
Une mouette lâche une fiente sur mon épaule, j’y jette un bref coup d’œil. Je me ferai chier mille fois dessus plutôt que de mettre les pieds dans la cité trop propre, trop rangée, trop morte d’Infaillible !
L’excrément fait rire Maëll qui me tire par le bras. Je suis d’une tête et demie plus grand qu’iel, mais sa poigne est bien plus puissante. Je me laisse trainer entre les ruelles sinueuses de ces quartiers de travers.
— Allez, Arch ! m’encourage-t-iel. Ne te laisse pas voler ta dernière nuit !
J’aimerais bien l’y voir, tiens ! En fait non, je n’aimerais pas. Pas du tout. Maëll est ce qu’il y a de plus imprévisible, de plus libre et de plus fluide que cette terre n’ait jamais vu. Si je peux me rassurer sur un point, c’est que si le sort a désigné mon nom pour rejoindre les Infaillibles, au moins celui de Maëll a été épargné. L’idée me fait sourire et mes jambes me portent plus vaillamment. Je me mets à sa hauteur et passe mon long bras par-dessus ses épaules carrées. Son regard noisette rencontre le mien et je murmure simplement :
— Merci.
Iel m’offre un sourire éclatant puis m’entraine dans le dédale de bâtiments. Son air mutin me ravive et je suis ses pas jusqu’à un enchevêtrement de balcons et d’échelles qui mène au toit de la bibliothèque-café-pharmacie.
Je suis interloqué, on est déjà venu ici hier soir, avant que je ne sache que ma vie de liberté allait s’achever… avant que je sache que les Infaillibles allaient réclamer leur dû, celui qu’on paie pour bénéficier d’un minimum de paix. Maëll d’ordinaire ne passe jamais deux fois la même soirée.
Alors que j’accroche le premier barreau d’une échelle, la cloche d’entrée du bâtiment tinte d’une belle disharmonie et des effluves torréfiées viennent chatouiller mes narines. De la porte entrouverte s’échappent les voix d’enfants s’écharpant à désigner la meilleure bande-dessinée, mêlées au cri d’une personne qui a besoin qu’on lui trouve ses gouttes pour les yeux. Un sourire tord mes lèvres et une larme s’accroche à mes cils. J’aime cet endroit.
Arrivé sur le toit, je suis étonné de découvrir des fauteuils bricolés et une table basse garnie de croustilles au chocolat et de thé au caramel encore fumant. Et dans un coin…
— Un tourne-disque ? m’étonné-je.
Maëll opine avant d’éclaircir :
— Quand je t’ai vu ce matin, j’ai pensé que tu aurais besoin de te changer les idées. Alors j’ai passé ma journée à chercher ce vieux vinyle dont tu n’arrêtais pas de parler et ça a été fichtrement long !
— Tu… Tu as retrouvé Queen ? je demande, bouche bée.
Un vinyle mal rangé dans l’immense collection de la bibliothèque. Un vinyle que j’ai probablement mal rangé. Probablement. À Peut-être, rien n’est sûr et parfois rien n’est là où on aimerait le trouver. C’est le défaut de notre qualité.
— Ça m’a pris plus de temps que de monter des planches pour aménager la place, soupire Maëll avant de se laisser tomber dans un de ces fauteuils improvisés de bois et de coussins. Tu viens ?
Iel tapote la place à sa droite. Tandis que je m’approche, iel se penche sur le côté pour enclencher la lecture de Queen. La musique emplit mes oreilles au moment où je m’allonge contre Maëll. Le tourne-disque ne couvre pas tout à fait les voix joyeuses des rues de Peut-être et c’est tant mieux. J’aime le timbre de mes camarades, leurs éclats compulsifs, leurs émotions brutes.
Demain, je devrais rejoindre les rangs des Infaillibles dont la puissance nous soumet depuis de longues années. Demain, je devrais les servir pour qu’en échange, les miens vivent en paix. Demain…
— Demain va signer la fin de l’Infaillible et le début d’un grand Peut-être, murmure Maëll à mon oreille. Demain, sois sûr d’une seule chose : je n’aurai de cesse d’être imprévisible jusqu’à te rendre toute ta potentialité.
Mon cœur s’emballe à ses mots. Maëll… La probabilité la plus douteuse que je connaisse vient de me faire une promesse. Un sourire étire mes lèvres. Peut-être qu’on ne s’en sortira pas, peut-être qu’Infaillible nous écrasera toujours. Mais il est certain qu’un grand tumulte est à venir. Demain.
Hannn j'avais pas lu la description pour pas me spoil et donc je ne m'attendais pas à une nouvelle. Je m'attendais à trouver un jour la suite !
Merci pour le partage, j'aime beaucoup l'idée, l'ambiance, même si cela pose plus de questions que de réponses. C'est une expérience de lecture particulière, comme d'être sur un sol pas totalement instable, avec quelques éléments qui ont l'air plus tangibles.
Quelques unes des questions qui ont traversées ma lecture :
"Je suis d’une tête et demie plus grand qu’iel, mais sa poigne est bien plus puissante." -> est-ce que c'est le cas uniquement aujourd'hui, où bien certains signes physiques ne changent pas ? Et si ça change tout les jours, comment se reconnaissent-ils ?
Ont-ils des sens comparables aux nôtres ?
Y a-t-il vraiment des notions de propriétés dans cette ville étrange ("mon fauteuil", "mon CD", ça semble pouvoir être à lui comme à quelqu'un d'autre au hasard des jours qui passent)
Encore merci, à bientôt
J’ai écrit cette nouvelle complètement dans le flow guidé par une sensation que l’étrange était la norme donc ton image du sol est sûrement représentative de ce que j’avais envie de faire passer ^^
Merci encore à bientôt :)